Indexation plafonnée : une mesure claire sur papier, un enfer administratif dans la réalité

Bart De Wever. BELGA PHOTO BENOIT DOPPAGNE © BELGA
Baptiste Lambert

Pour boucler son budget, l’Arizona a décidé de plafonner l’indexation à deux reprises (2026 et 2028). Pour les salaires qui dépassent 4.000 euros bruts, l’indexation se fera en euros et plus en pourcentages. Une mesure censée rapporter plusieurs centaines de millions à l’État. Ça, c’est pour la théorie. Dans la pratique, les zones d’ombre s’accumulent.  

Sur le papier, le gouvernement fédéral a voulu faire clair, net et lisible : 4.000 euros bruts. Ce seuil est présenté comme le « salaire médian », garantissant qu’environ la moitié des travailleurs resterait sous un régime d’indexation classique. Sauf que ce chiffre… ne repose sur aucune base solide.

Dans un mail adressé à Trends-Tendances, l’économiste Philippe Defeyt parle d’une « estimation grossière », dont personne ne sait comment elle a été calculée. Les données StatBel les plus récentes disponibles datent d’octobre 2022, et situent le salaire médian à 3.728 euros pour un temps plein dans les entreprises de plus de 10 travailleurs. Actualisé correctement, ce médian atteindrait 4.162 euros en 2025 selon l’économiste.

Autrement dit : le seuil de 4.000 euros risque de ne pas couper la population salariale en deux, comme promis, mais de toucher bien plus de la moitié des travailleurs. Philippe Defeyt estime même qu’« il ne serait pas impossible que 100.000 salariés supplémentaires soient concernés ».

Un premier paradoxe : pour une mesure pensée comme “équilibrée”, le gouvernement ne sait pas encore combien de personnes, il touche réellement.

L’usine à gaz administrative : l’avalanche des cas particuliers

Dès qu’on entre dans la mécanique, les problèmes se multiplient.

Dans son analyse, Philippe Defeyt liste une série de questions laissées totalement ouvertes :

  • Que faire des travailleurs dont le salaire fluctue chaque mois ?
  • Quel salaire de référence utiliser ? Une moyenne ? Le dernier mois ?
  • Que se passe-t-il si un travailleur franchit le seuil entre deux indexations ?
  • Comment gérer les avantages extra-légaux, parfois massifs à ces niveaux de rémunération, et très inégalement indexés ?

À cela s’ajoutent des cas encore plus complexes : les travailleurs cumulant plusieurs temps partiels, les secteurs où l’indexation intervient à date fixe (et non quand l’inflation franchit 2 %), ou encore les salariés dont le package global – primes, avantages extra-légaux – dépasse 4.000 euros alors que leur salaire de base ne l’atteint pas.

Chaque sous-catégorie nécessite un traitement spécifique. Et chaque traitement spécifique introduit de nouveaux risques d’erreur. Résultat ? Un système dont même les secrétariats sociaux reconnaissent la complexité, dans un pays où des dizaines de mécanismes d’indexation coexistent selon les secteurs.

Une entrée en vigueur en janvier 2026 ? “Impossible”

À cette complexité statistique et administrative s’ajoute un problème plus immédiat : le timing.

Dans une interview accordée à Trends-Tendances, l’économiste Michele Cincera (ULB) estime que l’application dès janvier 2026 est « impossible ». « Il reste un mois. Aucun secrétariat social ne peut adapter ses systèmes tant que l’arrêté royal n’est pas publié. Et comme on ne connaît pas encore les modalités exactes, personne ne peut commencer à travailler dessus » .

Résultat prévisible : la première indexation de 2026 ne sera pas plafonnée. Et toute indexation déjà versée ne pourra de toute façon pas être récupérée, la rétroactivité étant inconstitutionnelle.

Un deuxième paradoxe : une mesure budgétaire urgente… qui ne peut pas être appliquée à temps.

Gains modestes pour les entreprises, pertes pour l’État ?

L’objectif affiché par l’Arizona est clair : récupérer une partie de la croissance salariale pour soulager les finances publiques. L’économie attendue atteindrait 272 millions en 2026, jusqu’à 883 millions en 2029, selon le projet budgétaire de référence.

Pourtant, Michele Cincera conteste ce calcul. « L’État va perdre 300 millions d’euros par an », prévient l’économiste. Certes, il économise sur l’indexation des hauts salaires dans le secteur public. Mais il perd davantage en recettes fiscales et sociales puisque les travailleurs du privé seront, eux aussi, moins indexés.

Et l’effet macroéconomique est jugé très faible pour les entreprises : « réduire les coûts salariaux de 0,28 %, c’est peanuts », insiste l’économiste. Pour rappel : l’écart de coûts salariaux entre la Belgique et ses voisins se situe entre 8 % et 10 %. Le plafonnement de l’indexation ne changerait donc quasiment rien à la compétitivité.

Des discriminations en cascade

La note de Defeyt met aussi en lumière plusieurs paradoxes :

  • Un salarié légèrement en dessous du seuil pourrait être mieux traité qu’un salarié légèrement au-dessus, simplement en raison d’une variation mensuelle.
  • Deux personnes ayant le même salaire après indexation pourraient payer des cotisations différentes, comme l’illustrent les tableaux comparatifs (page 5-6).
  • Les avantages extra-légaux pourraient créer de nouvelles inégalités : certains travailleurs, considérés comme « sous le seuil » selon leur salaire normal, dépasseront en réalité les 4.000 euros une fois toutes les composantes salariales intégrées.

Des divergences de quelques euros, certes, mais qui s’accumuleront de dossier en dossier et pourraient alimenter des contentieux.

Dans le secteur public, l’indexation intervient automatiquement quand l’indice pivot est dépassé. Dans le privé, c’est généralement en janvier. Si la mesure entre en vigueur en mars 2026 pour les fonctionnaires, mais plus tard pour certains secteurs privés, les fonctionnaires seraient les premiers touchés. « Cela pourrait créer des inégalités, il y aura peut-être des recours », avertit Cincera.

La réforme introduit une rupture symbolique : pour la première fois, l’indexation n’est plus strictement proportionnelle. L’enfer est toutefois pavé de bonnes intentions.

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