Érik Orsenna: “Dépasser les injonctions contradictoires”

L’académicien français Erik Orsenna s’est confié pour Trends-Tendances. © Corbis via Getty Images
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Économiste et écrivain-voyageur, Érik Orsenna a fait des matières premières sa spécialité. Depuis plusieurs décennies, il sensibilise les lecteurs, conseille chefs d’État et d’entreprise sur la question des ressources et de leur limitation. Longtemps sous-estimé, ce paramètre redéfinit pourtant aujourd’hui les règles du capitalisme et de la mondialisation.

“Un dérèglement psychologique”, c’est comme cela qu’Érik Orsenna qualifie avec malice son besoin de fiction. De dérèglements, il en est beaucoup question dans son dernier livre intitulé La Cinquième saison, une sorte de conte philosophique qui raille nos excès et nos désordres écologiques sur fond de lagune vénitienne. “Je ne suis pas du tout abstrait, je ne comprends que par les histoires”, assure celui qui après avoir enseigné à La Sorbonne et à la London School of Economics, donne aujourd’hui des conférences sur des sujets aussi variés que la géopolitique de l’eau, la grammaire ou l’élevage des cochons.

Bercé par les livres, le futur académicien sait déjà à 8 ans qu’il sera écrivain mais il lui faut un autre métier bien ancré dans la réalité. Quoi de plus réel que l’économie ? Après deux thèses tournées vers la finance, le jeune homme s’enthousiasme pour les matières premières. Beaucoup de pays prennent alors leur indépendance et l’économiste voit la gestion des ressources naturelles comme un élément crucial de leur émancipation. Nommé, en 1981, responsable du café, du cacao et de l’uranium au ministère de la Coopération puis conseiller culturel de François Mitterrand, l’économiste reste proche des sphères du pouvoir et participe en 2008 à la commission Attali où il côtoie un certain Emmanuel Macron.

Prix Goncourt en 1988, Erik Orsenna s’est lancé dans le reportage en 2006 avec une enquête sur le coton sous-titrée Précis de mondialisation I. Depuis, l’écrivain a publié sept autres “précis” dont le dernier, co-écrit avec un ancien ministre macronien et intitulé Nourrir sans dévaster, s’intéresse aux défis de l’agriculture et notamment à ces “injonctions contradictoires” qui empoisonnent nos prises de décisions.

L’occasion de l’interroger sur les mutations de nos sociétés confrontées aux crises climatiques et à l’épuisement des ressources.

TRENDS-TENDANCES. Quel éclairage vous donnent les matières premières sur les dynamiques actuelles ?

ÉRIK ORSENNA. Quand j’ai commencé à travailler sur les matières premières, ce n’était pas un sujet à la mode. Après toutes ces années frénétiques et les crises qu’on a pu voir, on revient à la question du temps et des matières premières. En tant que membre de l’Académie française, je suis co-responsable d’une nouvelle édition du dictionnaire et dans la langue française, le temps qui passe et le temps qu’il fait, c’est le même mot. Quand on accélère le temps qui passe, ça ruine le temps qu’il fait.

Cette frénésie dégrade le climat. Par exemple, l’eau, qui est le cœur de mon métier en tant que matière première, est une clé pour comprendre les flux migratoires des prochaines années. Aujourd’hui 650 millions d’êtres humains habitent des deltas et tous sont menacés. Pourquoi ? On exploite les deltas, souvent riches en pétrole et gaz, en les creusant tandis que l’océan monte et que la construction de nombreux barrages en amont diminue le débit des fleuves.

Comment expliquer ce désintérêt pour ces questions ?

Pendant des années, l’ambition était de faire de l’économie une science, c’est-à-dire une mathématique. En virant les sciences humaines, comme la sociologie ou même la géographie, on a mathématisé l’économie à l’extrême. Comme si les mathématiques expliquaient tout. Cela a donné la financiarisation. J’aimerais faire un jour un point avec des économistes sur cette dérive de l’économie qui a entraîné une dérive intellectuelle mais aussi une dérive des pratiques.

Dans “La Cinquième saison”, vos personnages fustigent la frénésie de notre époque, notre rythme de vie s’est-il accéléré sous la pression de cette financiarisation ?

S’il n’y a pas de finance, il n’y a pas d’industrie parce qu’il n’y a pas de soutien des projets, donc pas d’articulation. Je ne suis pas contre la finance. Je veux essayer de contribuer à la sauver, parce qu’autrement, il y aura des débiles mentaux qui vont arriver et qui vont transformer l’Europe en Venezuela ou en Cuba. Je suis tout sauf un “Insoumis” à la française. Ma position à moi, c’est cette gauche modérée qu’on appelle la social-démocratie. J’aime les entreprises, c’est-à-dire cette idée d’équipage, cette idée d’être ensemble pour répondre à une demande. Et puis, si on ne crée pas de la valeur, il n’y a rien à distribuer. Le problème, c’est que le capitalisme s’est de plus en plus financiarisé et la finance, c’est l’accélération. Pour résumer : l’argent est le meilleur des serviteurs et le pire des maîtres.

De dérèglements, il en est beaucoup question dans son dernier livre intitulé La Cinquième saison, une sorte de conte philosophique qui raille nos excès et nos désordres écologiques sur fond de lagune vénitienne.
(“La Cinquième saison”, Érik Orsenna, éditions Robert Laffont, 160 p.)

Le capitalisme a longtemps ignoré la question du temps et de la limitation des ressources. Pensez-vous que la prochaine révolution économique et financière sera liée à la prise en compte des risques environnementaux ?

Ma réponse est oui. Le capitalisme est lié à la possibilité de supporter les risques. Capitalisme et risques, c’est pareil. Si personne n’avait financé les risques, aucun bateau ne serait parti de Venise. Aujourd’hui, je suis sollicité très régulièrement par les assureurs qui me demandent de les aider à identifier les risques pour préciser le montant des primes. Regardez ce qui se passe avec l’immobilier. On a construit un peu n’importe où et les constructions sont fragilisées par deux périls extrêmes et réciproques que sont les sécheresses et les inondations. Cela n’a rien à voir avec l’économie de mon temps, marquée par la croissance et la formation de bulles. Aujourd’hui, les bulles, c’est de l’eau qui submerge tout.

Que pensez-vous du rapport Draghi et de la nécessité de rattraper le manque de compétitivité de l’Europe ?

En termes de tempérament, je suis contre le déclin et contre même le fait de prononcer le mot déclin, mais pour moi le rapport Draghi constitue l’alerte absolue. On voit bien la difficulté de l’Union européenne par rapport à des nations comme les États-Unis et la Chine. Quand on doit créer une unité, c’est par le projet. Et c’est vrai à toutes les échelles, que ce soit à l’échelle de la famille, du couple ou à celle de l’UE. Pour moi, l’Europe, ce sont des projets. Pourquoi il n’y a pas plus d’Airbus ? Pourquoi il n’y a pas l’IA européenne ? Pourquoi n’a-t-on pas plus développé Erasmus ? On a la PAC mais y a-t-il une politique européenne de l’eau ?

Cet objectif de compétitivité vous semble-t-il compatible avec les exigences environnementales ?

Oui, la décroissance pour moi n’existe pas. Les moteurs de la croissance doivent simplement changer. Le problème est d’intégrer les valeurs du long terme dans la démocratie qui est évidemment prise en otage par la nécessité de renouveler les gouvernants. Surtout qu’avec les réseaux sociaux et les chaînes d’information en continu, la campagne électorale est aujourd’hui permanente. Une petite musique incarnée par Xi Jinping et par Poutine nous dit que la démocratie est incapable de gérer le long terme et qu’il faut oublier la liberté pour la remplacer par des dictatures. C’est pourquoi, après avoir longtemps travaillé sur l’espace, le sujet de mon prochain livre sur la mondialisation portera justement sur le temps.

Dans “Nourrir sans dévaster”, vous pointez le fait que l’Europe doive revenir à un principe de réalité par rapport à sa dépendance en matière énergétique, alimentaire et industrielle. Quelle est aujourd’hui votre vision de la mondialisation ?

Ou on est souverain ou on est esclave et si on supprime les échanges, on accroît l’immigration. La gauche, qui est pour l’ouverture à l’immigration, dit, comme souvent sans réfléchir, “augmentons le protectionnisme”. Mais cela veut dire que les pays du Sud ne pourront plus vendre ni se développer et que les populations seront condamnées à une immigration massive. On en est encore là aujourd’hui dans les débats au sein de la Commission européenne. Le problème vient souvent d’injonctions contradictoires. L’Allemagne, le principal pays industriel de l’Europe, est le pays le plus dépendant de l’UE pour avoir refusé le nucléaire.

Nourrir sans dévaster s’intéresse aux défis de l’agriculture et notamment à ces “injonctions contradictoires” qui empoisonnent nos prises de décisions.
(“Nourrir sans dévaster”, Julien Denormandie, Érik Orsenna, éditions Flammarion, 352 p.)

Quelles sont ces injonctions contradictoires ?

Je prends par exemple ma région de Bretagne. Elle est contre les éoliennes en mer parce que ça détruit le paysage. Elle est contre la méthanisation avec les porcs parce qu’il y a des camions partout. La Bretagne est évidemment contre la reprise du nucléaire, il y a encore eu des manifestations contre la centrale prévue à Plogoff. Et concernant l’énergie solaire, on ne peut pas dire que, comme en Belgique, le soleil soit très présent… Mais en Bretagne, on veut être indépendant, alors on fait quoi ? Les gens répondent : il faut faire des économies d’énergie alors qu’en réalité, il va falloir multiplier par deux la production d’électricité. On est au cœur des injonctions contradictoires.

Entre le protectionnisme et la dépendance, où est la solution ?

Quand je suis arrivé en 1980 en tant qu’économiste du ministère de la Coopération, mon rêve était ce qu’on appelle le co-développement. On s’entend avec des pays tiers sur des perspectives communes et on met en place des accords de produits. Malheureusement, on a fait exploser ces accords parce que soi-disant le marché, c’est mieux. Ce qui n’est pas vrai, le marché est myope. Si on ne met pas en place des accords pour se développer, il y aura des flux migratoires de folie qui vont être accrus par les dérèglements climatiques.

Vous avez conseillé beaucoup d’hommes politiques, quelle est encore, selon vous, la marge de manœuvre des États en matière économique ?

Le pouvoir d’action d’un Mitterrand il y a 45 ans par rapport à celui d’un président comme Macron n’a rien à voir. Les entreprises, évidemment, sont beaucoup plus importantes, on le voit bien en termes de comparaison entre PIB et chiffre d’affaires. Le problème, c’est que moins on a de puissance, plus on multiplie les normes et plus on clame l’identité. En revanche, les États déclinent mais les villes sont fortes comme j’ai pu le constater en travaillant avec l’architecte Nicolas Gilsoul sur ces questions. Et notamment sur les compétitions féroces entre villes comme celle entre Anvers et Rotterdam.

En parlant de compétition entre villes, vous évoquez les Jeux olympiques de façon ironique dans “La Cinquième saison”, que pensez-vous de leurs conséquences économiques et écologiques ?

Oui, c’est un peu ironique, mais moi, j’aime les choses qui durent. Donc, les enthousiasmes qui s’arrêtent en septembre, pardonnez-moi de la vulgarité mais c’est comme les coups d’un soir. Je fais du bateau, j’ai un bon niveau et je vais reprendre un championnat du monde mais ce qui m’intéresse, c’est l’amitié et le dépassement de moi. S’il n’y a que le spectacle et que le sport, on s’en fout, à quoi bon ? La vraie question est : comment est-ce qu’on transforme et comment est-ce qu’on éduque ?

Propos recueillis par Paloma de Boismorel

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