Drogue: la Belgique est-elle en train de devenir un narco-État ?
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![Pierre-Henri Thomas](https://img.static-rmg.be/a/view/q75/w150/h150/f46.69,41.39/5087103/pierre-henri-thomas-jpg.jpg)
La guerre des gangs qui sévit à Bruxelles rappelle le rôle pris par notre pays comme plaque tournante du trafic de drogue. Un “marché” en expansion, qui étend son emprise sur l’économie et face auquel le politique semble désarmé.
Des scènes de guérillas urbaines qui se multiplient à Bruxelles et Anvers ; un magistrat anversois obligé de vivre dans une maison sécurisée ; un ministre de la Justice, Vincent Van Quickenborne, menacé d’enlèvement voici deux ans ; des lieux de vente de drogues qui ne se cachent plus ; une commissaire aux drogues, Ine Van Wymersch, qui avertit que si l’on veut éviter que notre pays devienne un narco-État, il est plus que temps de réagir… La Belgique n’est pas encore le Mexique, où en 15 ans la drogue a tué 300.000 personnes et causé 100.000 disparitions, mais elle est une plaque tournante du narcotrafic, et les autorités semblent dépassées par l’ampleur du phénomène.
Justement, quelle est cette ampleur ? “Il est difficile de quantifier l’économie illégale et informelle, observe Michael Dantinne, professeur de criminologie à l’ULiège. Il n’y a pas longtemps, la Banque nationale a estimé dans une étude que l’économie souterraine représentait en Belgique 3 ou 4% du PIB (soit 15 à 20 milliards d’euros par an), et l’économie illégale 0,5%. Elle notait également que la croissance était assez forte depuis presque une vingtaine d’années.” Mais si le narcotrafic constitue une part importante de cette activité souterraine, il n’est évidemment pas le seul. Une certitude cependant, le marché de la drogue se porte bien, et la Belgique, explique Michael Dantinne, y joue un rôle important.
Un marché en croissance
Quelques observations générales. “Tous les chiffres d’affaires du marché des drogues sont en hausse, ne serait-ce qu’en raison d’une augmentation démographique, observe le criminologue liégeois. La croissance la plus importante est en Afrique. La drogue qui rapporte le plus gros chiffre d’affaires est le cannabis: c’est la drogue la plus produite et la plus consommée. Les plus gros producteurs sont les pays du Maghreb, mais c’est aussi un marché sur lequel on trouve des circuits courts. Il y a énormément de plantations de cannabis chez nous, dans des villes comme dans les campagnes. C’est une tendance récente qu’on ne voyait pas il y a 20 ans. Et le marché de la cocaïne est le deuxième en termes de chiffre d’affaires, mais c’est celui qui connaît la plus forte croissance, car en réalité, le gain marginal à l’unité est très important”, poursuit-il.
Le gramme de cocaïne se vend au détail à environ 50 euros. “Le prix est globalement resté constant ces dernières années, mais la qualité et la pureté ont augmenté”, précise Michael Dantinne. La qualité du produit final, elle, est variable. “Le dealer roule assez souvent le consommateur. Il lui vend 0,8 ou 0,9 gramme pour le prix d’un gramme. Cela lui permet de proposer 11 doses pour le prix de 10. Et le produit peut être coupé et recoupé.” Michael Dantinne explique pourquoi Anvers est une pièce majeure du puzzle : “La cocaïne est produite principalement dans trois pays d’Amérique du Sud : la Colombie, le Pérou et la Bolivie. Les routes sont essentiellement maritimes. Tous les ports sont concernés, mais plus le port est important, plus c’est le cas. A fortiori Anvers, car c’est le port d’arrivée de prédilection pour les fruits venant d’Amérique du Sud.”
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“Le savoir-faire s’est amélioré”
La Belgique joue aussi un rôle important en ce qui concerne les drogues de synthèse (ecstasy, amphétamines, etc.). “Pour une grande partie de ces substances, le berceau historique est la dorsale belgo-néerlandaise car il y a là un savoir-faire pharmacologique”, souligne le criminologue. Sur la seule année 2023, une quarantaine de laboratoires liés aux drogues de synthèse ont été démantelés en Belgique. “Mais, poursuit-il, ce marché s’est progressivement étendu à l’Est, et il y a aujourd’hui une floraison en Ukraine parce que la lutte contre la drogue n’est pas vraiment la priorité des autorités ukrainiennes aujourd’hui. Et il y a la Chine, qui est l’épicentre de production du fentanyl (l’opioïde qui fait des ravages aux États-Unis, ndlr).”
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“Pour une grande partie des drogues de synthèse, le berceau historique est la dorale belgo-néerlandaise.” – Michael Dantinne (ULiège)
Si la demande a augmenté, l’offre a, elle aussi, gonflé. “On cultive plus intensivement, les techniques se sont affinées, notamment celles de dissimulation, le savoir-faire s’est amélioré, résume Michael Dantinne. La cocaïne, auparavant, n’était produite que dans les pays de départ, mais aujourd’hui, des opérations sont effectuées en Europe : certaines techniques (comme imbiber des t-shirts, des plastiques…) permettent de rendre la marchandise beaucoup moins détectable.” Mais ces techniques nécessitent des laboratoires en Europe pour extraire la substance et en faire un produit fini. “C’est pourquoi on a assisté au démantèlement de plusieurs laboratoires chez nous.”
Une succession d’intermédiaires
Dans ce marché en mutation, de nouveaux intermédiaires apparaissent. “De la production à la vente finale, le marché n’est pas contrôlé par une seule organisation, mais par une succession de personnes qui vendent et qui s’associent, explique Michael Dantinne. C’est pour cela que l’on parle de réseaux. On peut y trouver des structures typées, comme les cartels colombiens, qui peuvent s’associer avec des blanchisseurs d’argent, des pirates informatiques, des dockers corrompus, etc.”, ajoute-t-il.
Une grande partie de la drogue est, en effet, acheminée chez nous par conteneurs et est réceptionnée selon la technique du “rip off“, qui demande des complices et de l’organisation. Le conteneur arrive, il est rapidement ouvert et la drogue est emportée, puis il est refermé avec des scellés qui sont identiques à ceux que l’on a brisés, tout cela avant que la douane ait le temps d’intervenir.
Signal d’alarme
On peut voir les pointes du “narco-iceberg” émerger. Anvers et Bruxelles se trouvent dans le top 6 des villes européennes où l’on trouve le plus de traces de cocaïne dans les eaux usées.
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À Bruxelles, depuis le début de l’année, il y a eu plus de 800 arrestations liées au trafic de drogue et près de 200 mandats d’arrêt. Les saisies de cocaïne sont très importantes dans notre pays : 110 tonnes en 2022, 116 tonnes en 2023, 44 tonnes en 2024. Quand on sait que 10% seulement des conteneurs sont vérifiés à Anvers, on peut parler d’un marché qui se compte vraisemblablement en milliards, voire dizaines de milliards d’euros.
Ancien juge d’instruction, Michel Claise actionne depuis longtemps le signal d’alarme. “Le narcotrafic est en croissance exponentielle depuis des années. Trois phénomènes expliquent cette montée en puissance. Le premier est le délitement du tissu social. L’appauvrissement pousse à l’addiction, et lorsque l’on souffre d’addiction et que l’on n’a pas beaucoup d’argent, on tombe très facilement dans le deal.
De même, l’immigration clandestine pousse certains jeunes à l’addiction, avant de rentrer dans des bandes organisées. Vous arrivez ensuite à l’essentiel, le développement des organisations criminelles. Deux phénomènes vont renforcer leur puissance. Le premier est la richesse qu’engrange le trafic lui-même. Les montants sont ahurissants si vous ajoutez au trafic de cocaïne celui de la résine de cannabis, les drogues de synthèse, l’héroïne qui vient d’Afghanistan, etc. Et, second élément, il y a chez les trafiquants un total sentiment d’impunité.”
Sentiment d’impunité
Interrogé par la RTBF, Julien Moinil, fraîchement nommé procureur du Roi à Bruxelles, explique d’où vient ce sentiment : “Il y a une grande hypocrisie en matière d’exécution des peines, dit-il. Il y a une telle surpopulation carcérale que les peines, même les plus élevées, ne sont plus exécutées. Vous sortez de prison un mois, vous y rentrez un mois, c’est incohérent.
Vous ne savez pas vous réinsérer et ça donne un sentiment d’impunité. On l’a vu dans les messages de Sky ECC (le réseau de communication des narcotrafiquants hacké par la police, ndlr). On y lisait que ‘la Belgique, c’est à l’aise, un tiers (de la peine) tu sors’.”
Ubérisation et marketing ciblé
L’emprise du narcotrafic passe aussi par une professionnalisation accrue. Bruno Valkeneers, porte-parole de l’ASBL bruxelloise Transit, qui accueille et héberge des usagers de drogues, le constate. La population dont s’occupe son association est précaire et ne représente qu’une partie marginale des clients du narcotrafic, mais Bruno Valkeneers y observe des stratégies de marketing qui n’ont rien à envier aux géants de la distribution. “Le marché de la drogue s’adapte lui aussi aux réalités du terrain, aux événements imprévus… Et il s’adapte rapidement puisqu’il n’a aucune règle à respecter”, dit-il.
Le covid, par exemple, a conduit à modifier les modes de distribution, comme dans le commerce légal. “Nous avons remarqué très rapidement lors du covid qu’il n’y avait aucune pénurie des produits consommés par nos publics, ni de fortes variations de prix, ni de baisse de qualité, constate Bruno Valkeneers. Cela suppose des stocks très importants. Avec le confinement, les trafiquants ont également développé le commerce en ligne, ils ont intensifié l’ubérisation – la livraison à domicile –, un mode de distribution qui touche plutôt un autre public que le nôtre. Ces pratiques ont dynamisé le marché.”
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“Avec le confinement, les trafiquants ont développé le commerce en ligne, ils ont intensifié l’ubérisation.” – Bruno Valkeneers (Transit)
On a vu aussi apparaître des QR codes qui canalisent la demande vers des sites internet. Comme beaucoup d’échanges ont lieu via des applications de messagerie sécurisée, les dealers ont recueilli les données des clients, ce qui leur permet des actions marketing ciblées de type : “Cette semaine, si tu prends deux pacsons, le troisième est gratuit.”
Premier produit consommé: le crack
Et l’offre produit évolue, elle aussi. “Dans nos publics, la consommation de cocaïne sous forme de crack s’est accélérée avec le covid, poursuit Bruno Valkeneers. Aujourd’hui, 70% de notre public déclarent le crack comme premier produit consommé. Et là où auparavant les usagers de crack préparaient leurs produits en achetant de la cocaïne et en la transformant eux-mêmes en cailloux de crack, nous avons assisté à un changement, avec davantage de vente de petites doses déjà préparées sous forme de cailloux.” La raison était économique : “Quand vous devez préparer votre caillou vous-même, vous êtes obligé d’acheter une dose minimum de cocaïne – 1 gramme – et de sortir 50 euros d’un coup. Alors que les petits cailloux se vendent 5 ou 10 euros.”
Sans que cela n’ampute toutefois le chiffre d’affaires, au contraire. Le crack développe rapidement une forte dépendance. “Vous allez répéter la consommation et au bout de la journée, vous aurez consommé pour parfois 150 ou 200 euros”, observe Bruno Valkeneers. Pour pouvoir se payer leurs doses, des consommateurs sont approchés pour devenir dealer dans leur communauté, en échange de doses gratuites. “Cela ne veut évidemment pas dire que tous les consommateurs précaires vendent de la drogue”, souligne le porte-parole de Transit, qui ajoute qu’un même mécanisme a pu être observé auprès de certains travailleurs illégaux employés dans l’horeca ou la construction et que le covid a brusquement laissé sans ressources. Les trafiquants y ont vu une opportunité d’étoffer leur réseau.
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Toucher les généraux
Bruno Valkeneers craint toutefois que dans la lutte contre la drogue, viser les organisations criminelles elles-mêmes et leurs responsables étant très difficile, les efforts de répression se portent sur les petits dealers et les consommateurs, ce qui ne va pas résoudre le problème. Il n’est pas le seul à nourrir cette inquiétude.
“Le monde politique est à côté de la plaque en parlant de sécurité dans les rues. Bien sûr qu’il en faut, mais ces organisations sont comme des armées, observe Michel Claise. Vous parviendrez peut-être à arrêter quelques soldats, mais si vous voulez arrêter les généraux, il faut lutter efficacement contre le blanchiment d’argent et la corruption.”
Pour Ine Van Wymersch, la vigilance face à la corruption devrait s’exercer très tôt. Par exemple, lorsque les autorités communales voient arriver “un énième salon de coiffure ou une énième pizzeria dans une même rue commerçante. Est-ce justifié ? Est-ce bon pour l’économie ? Les pouvoirs locaux doivent se poser la question”, estime la commissaire aux drogues. Car elle constate qu’au vu de la taille du narcotrafic, la corruption s’étend de manière tentaculaire. “Il doit y avoir des ingénieurs, des chimistes, des notaires, des comptables et pourquoi pas des avocats, des magistrats, des politiciens, des grands entrepreneurs qui aident les organisations criminelles”, avance-t-elle.
Spirale infernale
“(Ine Van Wymersch) a raison de le rappeler, réagit Michel Claise. La corruption n’est peut-être pas au niveau de la Colombie, mais je l’avais déjà écrit dans mon essai: la question n’est pas de savoir si la Belgique devient un narco-État, mais quand. Lorsque vous avez des centaines de milliards par an qui proviennent de la criminalité financière et plus spécialement du trafic de stupéfiants, il y a forcément un impact micro et macroéconomique en raison des mécanismes de corruption et de blanchiment. Les montants blanchis s’accumulent d’année en année. C’est une spirale infernale dont nous avons perdu le contrôle.”
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“La question n’est pas de savoir si la Belgique devient un narco-État, mais quand.” – Michel Claise (ancien juge d’instruction)
Comment faire pour le reprendre ? “La solution se trouve au niveau international. Mais déjà, qu’attendons-nous en Belgique pour créer des institutions qui fonctionnent très bien ? En France ou en Italie, la lutte contre la criminalité est financée en partie via la récupération d’argent sale.” La Belgique accuse ici un grand retard. “Nous effectuons des saisies, nous luttons contre le blanchiment, mais nous avons de gros progrès à faire sur la confiscation des avoirs criminels, souligne Michael Dantinne. J’oserais presque dire que nous ne sommes nulle part.”
“Nous avons en Belgique des moyens totalement insuffisants en matière de magistrature et de police, ajoute Michel Claise. Les brigades financières sont désossées. Je préconise depuis longtemps de créer un parquet national financier, ce qui constituerait une restructuration des moyens dont on dispose, une agence belge anticorruption, un secrétariat d’État à la Lutte contre la criminalité financière. Et là, on pourra commencer, petit à petit, à considérer qu’on mène une guerre que l’on est susceptible de gagner.” Et l’ancien magistrat conclut : “Il y a de nombreuses pistes, mais aucune n’est exploitée.”
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