Edmund Phelps: “la dette publique n’est pas bonne parce qu’elle donne le sentiment d’être plus riche qu’on ne l’est”

EDMUND PHELPS aux côtés de son épouse Viviana en 2006, année où il décrocha le Nobel d’économie. © GETTY IMAGES
Pierre-Henri Thomas
Pierre-Henri Thomas Journaliste

Edmund Phelps, le célèbre économiste américain et prix Nobel d’Economie 2006, vient de publier ses mémoires. Il explique qu’il a surtout cherché à mettre de l’humain dans les équations économiques.

Le geste est peut-être un peu plus lent, la démarche un peu moins assurée qu’il y a quelques années mais le regard est toujours vif et amusé. Edmund Phelps, qui fêtera ses 90 printemps dans quelques jours, était de passage à Paris avec son épouse Viviana pour présenter ses mémoires (*). Ce prix Nobel d’économie, cuvée 2006, a retracé pour nous son parcours et insisté notamment sur une notion qui traverse plusieurs de ses travaux: celle du travail qui épanouit.

Le dialogue entre macro et micro

“Mon voyage de 60 ans dans les théories économiques comporte deux parties”, explique-t-il. La première est celle où, jeune économiste, il compléta des théories déjà existantes. Edmund Phelps se rappelle ainsi de “l’excitation” que lui procurèrent ses premiers travaux, dans les années 1960. “Des travaux qui consistaient à introduire un fondement microéconomique dans les théories macro de Keynes et Hicks” dit-il. Pour faire simple: l’économiste britannique John Maynard Keynes avait observé, mais sans vraiment l’expliquer, une “rigidité des salaires”, même en cas de dépression. Et cette rigidité perturbe l’équilibre entre offre et demande de travail, ce qui conduit à une augmentation du chômage en cas de crise.

Le jeune économiste se pencha donc sur ce phénomène. “J’ai commencé par me mettre dans la position d’un patron d’une entreprise qui doit définir les salaires en lien avec les prix futurs. J’ai pensé à la formation des attentes, aux anticipations, car la formation des salaires est conduite par des gens plutôt que par des équations”.

Edmund Phelps introduit ainsi la notion d’anticipation: même s’il doit réduire ses investissements, un chef d’entreprise ne voudra pas baisser les salaires de ses employés s’il anticipe que ses concurrents ne réduiront pas les leurs non plus. Cette interaction entre macroéconomie (où l’on étudie les grands agrégats économiques) et microéconomie (où l’on essaie de modéliser les comportements des acteurs individuels) fut un des premiers grands apports d’Edmund Phelps.

Un autre a été de réfléchir aux liens entre dette, capital, richesse, croissance. Edmund Phelps dit n’avoir jamais voulu conseiller des politiques. Mais forçons-le: puisque la dette est un des sujets brûlants aux Etats-Unis, que ferait-il s’il était aux manettes à Washington? “Je bougerais lentement d’un déficit budgétaire vers un surplus et je réduirais graduellement la dette publique, répond-il. Tout économiste vous dirait cela. Mais mon argument est que la dette publique n’est pas bonne parce qu’elle donne aux citoyens le sentiment qu’ils sont plus riches qu’ils ne le sont en réalité, et qu’elle a d’autres effets secondaires qui ralentissent la croissance.”

La dette publique n’est pas bonne parce qu’elle donne aux citoyens le sentiment qu’ils sont plus riches qu’ils ne le sont en réalité et qu’elle a d’autres effets secondaires qui ralentissent la croissance.

Edmund Phelps mélange ici aussi macro et microéconomie. Lorsqu’un Etat s’endette, il vend des obligations aux épargnants/citoyens qui, en achetant ces titres et en recevant les intérêts, ont le sentiment d’être plus riches, alors qu’ils sont moins riches qu’ils ne le pensent. “En résumé, note Edmund Phelps, en accroissant la richesse, la dette publique provoque une contraction de l’investissement, ce qui réduit le stock de capital, ralentit la hausse des salaires et fait monter les taux d’intérêt réels…” Bref, une dette élevée a des effets négatifs. L’économiste poursuit, amusé: “Alors oui, j’entends bien, on dit aujourd’hui qu’il faut faire du déficit parce que la croissance est déjà à zéro. Finalement, peut-être que Joe Biden a raison: oublions ce problème!”.

Edmund Phelps a également été marqué par ses longues conversations avec le philosophe John Rawls, le célèbre auteur de Théorie de la justice. Pour John Rawls, toute augmentation de l’écart entre les revenus des plus riches et ceux des plus pauvres peut être acceptée jusqu’au point où cette augmentation entraîne une baisse de la rémunération des plus pauvres.

Contre Philippe Van Parijs

Cette théorie va à l’encontre de l’utilitarisme, lequel vise à maximiser le bien-être ou “l’utilité” du plus grand nombre, sans se préoccuper toutefois d’une minorité et plus particulièrement des moins favorisés. En s’appuyant sur les thèses de Rawls, Edmund Phelps, qui a aussi écrit des articles sur les bienfaits de l’altruisme dans l’économie, va défendre le principe d’une redistribution, par l’impôt, entre les revenus les plus élevés et ceux les plus faibles. Mais il va aussi en poser des limites. Cette redistribution n’est juste que si elle concerne uniquement les travailleurs: “La théorie de Rawls concerne ceux qui participent au projet central de la société, son économie”, dit-il. Elle ne vise donc pas à rétribuer des personnes qui ne travaillent pas.

Avec le changement de siècle, j’ai pris conscience que jusqu’à présent, j’avais apporté ma pierre à des théories formulées par d’autres. J’ai voulu concevoir ma propre théorie.

Et c’est en quoi Edmund Phelps rompt une lance contre le revenu de base universel, et plus particulièrement contre le professeur belge Philippe Van Parijs. “Des aides en faveur des bas salaires auraient un coût élevé, supporté entièrement par les contribuables aux revenus les plus élevés. Mais ces freins au travail en haut de l’échelle vont de pair avec des incitations positives à travailler à l’autre extrémité”, note-t-il. En revanche, cette incitation au travail n’existe plus dans l’idée d’un revenu universel qui coûterait en outre beaucoup plus et qui comporte “beaucoup d’effets négatifs”.

L’étoffe des héros

L’entrée dans le 21e siècle a apporté à l’économiste américain un prix Nobel d’économie, reçu en 2006, mais aussi de vastes ambitions. “Avec le changement de siècle, j’ai pris conscience que jusqu’à présent, j’avais apporté ma pierre à des théories formulées par d’autres. J’ai voulu concevoir ma propre théorie”, dit-il.

Edmund Phelps s’attaque à un vaste sujet: l’innovation. “La vision néoclassique de l’innovation, celle de Joseph Schumpeter et Robert Solow, était une vision exogène: l’émergence de nouvelles méthodes ou la découverte de nouveaux produits étaient le fait de scientifiques, de navigateurs, en dehors de l’économie.”

Mais Edmund Phelps n’est pas de cet avis. “Dans la centaine d’années (entre 1870 et 1970) d’innovations sans précédent qui ont surgi à l’Ouest, l’innovation à grande échelle n’était pas exogène, mais largement alimentée par des personnes ordinaires, enracinées dans l’économie, qui pouvaient concevoir une nouvelle manière de produire quelque chose, ou même de produire quelque chose de neuf.”

Edmund Phelps remet en question l’idée qu’une entreprise innove lorsqu’elle détecte et s’empare d’une nouvelle opportunité pour combler un besoin. L’innovation endogène va au-delà de cela. Elle repose sur la créativité des individus, qui conçoivent de nouveaux produits ou de nouvelles méthodes, et utilisent leur ingéniosité pour les fabriquer et les commercialiser.

Dans son essai La Prospérité de masse (Odile Jacob, 2017), le prix Nobel explique ainsi que l’incroyable décollage qu’ont connu les pays européens et l’Amérique entre 1820 et 1860 n’a pas seulement entraîné un enrichissement matériel sans précédent: il a également contribué à l’épanouissement de larges pans de la société. “Mais peu de sociétés sont capables de cela”, poursuit-il. Celles qui le sont véhiculent un dynamisme qui embrasse un certain nombre de valeurs modernes et humanistes: l’individualisme, la curiosité, le goût du défi, l’expression de soi ou le désir de créer des choses entièrement nouvelles. “Cette capacité d’innovation se trouve dans ces nations qui possèdent, pour reprendre le titre du livre de Tom Wolfe The right stuff (L’Etoffe des héros), observe-t-il. Et cela a des implications sur la manière dont on considère la notion de travail.”

Edmund Phelps rappelle qu’il avait déjà étudié le travail au début des années 1970, soulignant que le travail signifie davantage que simplement recevoir une rémunération. Il implique aussi le sentiment de respect de soi, d’indépendance, de satisfaction. Mais dans son essai sur “la prospérité de masse”, l’économiste réfère à une autre expérience. “Les gens participent à un moment ou l’autre à l’innovation généralisée pour faire de nouvelles choses, rencontrer des défis, exercer leur créativité, et ils sont récompensés par une vie très enrichissante. Et finalement, c’est ce que j’ai réalisé moi-même. J’ai exercé ma créativité, j’ai conçu de nouvelles théories. Et rien dans la vie ne m’a procuré autant de plaisir”. Est-ce que cela signifie que l’innovation n’est pas possible dans des sociétés qui ne seraient pas des démocraties libérales, comme la Chine par exemple?

Travail et satisfaction

“Je ne dirais pas que les Chinois sont comme les Américains, mais ils en sont plus proches que beaucoup d’autres nationalités, dit-il. Par ailleurs, je ne parle pas de démocratie. Je parle de valeurs humaines, qui poussent les gens ordinaires à innover. Et est-ce que cela s’applique à la Chine? Oui. Li Keqiang (Premier ministre de Chine jusqu’en mars dernier, Ndlr) avec qui j’ai dîné plusieurs fois était un jour content en me montrant les chiffres de créations d’entreprises en Chine. Ce pays est plein d’énergie où que vous alliez. Bien sûr, je pense que les mesures prises par le gouvernement central chinois ne produisent pas toujours d’innovation, mais j’ai réalisé plutôt récemment que les municipalités sont des forces puissantes qui rendent possibles la création de nouvelles firmes qui entreprennent de nouvelles choses.”

Avant de se quitter, nous posons une dernière question: peut-on dire qu’avec ces notions de satisfaction, d’anticipation, de créativité, vous avez tenté de remettre de l’humanité au centre de la théorie économique? “Oui, je crois”, répond-il. “Et pourquoi vous? “Peut-être le fait que quand j’étais un très jeune économiste et que je désirais réaliser quelque chose de neuf, j’ai commencé par me mettre mentalement dans la position de personnes qui prennent les décisions. C’était quelque chose de naturel. Et cela caractérise une bonne partie de ce que j’ai fait.”

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