Dans un rapport de l’Institut Itinera, l’économiste Johan Albrecht et le juriste Marc De Vos alertent sur le retard de notre pays à soutenir l’industrie et préparer l’avenir, alors que le reste de l’Europe avance. Il manque de leadership politique, disent-ils. “Qu’est-ce qui est le plus urgent ? La taxation sur les plus-values ou un plan d’urgence pour l’industrie ? Pour nous, c’est le second point.”
Attention, danger, la désindustrialisation de notre pays s’accélère et nos responsables politiques ne sont pas à la hauteur. Telle est la mise en garde faite par l’Institut Itinera via deux de ses illustres représentants, le juriste Marc De Vos et l’économiste Johan Albrecht, auteurs d’un rapport qui sonne l’alarme. Selon eux, le contexte européen a changé et nos gouvernements tardent à intégrer la nouvelle logique, au contraire de l’Allemagne. Entretien et mise en garde.
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TRENDS-TENDANCES. Notre industrie se trouve dans une zone dangereuse, est-ce votre cri d’alarme ?
JOHAN ALBRECHT. Avec la crise énergétique, la production de l’industrie nécessitant beaucoup d’énergie a baissé de 15% en Europe. Depuis, il n’y a pas eu de redressement. Un certain nombre d’entreprises travaillent avec des pertes depuis deux ans et la question que l’on est en droit de se poser est celle-ci : combien de temps cela va-t-il durer ? Le prix de l’énergie va rester à un niveau problématique, à moins que la guerre en Ukraine se termine soudainement et que le prix du gaz s’écrase, mais c’est peu probable. La Commission européenne a compris ce problème et a élaboré le Clean Industrial Act, rendant notamment possible les aides d’État.
Mais les réactions ne sont pas assez fortes au niveau belge ?
J.A. Exactement. Les États membres doivent décider eux-mêmes d’un paquet de mesures et les présenter à la Commission européenne. Pour le moment, l’Allemagne a mis en place un programme très ambitieux. La Belgique a promis une réduction des frais de réseaux pour les entreprises intensives en énergie, mais la réponse reste insuffisante et à court terme. Chez nous, il n’y a pas encore de réflexion de fond sur ce que pourraient être ces aides d’État.
MARC DE VOS. Le constat de départ, c’est que le changement de logique profond survenu au niveau européen n’est pas bon pour la Belgique. Nous préférerions un renforcement du marché intérieur et une concurrence honnête entre les pays, plutôt qu’une facilitation des aides d’État. La dynamique actuelle est davantage favorable aux grands États. Cela dit, ce n’est pas suffisant de décider qu’il y a une politique industrielle dans notre pays, nous devons désormais prendre l’initiative avec des recettes originales qui reflètent l’urgence. Or, nous n’en voyons pas le début.
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Que devrait faire la Belgique ?
M.D.V. Nous suggérons un certain nombre de recettes comme un cadre stratégique d’investissements soutenu par un partenariat public-privé, une réforme fiscale favorisant des prix de l’énergie compétitifs ou des aides d’État d’urgence pour les secteurs soumis à une forte concurrence internationale. Notre appel consiste surtout à dire que l’on ne doit pas agir de manière défensive, mais bien offensive. Il s’agit d’établir une politique stratégique pour notre industrie, cela signifie aller à l’encontre de nos mauvaises habitudes et faire des choix, tout en déterminant une échelle suffisante. Rappelez-vous de la politique de relance post-covid : combien de centaines de mesures n’ont-elles pas été annoncées à tous les niveaux de pouvoir ? Nous devons faire l’inverse, mais je ne vois pas venir cette ambition. Prenez l’exemple de la défense : alors que les pays de l’Otan prévoient des investissements allant vers les 5% du PIB, ce qui induit une vision stratégique, nous nous contentons de dire que l’on fera 2% sous cette législature. Cela nous empêche de nous positionner dans certaines technologiques ou dans des nouvelles industries. À long terme, on risque de le payer.
“Il s’agit d’établir une politique stratégique pour notre industrie, cela signifie aller à l’encontre de nos mauvaises habitudes et faire des choix.” – Marc De Vos, fondateur de l’Institut Itinera
Les attentes des industriels sont importantes, ils les avaient formulées dans une déclaration à Anvers en février 2024, déjà…
M.D.V. Depuis cette déclaration, tout le monde affirme qu’une politique industrielle ambitieuse est nécessaire : l’Union européenne, le fédéral, les Régions, les fédérations… Un beau forum interfédéral a été mis en place chez nous : Make Belgium 2030. Mais quelle est l’ambition qui s’exprime aujourd’hui ? Pour l’instant, pas grand-chose, à part la volonté de baisser les prix ou d’accélérer les permis. C’est bien, mais ce n’est pas assez. Il faut lancer les chantiers d’avenir dès à présent.
Prend-on du retard en raison de nos problèmes budgétaires ?

M.D.V. C’est trop facile de se retrancher derrière cela. Si l’on veut être ambitieux, il faut mobiliser le capital privé. Cela se trouve d’ailleurs dans l’accord de gouvernement fédéral. Le contexte le plus évident en ce sens est celui de l’Otan et de la mobilisation des moyens dans le cadre d’une autonomie européenne en matière de sécurité. Les secteurs et les technologies ont déjà été définis par l’Europe. Il est tout à fait possible de créer des clusters dans ces domaines et de mobiliser les énergies.
“Si l’on veut être ambitieux, il faut mobiliser le capital privé.” – Marc De Vos
J.A. Ce que Marc évoque, Mario Draghi (ancien Premier ministre italien, ndlr) l’exprimait déjà dans son rapport. Il plaidait pour un fonds d’investissement sans précédent pour la digitalisation, la décarbonation et la sécurisation de l’économie. Il plaide pour un effort supplémentaire de 5% du PIB européen. Ce n’est qu’en faisant cela que l’Europe pourra réduire le fossé d’innovation avec les États-Unis et l’Asie. Le problème chez nous n’est pas uniquement financier, mais aussi conceptuel : on ne peut pas attendre 2030. Nous ne voyons pas le même entrain que celui dont le gouvernement allemand a fait preuve dans sa déclaration.
Sommes-nous trop préoccupés par la réforme fiscale au service des citoyens ?
J.A. Nous parlons beaucoup d’une taxation des plus-values, alors que les Allemands parlent de création de valeurs. Cet état d’esprit est différent et manque dans notre pays.
M.D.V. Un lien se développe dans notre pays entre le fédéral et les Régions, ce qui est positif. Mais ce n’est que le point de départ, pas le point d’arrivée. Il est indispensable d’accélérer notre positionnement au niveau européen, y compris les choix que l’on peut faire conjointement avec, par exemple, les Pays-Bas ou l’Allemagne. Il nous faut un vrai leadership politique pour mettre tout cela en place. En France, le président Emmanuel Macron met tout en œuvre pour attirer les investissements étrangers : pourquoi n’avons-nous pas, nous aussi, cette volonté ? Pourtant, nous en avons le potentiel dans certains secteurs ou certaines niches. Il est grand temps de se réveiller : plus est en nous.
“Nous parlons beaucoup d’une taxation des plus-values, alors que les Allemands parlent de création de valeurs.” Johan Albrecht, chercheur à l’Institut Itinera
Attend-on trop de l’Europe ?
J.A. L’Europe n’a jamais mis en œuvre de politique industrielle, ce n’était pas en adéquation avec le marché commun. Il y a eu Airbus, en guise d’exception, mais il n’y a pas eu de politique automobile ou une politique informatique. Par le passé, on pouvait encore le comprendre. Mais les technologies évoluent désormais très vite et la question de l’autonomie stratégique et de la sécurité économique se pose comme jamais. On ne peut plus attendre que cela vienne spontanément du marché. Pour prendre un exemple, nous sommes stratégiquement bien occupés avec nos capacités offshore en mer du Nord, mais nous devons en faire un levier économique important.
M.D.V. Prenez les drones sous-marins. Notre pays est un leader dans cette technologie parce que depuis longtemps, notre marine a choisi de se focaliser sur le déminage. Cela démontre notre capacité de leadership industriel, à condition de faire des vrais choix stratégiques. Quant au marché, il faut rappeler qu’en plus du rapport Draghi, il y avait également le rapport Letta relatif à une intégration plus forte du marché intérieur et à une union des capitaux. Là, il y a une opportunité pour la Belgique. C’est impossible de mettre cela en œuvre avec 27 pays, mais nous pourrions très bien prendre l’initiative avec un nombre limité de pays. Pourquoi ne le faisons-nous pas ? L’union du Benelux existe précisément pour faire ce genre de choses ! Il faut penser out of the box et être ambitieux pour obtenir des avantages compétitifs. Nous lançons un appel en ce sens.
“La question de l’autonomie stratégique et de la sécurité économique se pose comme jamais en Europe. On ne peut plus attendre que cela vienne du marché.” – Johan Albrecht
La stratégie belge doit accompagner, voire précéder la stratégie européenne ?
M.D.V. Effectivement. Mais nous devons nous rendre compte qu’il n’y a pas encore suffisamment de sens de l’urgence. D’autres pays bougent plus vite que nous.
Pourtant, notre Premier ministre, Bart De Wever, vient d’Anvers… Ne doit-il pas le concevoir ?
J.A. C’est vrai. Sans doute paye-t-on en partie le fait d’être préoccupé par notre situation budgétaire, ce qui est moins le cas en Allemagne. Mais de tels investissements permettront aussi de créer de nouvelles opportunités pour notre économie et générer des revenus, à terme.
M.D.V. Nous nous trouvons actuellement dans une accélération de l’accélération : la guerre commerciale de Trump, le basculement de l’Europe vers le nationalisme économique et la nouvelle Allemagne. Ce dont nous discutions en Belgique date d’avant cette accélération de l’accélération. Si nous ne faisons pas attention, nous serons vite dépassés.
Dans sa négociation estivale, le gouvernement devrait-il s’y consacrer davantage ?
M.D.V. Bien sûr. Qu’est-ce qui est le plus urgent ? La taxation sur les plus-values ou un plan d’urgence pour l’industrie ? Pour nous, c’est le second point. Nous sommes dans une situation d’urgence. Partout, des décisions sont prises pour faire des investissements et notre position est affaiblie en Europe. Nous devons être proactifs sur les technologies du futur sur la base d’un partenariat public-privé. Les moyens budgétaires de l’État sont limités, mais nous avons une manne importante d’épargne privée que l’on peut réveiller pour de tels investissements. Les fonds de pension, les assureurs et d’autres pourraient être intéressés, encore faut-il avoir un projet à leur présenter. Nous devons absolument nous positionner par rapport à l’agenda européen. Nous ne le faisons pas, et d’autres oui.
Ne percevons-nous pas assez que nous sommes désormais dans un monde concurrentiel, y compris au sein de l’Europe ?
M.D.V. C’est précisément pour cela que nous lançons cet appel : ‘Wake up, the game has changed !’ En Europe, oui !
Comptons-nous trop sur l’économie de nos voisins allemand et français ?
M.D.V. Nous avons des entreprises formidables qui bénéficieront d’investissements en Allemagne, mais nous ne sommes pas les seuls. Tout le monde veut profiter de cette manne. L’Allemagne veut clairement se positionner comme un des leaders, voire LE leader des technologies en matière de défense en Europe. La destination des 600 milliards investis sur 10 ans ira, à mon sens, davantage vers les entreprises allemandes.
Theo Francken, ministre de la Défense, a annoncé un plan d’investissement de quelque 2 milliards dans les munitions : cela va-t-il dans le bon sens ?
M.D.V. Il s’agit d’abord d’une dépense additionnelle militaire, dans le contexte de la guerre et de la stratégie de l’Otan. Ce plan a le mérite de la clarté et peut contribuer à renforcer le tissu existant, à condition qu’on puisse l’implémenter rapidement sur le terrain.
L’État belge veut vendre 20 à 30% de Belfius pour financer ses investissements dans la défense : est-ce judicieux?
M.D.V La privatisation au profit du budget de défense est une solution de dernier recours. Les recettes ne devraient pas être injectées dans le budget courant, mais plutôt servir de capital pour des véhicules de financement permettant de soutenir des investissements en défense et en sécurité sur le long terme. À défaut, une privatisation pourrait retarder les réformes nécessaires et freiner le changement de mentalité indispensable au sein de la société. Comme dans le débat sur le vieillissement démographique, où on a vendu les fonds de pension des entreprises publiques pour financer des dépenses courantes, cela pourrait créer l’illusion que nous pouvons relever un défi historique sans prendre de décisions fondamentales.
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