En refusant Alstom, la SNCB a-t-elle fait un choix uniquement technique ?

Georges Gilkinet et Sophie Dutordoir - BELGA PHOTO VIRGINIE LEFOUR
Baptiste Lambert

Le choix de la SNCB pour son “contrat du siècle” continue de faire des vagues. En préférant l’espagnol CAF à Alstom, la SNCB menace d’affaiblir le tissu industriel et l’emploi en Belgique, accuse Bernard Belvaux, le patron d’Alstom pour le Benelux. En coulisses, certains se demandent si le choix de la SNCB n’a pas été facilité par le changement d’équipe ministériel.

Avec un score global de 76,3%, CAF est en passe de remporter un marché potentiel de plus de 3 milliards d’euros pour le remplacement de centaines d’automotrices, révélait Trends-Tendances, ce lundi. Le constructeur espagnol a devancé Alstom Belgique, dont le score global était de 75,9%, soit une différence d’à peine 0,4%. L’offre de 3,3 milliards d’euros qu’a rendue la filiale belge de la multinationale française était pourtant moins chère de 100 millions d’euros. Siemens, le troisième concurrent, était lui 300 millions au-dessus.

Le critère local

Cette décision a fortement irrité le CEO d’Alstom pour le Benelux qui s’en est ému dans un courrier qu’il a adressé au nouveau ministre de la Mobilité, Jean-Luc Crucke (Les Engagés). En copie figuraient également les ministres-présidents wallon et flamand, Adrien Dolimont (MR) et Matthias Diependaele (N-VA), ainsi que les bourgmestres de Bruges et Charleroi.

Les deux villes concentrent près de 1.500 emplois chez Alstom Belgique. Thomas Dermine a d’ailleurs tiré à boulets rouges sur le choix de la SNCB, même si celui-ci devrait plutôt impacter le site de Bruges. “On marche sur la tête (…). Alors que l’offre d’Alstom est la plus compétitive sur le critère du prix, la SNCB lui préfère un autre fournisseur qui n’a aucune présence industrielle en Belgique !”

Sans nier les contraintes réglementaires liées aux marchés publics, le bourgmestre de Charleroi ne comprend pas “pourquoi, en Belgique, on n’intègre pas dans la décision des critères de retour industriel sur des commandes de cette ampleur qui ont un impact structurant sur notre tissu industriel et de PME. On n’imaginerait jamais ce genre de situations dans nos pays voisins.”

Bernard Belvaux, dans sa lettre, mettait également en avant cet argument du retour sur investissement : “Il convient de rappeler que, au-delà des coûts additionnels directs pour l’Etat belge (+€107 m), les coûts indirects (perte d’emploi, manque de commandes chez des fournisseurs et sous-traitants belges) risquent d’amplifier I’impact global.” Dans un communiqué, envoyé le lendemain, la filiale belge ne comprenait toujours pas cette décision : “Nous sommes déçus et croyons fermement en notre offre, d’autant plus qu’Alstom a construit sa proposition de valeur sur la proximité avec le client, la production locale en Belgique et un retour sur l’économie locale

Les règles du marché public

Après une courte réaction, lundi, suite à nos révélations, la SNCB s’est fendue d’une réponse plus détaillée pour expliquer son choix. “La SNCB ne peut accorder un avantage à la production locale, dans le cadre européen, sous quelque forme que ce soit, afin d’attribuer une note plus élevée à un soumissionnaire qui, par exemple, garantirait une certaine production locale ou le développement de certaines connaissances ou de l’emploi au niveau local/belge. Le droit européen ne le permet pas“, avance l’entreprise ferroviaire.

Elle ajoute que “de tels critères d’attribution qui concernent le lieu de production sont discriminatoires à l’égard des participants d’autres États membres, et le lieu de production n’est pas un critère pertinent pour la qualité de l’offre.” La SNCB ajoute que le même raisonnement prévaut pour un éventuel critère qui “mesurerait le degré de réinvestissement dans l’économie locale”

Enfin, concernant le prix, l’entreprise autonome rappelle qu’il s’agit d’un critère important, mais pas suffisant. La SNCB a fait son choix sur base d’un rapport qualité-prix, et c’est bien CAF qui a obtenu la meilleure note. La différence de points était minime, mais “elle revêt une grande importance pour la SNCB”. Pourquoi ? Parce qu’une “offre de meilleure qualité pourrait, par exemple, réduire les difficultés lors de l’exécution du contrat”, conclut l’entreprise ferroviaire.

Un choix technique, mais un vide politique ?

Mettre en avant un critère local n’est effectivement pas possible dans le cadre d’appel d’offres européen. Mais, en coulisses, il nous revient qu’il était possible d’y glisser des conditions sociales et environnementales, même s’il s’agit d’un exercice délicat qui peut vite être sanctionné. L’appel d’offes a été lancé en 2022 lorsque Georges Gilkinet (Ecolo) était ministre de la Mobilité. Mais il reste à voir quelle était sa marge de manœuvre.

Selon plusieurs de nos sources, tout indique que le choix de la SNCB a été purement technique. D’ailleurs, tant le PS que le MR et Ecolo sont tous représentés au sein du conseil d’administration, qui a pris sa décision à l’unanimité. Et tout le monde a encore en tête les fameux retards des rames M7 issues d’un précédant contrat.

Tout au plus, la SNCB pourrait avoir profité d’un certain vide politique pour accélérer sa décision, nous dit-on, au vu de la passation de pouvoir entre Georges-Gilkinet et Jean-Luc Crucke. Il faut toujours un certain temps pour mettre à jour et se saisir des dossiers importants.

Quatre critères principaux

Mais la messe était de toute façon dite, indique en substance le nouveau ministre de la Mobilité, qui a fini par réagir officiellement, ce mercredi, par communiqué. Jean-Luc Crucke rappelle que les appels d’offres ont leurs droits et que la procédure d’évaluation s’est fait selon quatre critères prédéfinis dans le cahier des charges : le prix, la qualité technique, la consommation énergétique et les termes contractuels.

Le ministre “entend” les préoccupations exprimées quant aux retombées économiques, mais “il constate qu’aucune clause n’existe dans le cahier des charges initial – lancé sous la précédente législature – qui permettrait d’attribuer le marché sur la base de la production locale“.

Dans tous les cas, Jean-Luc Crucke ne remettra pas en cause cet appel d’offres, mais il souligne qu’un “débat est nécessaire, notamment au niveau européen, sur l’évolution des règles de passation des marchés publics afin d’examiner la possibilité d’intégrer des critères tenant compte des retombées économiques locales, du développement industriel et de l’emploi. Toutefois, une telle évolution nécessiterait une adaptation du cadre législatif en conformité avec les directives européennes en vigueur.”

À ce stade, Georges Gilkinet n’a pas répondu à nos sollicitions.

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