« Comment Bpost a pillé quatre milliards d’argent public »

Bpost
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Olivier Mouton
Olivier Mouton Chef news

Tel est le titre d’un livre-enquête qui évoque un « hold-up » de l’entreprise publique en lien avec les subsides des journaux. Une forme d’aide d’Etat illégale, durant dix ans ? Cela met l’entreprise à mal, devant l’Autorité de la concurrence, voire davantage.

C’est un livre qui tranche comme un couperet. Une enquête journalistique de dix ans qui jette un pavé dans la mare au sujet des difficultés dans lesquelles se trouve plongée Bpost. Wouter Verschelden et Emmanuel Vanbrussel, tous deux journalistes pour le site d’information Business A.M., mettent le doigt sur le Hold-Up – c’est le titre – réalisé par l’entreprise publique autonome au départ d’un marché important, celui concernant la distribution à domicile des journaux et magazines.

« Grâce à une cascade de coïncidences, d’informateurs improbables, de membres du Parlement trop zélés, le couvercle de la fosse septique de bpost a sauté fin 2022, introduisent-ils. Ce livre vous parle de la manière dont un petit groupe de dirigeants a trompé le contribuable belge et la Commission européenne, aspirant en dix ans pas moins de quatre milliards d’euros des caisses de l’État belge. De la façon dont une poignée d’entreprises de médias belges en ont profité allègrement, en recevant pendant des années une aide d’État déguisée, par le biais de la concession presse, qui organise la distribution à bas coût de magazines et de journaux à travers le pays. De la manière dont nous tous, Belges, en tant que contribuables et actionnaires (via l’État), avons dû payer cette facture élevée. »

Inutile de dire que le sujet est polémique. Délicat. Et que ce récit, qui se lit comme un polar, fait la part belle à une vision marchant dans les pas des dénonciations de la N-VA.

Le lièvre levé par un numéro 2

Le récit débute le 3 octobre 2022, avec le licenciement de Jean Muls, numéro deux de l’entreprise, un Bruxellois recruté neuf mois auparavant. « A peine un jour après son arrivée, le 11 janvier, le CEO Dirk Tirez lui confie qua­si négligemment un ‘dossier’, écrivent les journalistes. Un audit gênant concernant la rémunération d’un cadre supérieur. Nicolas Meire, l’une des personnes sous sa responsabilité directe, aurait facturé personnellement quelques milliers d’euros de trop. « Une erreur grossière, il doit partir », lui fait savoir Tirez. »

Dans la foulée, « Tirez lui remet immédiatement un dossier lourd : la concession presse, communément appelée « contrat de la distribution de journaux ». (…) Et c’est Nicolas Meire qui supervise l’aspect opérationnel de cette distribution de la presse. Il s’avère que c’est le plus gros contrat dont Muls est responsable, représentant un chiffre d’affaires annuel de 175 millions d’euros. »

En interrogeant l’employé que l’on veut licencier, Jean Muls lève le lièvre. « Nous Bpost, les éditeurs, et notre concurrent PPP, nous sommes parvenus à un accord mutuel. Entre nous. Afin de garantir ce contrat », dit Meire. « Muls comprend immédiatement l’ampleur du problème, et celle-ci n’est pas minime, écrivent les journalistes. Il a déjà vécu quelque chose de similaire en Italie en tant que manager chez General Electric, avec la mafia. Cela s’appelle de la « formation de cartel » ou au moins une « collusion » entre concurrents, se rend compte Muls : faire des accords qu’il est interdit d’établir dans un marché libre, lors d’un appel d’offres public pour remporter un contrat de plusieurs millions. Donc illégal.”

Le début du livre se poursuit avec les discussions houleuses entre Jean Muls et Audrey Hanard, présidente du conseil d’administration, au moment de son éviction, dans doute justifiée par le fait qu’il a “compris”. « Muls ne veut pas parler, il menace : « Audrey, maintenant je comprends le mécanisme et je sais qui d’autre en sait davantage. » (…) Mais ce que Muls ne réalise pas, c’est qu’il ne voit que la pointe de l’iceberg. La véritable ampleur de la bête est plus grande. Beaucoup plus grande. Pour bien comprendre, il faut remonter dix ans en arrière. »

Le péché originel, il y a dix ans

Le livre revient sur la conclusion du contrat de distribution de la presse, le 28 novembre 2013.  Sur le rôle de Johan Vande Lanotte (Vooruit), ministre de l’Economie de l’époque, mal pris lorsqu’il apprend la volonté de la Commission européenne : en mai 2013, elle approuve les aides d’État à Bpost, mais exige que les subventions pour la livrai­son à domicile de journaux et de magazines, représentant environ 270 millions d’euros par an, ne soient plus automatiquement attribuées à l’ancien monopole.

« L’enjeu est important, précisent les journalistes. Peu après la décision européenne, Bpost est entrée en bourse et compte sur ces subventions pour les années à venir. L’entreprise augmente considérablement ses bénéfices annuels grâce à l’aide d’Etat pour la distribution de journaux. » Des contacts sont donc noués afin de sauver ce marché important en déterminant, via des consultations entre juristes, des conditions pour un système de concession, le fameux « contrat de dustribution de journaux » qui préserve l’entreprise publique.

« La démarche de Vande Lanotte est approuvée par le président du PS, Paul Magnette, qui suit de près le dossier, écrivent Wouter Verschelden et Emmanuel Vanbrussel. « Plus l’appel d’offres est taillé sur mesure pour Bpost, mieux c’est », telle est clairement la logique au sommet du PS. Le chef socialiste connaît le dossier sur le bout des doigts et sait que les subventions aux journaux sont cruciales pour l’emploi chez Bpost en Belgique francophone. »

Le reste de l’enquête navigue entre les moments inattendus – quand un gouvernement sans les socialistes voit le jour en 2014 – aux tensions récentes. Dans la foulée d’un audit, le CEO Dirk Tirez quitte lui aussi l’entreprise « d’un commun accord » fin 2022. « Bpost a reçu environ 4 milliards d’euros de subventions et d’autres formes d’aide d’État au cours des dix dernières années, constate les auteurs. Mais ce sont surtout les gros bénéfices qui posent question. Non seulement pour les missions secondaires du gouvernement, mais aussi – et surtout – en ce qui concerne la poule aux oeufs d’or de bpost : la concession presse. » Cela passe, notamment, via des bénéfices substantiels dégagés des subventions bien plus élevées que le coût de la livraison.

Enquêtes en cours et choix politique

Plusieurs enquêtes sont en cours, l’une menée par ’Autorité belge de la concurrence (ABC), dont les résultats de l’enquête sont attendus pour cet automne. Elle peut infliger des amendes particulièrement lourdes, allant jusqu’à 10 % du chiffre d’affaires des entreprises. Il n’y a pas de clarté, par contre, sur ce qui fait l’objet d’une enquête par le parquet de Bruxelles, précisent les auteurs. Mais le tout pourrait être une bombe à retardement pour Bpost et ses 25 000 employés.

« Les dégâts sont gigantesques, écrivent les journalistes. L’ancienne entreprise d’État existe depuis aussi longtemps que la Belgique elle-même, et les Belges détiennent toujours 51% des parts de l’entreprise. Des milliards d’euros de valeur se sont évaporés à la bourse de Bruxelles. Pendant ce temps, des centaines de millions d’euros d’amendes menacent désormais de tomber, depuis l’Europe : la Commission européenne n’hésitera probablement pas à contraindre Bpost à rembourser ce qu’elle considère comme une « aide d’État illégale ». »

Désormais, l’avenir de l’entreprise est en question. Sa privatisation est mise sur la table par certains partis. « Il s’agit aussi d’une lutte idéologique, concluent-ils. La question essentielle est de savoir quelles tâches doivent être financées par l’argent public. L’exploitation d’une entreprise de colis, avec des milliers d’employés, fait-elle partie du domaine de compétence de l’État ? Plus que jamais, les opinions divergent sur ce point. Les mêmes débats idéologiques qui ont lieu entre les socialistes francophones et les libéraux ou nationalistes flamands dans notre pays se retrouvent également dans cette entreprise publique. Un CEO flamand pragmatique qui souhaite réformer et changer, et inévitablement réduire les effectifs, se heurte à sa présidente socialiste et idéologique du conseil d’adminis­tration, qui défend un tout autre agenda. Ça cogne et ça clash, et à la fin, c’est le machiavé­lisme du PS qui l’emporte. En ce sens, Bpost est aussi un peu une histoire de la Belgique en miniature. »

« Hold-up. Comment Bpost a pillé quatre milliards d’argent public », Wouter Verschelden et Emmanuel Vanbrussel, ed. Media Nation NV, 24,99 euros.

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