Créer 500.000 emplois en cinq ans, une mission impossible pour ce nouveau gouvernement?

David Clarinval (MR) a été nommé ministre de l’Emploi, de l’Économie et de l’Agriculture au sein du nouveau gouvernement fédéral. © BELGAIMAGE
Pierre-Henri Thomas
Pierre-Henri Thomas Journaliste

Créer un demi-million d’emplois d’ici 2029, c’est l’objectif du nouveau gouvernement qui permettrait de gagner toutes les batailles économiques. Problème : personne ne l’a jamais fait avant et il faudrait un miracle pour y arriver aujourd’hui.

“Votre mission, à supposer que vous l’acceptiez, consiste à créer 500.000 emplois en cinq ans. Cette bande s’autodétruira dans cinq secondes. Bonne chance.” C’est le message reçu par les négociateurs du gouvernement Arizona, qui est né ce dernier week-end, après 236 jours de négociation. Créer autant de jobs, et de ce fait atteindre un taux d’emploi de 80%, permettrait de financer les mesures d’allègement fiscal prévues, tout en garantissant la soutenabilité des finances publiques et de la sécurité sociale. Bref, budgétairement et politiquement, c’est génial.

Mais viser un taux de 80% alors que nous en sommes aujourd’hui à 72,3%, est-ce réaliste ?

Une nécessité budgétaire et sociétale

Mettre au travail davantage de personnes a d’énormes avantages. D’abord, parce que nous avons en Belgique beaucoup d’emplois non pourvus. Les emplois vacants représentent encore aux alentours de 4,2%, soit une centaine de milliers de jobs qui ne trouvent pas preneur. Ensuite, pour des raisons fiscales et budgétaires. Quand le taux d’emploi est faible, il n’y a pas assez de personnes pour payer les allocations de ceux qui ne travaillent pas, ou pour le dire autrement, il y a trop de personnes qui vivent de revenus de remplacement. Inverser la tendance devrait faire baisser la charge fiscale sur les citoyens et les entreprises. Cela permet aussi de mieux rééquilibrer le budget de la sécurité sociale et des retraites puisque l’on augmente le nombre de cotisants.

Accroître le taux d’emploi est aussi bénéfique à l’intégration sociale. “Si nous voulons une société dans laquelle un maximum de gens travaillent parce que nous croyons que l’insertion et le bien-être passent par le travail, il n’est pas choquant de se fixer un objectif de taux d’emploi ambitieux”, affirme Etienne de Callataÿ, chief economist du gestionnaire d’actifs Orcadia.

Objectif jutifiée et pas inatteignable

L’objectif se justifie donc, et il n’est pas inatteignable. “Le taux d’emploi des 20-64 ans aux Pays-Bas est à 83,5%, il est à 81,3% en Allemagne, rappelle l’économiste en chef de CBC, Bernard Keppenne. Cet objectif de 80%, il faut le rappeler, a été, à la base, fixé par l’Europe, poursuit-il. C’est un peu le mantra des gouvernements européens.”

Alors pourquoi n’y arrivons-nous pas ? “On observe d’abord qu’entre la Flandre et la Wallonie, il n’y a pas la même approche pour créer un tissu industriel, répond le chief economist de CBC. Nous payons, en Wallonie, le soutien aux industries vieillissantes. Nous n’avons pas pris les tournants à temps, nous n’avons pas fait les investissements adéquats. Là, clairement, les pouvoirs publics ont joué un grand rôle. Et puis, il faut appeler un chat un chat : il y a une culture en Wallonie qui consiste à utiliser le système. Nous avons des deuxièmes ou même troisièmes générations qui n’ont jamais connu le marché de l’emploi. Il est compliqué de changer les mentalités.”

“Aujourd’hui, en Belgique, et surtout en Belgique francophone, en termes de quantité d’emplois, nous n’y sommes pas, alors que d’autres y arrivent, abonde Etienne de Callataÿ. Est-ce parce qu’ils ont davantage de temps partiels ? Est-ce parce qu’ils ont plus de sanctions ? Est-ce parce qu’ils ont un meilleur accompagnement des familles et réussissent une meilleure conciliation entre la vie privée et la vie professionnelle ? Est-ce que les crèches sont meilleures ? Est-ce que les mamans célibataires ont moins de difficultés ? Ce sont des questions à se poser.”

Etienne de Callataÿ (Orcadia) © BELGAIMAGE
“Le gouvernement se doit d’avoir un programme budgétaire crédible.” – Etienne de Callataÿ (Orcadia)

Combien d’emplois faut-il créer?

Avant d’entrer dans le vif du sujet, il faut toutefois définir précisément de quoi on parle. Le taux d’emploi, c’est la proportion d’individus qui exercent réellement un emploi parmi l’ensemble, plus grand, de la population en âge de travailler.

Mais qu’est-ce que la population en âge de travailler ? Là, il y a un “stuut”, car on peut prendre soit la tranche des 15-64 ans (communément utilisée dans les comparaisons internationales), soit, et c’est plutôt de cette tranche dont nous allons parler, celle des 20-64 ans, car beaucoup de jeunes sont encore aux études entre 15 et 20 ans. Et comme on se concentre uniquement sur cette tranche d’âge, cela a des conséquences. “Lorsque l’on parle de 80% de taux d’emploi, il faut rappeler que tous les emplois après 65 ans ne comptent pas dans le calcul du taux d’emploi, souligne l’économiste Philippe Defeyt. Le travail étudiant ne compte pas non plus, ni les flexi-jobs réalisés par des gens qui ont un emploi entre 20 et 65 ans. Ainsi, les mesures en faveur des flexi-jobs ne vont pas permettre d’augmenter le taux d’emploi.”

Pour atteindre ce taux de 80%, combien d’emplois faut-il créer ? Aujourd’hui, dans le pays, 4,9 millions de personnes âgées entre 20 et 64 ans travaillent, alors que la population dans cette tranche d’âge compte un peu moins 6,8 millions d’individus. Pour avoir 80% de taux d’emploi, il faut passer de 4,9 à 5,4 millions d’emplois environ, soit créer 500.000 emplois, alors qu’à politique inchangée, le Bureau du Plan table sur seulement 116.000 emplois créés entre 2025 et 2029. Il faudrait donc créer 400.000 emplois de plus que prévu, un effort à effectuer davantage à Bruxelles et en Wallonie, où le taux d’emploi n’est que de respectivement 65,2% et 67,6%, alors qu’il est à 76,3% en Flandre.

Aucun gouvernement n’a réussi cette prouesse

***Créer un demi-million d’emplois sur une législature, aucun gouvernement n’a réussi cette prouesse. Sous le gouvernement Michel (2014-2019), on n’en a créé que 220.000. Sous les gouvernements Verhofstadt, 350.000. Et encore, en neuf ans (1999-2008) et dans un contexte économique plus réjouissant.

“Cet objectif semble irréaliste, et ce, pour deux raisons, estime Bernard Keppenne. En premier lieu, le contexte économique n’est pas porteur.” Le chômage, en effet, repart dans le secteur marchand, et du côté des pouvoirs publics, l’heure est à l’économie. Les problèmes rencontrés dans la construction, l’industrie ou le commerce pèsent lourdement sur la dynamique de l’emploi. Le Bureau du Plan ne prévoit pour cette année que 25.000 créations d’emplois au mieux, à politique inchangée, ce qui n’est pas suffisant pour éviter une hausse du chômage. Et en Flandre, le taux d’emploi, qui avait atteint 77,2% en 2023, est reparti à la baisse, affichant 76,3% l’an dernier. Les prochains trimestres ne devraient pas amener d’éclaircies avec un chiffre de faillites élevé. “Les indicateurs publiés par la Banque nationale sont assez nettement orientés à la baisse. Ils montrent, du côté des consommateurs, des inquiétudes concernant précisément l’emploi”, complète Bernard Keppenne.

“Un deuxième élément m’interpelle, ajoute l’économiste : nous avons une augmentation extrêmement importante des malades de longue durée. Nous en sommes à 526.000, selon les chiffres publiés qui se rapportent à 2023. C’est une hausse de 5% par rapport à 2022. Et la tendance se poursuit.” Bref, atteindre les 80% de taux d’emploi en 2029 semble a priori relever de la mission impossible.

Une question d’offre et de demande

Atteindre l’objectif dans les délais semble d’autant plus hypothétique que l’on peut s’interroger sur l’efficacité des mesures envisagées pour y parvenir.

“Il y a deux mécanismes implicites, relève Philippe Defeyt. Le premier consiste à améliorer les conditions pour les entrepreneurs. Ce sont les mesures envisagées sur les heures supplémentaires, le travail de nuit, etc. Il s’agit de mettre en œuvre des dispositifs qui ont pour objectif d’attirer de l’activité, donc de la main-d’œuvre, ou en tout cas de la maintenir en Belgique. Je vous avoue que je suis strictement incapable d’estimer l’effet de cette politique, et je ne sais même pas s’il existe des modèles pour le faire.”

Le deuxième volet porte non plus sur la demande, mais sur l’offre de travail. “Dans les mesures envisagées par les négociateurs, il y en a qui consistent à remettre les chômeurs (ils sont 320.000), mais également les malades de longue durée (ils dépassent les 525.000), plus facilement au travail. Il y a aussi l’allongement du temps de carrière”, rappelle l’économiste.

De l’ordre de la croyance

Il s’agit donc d’augmenter le nombre de personnes sur le marché du travail, en supposant que nécessairement, une grande partie trouvera un emploi. Mais c’est loin d’être prouvé. “J’ai cherché longtemps, mais il n’y a pas d’étude claire, nette, basée sur des modèles, qui montre que l’augmentation de la population active aboutit in fine à davantage d’emplois, indique Philippe Defeyt. On est ici dans l’ordre de la croyance. Par exemple, voici quelques années, dans une étude du Bureau du Plan sur l’allongement de la carrière, on pouvait lire : à long terme, il est communément accepté que la croissance de l’emploi est dictée par l’évolution de la population active (ou l’offre de travail).”

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“Il n’y a pas d’étude claire qui montre que l’augmentation de la population active aboutit in fine à davantage d’emplois.” – Philippe Defeyt (économiste)

À supposer même qu’augmenter le nombre d’actifs augmente mécaniquement l’emploi, cela ne se ferait pas du jour au lendemain. “Ce n’est seulement qu’après quelques années que l’on peut espérer avoir un effet positif, affirme Philippe Defeyt. Tout économiste un peu sérieux dira qu’il n’y aura pas d’effets significatifs au terme de cette législature.”

Bernard Keppenne est de cet avis : “Il y a par exemple une inadéquation importante entre la demande des entreprises sur le marché de l’emploi et l’offre actuelle. Adapter les formations pour combler cet écart va prendre du temps.”

Un budget crédible

Faisons quand même l’hypothèse : combien cela rapporterait-il à l’État de mettre au travail 500.000 personnes de plus ?
“Si l’on fait un calcul très, très grossier, un chômeur coûte 20.000 euros par an d’indemnisation, répond Etienne de Callataÿ. Un travailleur va peut-être rapporter 10.000 euros de cotisations sociales et encore quelques milliers d’euros d’impôts. Cela fait donc pas mal d’argent, mais attention : certains qui auront retrouvé un emploi n’étaient pas des chômeurs indemnisés. Et l’emploi trouvé est peut-être un emploi très subventionné. Les estimations varient donc d’un cas de figure à l’autre.”

Même prudence chez Philippe Defeyt, qui indique que les estimations que l’on a pu entendre – 28.000 euros par emploi, selon l’ancienne secrétaire d’État au Budget Alexia Bertrand, voire 40.000 euros, selon le président du MR Georges-Louis Bouchez – sont des calculs statiques. “Ils se basent sur le fait qu’un emploi en plus, pour autant qu’il s’agisse d’un ancien allocataire social, représente moins d’allocations sociales et davantage de recettes. Mais il faut tenir compte du fait que pour créer de l’emploi, il faut éventuellement mettre de l’argent sur la table”, dit-il.

L’estimation, relativement prudente, reprise par les négociateurs de l’Arizona tournerait autour de 25.000 euros par emploi, ce qui représente quand même un gain annuel de 12,5 milliards. On comprend pourquoi ces 80% brillent comme des étoiles dans les yeux des négociateurs.

“Tout le monde est bien conscient qu’on n’y arrivera pas”

Le danger serait cependant de tenir ce montant pour acquis. “Tout le monde est bien conscient qu’effectivement, on n’y arrivera pas. Or le nouveau gouvernement espère un effet retour, et c’est là où cela fait peur”, dit Bernard Keppenne.

© PG

Même crainte du côté d’Etienne de Callataÿ : “Se fixer un objectif ambitieux peut avoir un côté symbolique, et cela ne me choque pas. On pourrait par exemple viser zéro accident mortel sur la route, en sachant qu’on n’y arrivera pas. J’aime moins en revanche l’aspect très quantitatif de l’objectif du taux d’emploi. Si on remplace cinq temps-plein par six mi-temps involontaires, le taux d’emploi augmente, mais le PIB n’augmente pas, et il n’y a pas davantage de recettes pour financer la solidarité. On sait que les indicateurs sont toujours réducteurs, mais celui-ci est peut-être un peu trop violent.”

“Tout le monde est bien conscient qu’effectivement, on n’y arrivera pas.” – Bernard Keppenne (CBC)

Face à ces 80% de taux d’emploi, Etienne de Callataÿ dit avoir un avis mitigé. “Le gouvernement se doit d’avoir un programme budgétaire crédible, note-t-il. S’il devait faire dépendre son budget de cet objectif de 80%, alors qu’on sait que les chances de l’atteindre sont limitées, cela pourrait légitimer n’importe quel type de mesures, même très antisociales. Si demain, on supprimait les allocations de chômage et l’indemnisation des malades de longue durée, le taux d’emploi augmenterait parce que des gens, même très malades, seraient obligés de travailler. Mais, ajoute-t-il, on ne peut encore faire ce procès d’intention au nouveau gouvernement.”

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