Coronavirus: trois millions d’euros, c’est le prix de votre vie…

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Construire des hôpitaux, sécuriser des routes, il y a toujours un moment où l’on décide d’arrêter de dépenser. Aujourd’hui, il s’agit de s’interroger sur la sortie du confinement.

Aujourd’hui, nous sommes en confinement. Une situation qui coûte à l’économie belge environ 1% du PIB par semaine. Deux mois de confinement pourraient donc se traduire par un recul du PIB de 6 à 8%, soit une bonne trentaine de milliards d’euros.

Ces mesures drastiques étaient nécessaires. Si nous ne les avions pas prises, les services hospitaliers auraient explosé, le nombre de décès aurait flambé.

Toutefois, jusqu’où sommes-nous prêts à aller ? Par exemple, si nous devions décider de six mois de confinement, nous n’aurions simplement plus d’économie. Et cette destruction se traduirait aussi par un ” coût humain ” très important. Sans économie, plus moyen de financer les soins de santé ou les retraites.

Un arbitrage quotidien

Aucune décision en ce monde, même les plus cruciales, ne peut reposer sur l’hypothèse de dépenses illimitées. C’est pourquoi nos pays préparent la sortie du confinement. C’est pourquoi aussi surgit la question : combien sommes-nous prêts à dépenser pour sauver des vies ? La question n’épuise évidemment pas le sujet de la valeur, inestimable, d’une vie. La vie de nos proches, de ceux que nous aimons, n’a évidemment pas de prix. Mais dans la vie de tous les jours, nous effectuons tous sans cesse ce type d’arbitrage. ” La crise aigüe dans les services de réanimation nous rappelle tous les jours que nous aurions pu payer plus d’impôts pour mieux financer ces services mais que nous ne l’avons pas fait, soulignent les économistes Christian Gollier et James Hammitt dans une tribune parue dans Le Monde récemment. Qu’on le veuille ou non, nous avons collectivement arbitré entre la vie et la fin du mois. Nous le faisons aussi à titre individuel, quand il s’agit de changer les pneus de notre voiture, d’installer des détecteurs de fumée ou d’acheter bio. ”

Nous sommes prêts à dépenser 3.000 euros pour diminuer d’un millième la probabilité de mourir demain.

” Nous dépensons tout le temps de l’argent pour sauver des vies : en construisant des casernes de pompiers, en imposant des règles de sécurité et en subventionnant la recherche médicale. Il y a toujours un moment où nous décidons que nous avons assez dépensé “, souligne l’économiste britannique Tim Harford dans le Financial Times.

Une question statistique

On utilise deux méthodes pour déterminer le prix d’une vie. La première, triviale et sujette à caution, est la mesure du ” capital humain ” qui est perdu : on se demande ce que l’individu aurait encore pu produire s’il avait vécu. Une mesure triviale, donc, qui est pourtant utilisée couramment pour indemniser les victimes d’une catastrophe. Les proches des victimes du 11 Septembre aux Etats-Unis ont perçu des indemnisations comprises entre 300.000 et 4,5 millions de dollars. Les familles des jeunes traders ont reçu sensiblement plus que les celles des vieux balayeurs…

Une autre manière est de voir est de se demander : que sommes-nous prêts à payer pour réduire la probabilité d’un risque ? C’est ce que les économistes appellent la valeur statistique de la vie, une notion inventée par l’économiste belge Jacques Drèze au début des années 1960, époque où, avec la multiplication du nombre de voitures et des accidents de la route, on a réfléchi à la construction de routes plus sûres et donc, au prix que la société était prête à mettre dans ces travaux.

Alors, que vaut une vie ? La réponse a été donnée en 2013, en France, quand France Stratégie (l’équivalent de notre Bureau du Plan) a sorti un rapport intitulé Eléments de révision sur la valeur de la vie humaine, qui fixe à 3 millions d’euros la valeur de la vie statistique. Autrement dit, nous sommes prêts à dépenser 3.000 euros pour diminuer d’un millième la probabilité de mourir demain.

“La valeur statistique de la vie est utilisée massivement”

Christian Gollier (Toulouse School of Economics):
Christian Gollier (Toulouse School of Economics): “L’art de gouverner est celui de décider comment allouer les capacités budgétaires limitées entre beaucoup de priorités.”© BELGAIMAGE

Directeur général de la Toulouse School of Economics qu’il a contribué à fonder avec le prix Nobel d’économie Jean Tirole, le Belge Christian Gollier est un de nos grands économistes. Il fait partie du conseil économique franco-allemand qui regroupe 10 experts et qui travaille à un plan de déconfinement en Europe. Entretien (par téléphone, bien sûr).

TRENDS-TENDANCES. Lorsqu’on parle du coût de la vie, on est, dites-vous, en terrain miné…

CHRISTIAN GOLLIER. Beaucoup de gens associent l’idée de mettre une valeur sur quelque chose à l’idée que l’on puisse échanger ce ” quelque chose ” sur un marché. Parler du prix de la vie serait une forme de retour à l’esclavage. Mais cela n’a rien à voir. Se comporter comme un être humain consiste à faire des choix et donc, à se référer à un système de valeurs. Car choisir, c’est poser des valeurs sur les différents objectifs que nous envisageons et les mettre en balance. Ne pas agir de la sorte, c’est une façon de se laver les mains.

Aujourd’hui, sommes-nous confrontés à ce type d’arbitrage : le confinement coûte 1% du PIB par semaine, mais nous ne pouvons pas le poursuivre éternellement parce que nous n’aurions plus d’économie ?

Exactement. Avec le confinement qui se prolonge pendant des mois, on pourrait imaginer une perte de pratiquement 100 % du PIB. Il faut donc s’interroger à un moment : jusqu’où sommes-nous prêts à aller entre sauver des vies et sauver des niveaux de vie ?

Les deux ne sont-ils pas liés ? Quand le niveau de vie descend, quand le chômage augmente, on observe davantage de décès liés à la maladie au suicide…

De tous temps, les récessions amènent à des pertes de vies humaines. Pas seulement par suicide. Dans les pays en voie de développement, nous observons des pertes de croissance, et donc de capacité à nourrir les gens et à les soigner, et cela conduit à des décès. En effet, quand je parle de niveau de vie, je ne parle pas uniquement de consommation mais aussi d’accès aux soins, à l’éducation, etc. La valeur statistique de la vie est ce que nous sommes prêts à dépenser pour éviter la probabilité d’un décès. En Europe, c’est 3 millions d’euros. Aux Etats-Unis, c’est 10 millions de dollars.

Comment expliquer cet écart ?

Les Etats-Unis sont plus riches et les gens plus riches sont prêts à payer plus pour se protéger. Les Américains consacrent ainsi davantage d’argent à leur soins de santé : en Europe, nous dépensons 12 à 15 % du PIB alors que les Etats-Unis sont proches de 20 %. Mais le système américain est peu efficient, de sorte que l’on est en moyenne moins bien soigné aux Etats-Unis en raison des inégalités d’accès aux soins de santé dans ce pays.

Cette valeur statistique de la vie est-elle utilisée en pratique ?

Elle est utilisée massivement. Par exemple, lorsqu’il a fallu décider si l’on réduisait de 90 à 80 km/h la vitesse sur les routes nationales en France. La limitation à 80 permet d’éviter 250 décès par an, mais augmente les temps de transport. Vous devez mettre dans la balance les vies humaines gagnées et le temps perdu, et la balance penchait au bénéfice des vies humaines. De la même manière, on utilise cette technique pour fixer un prix au carbone puisque le changement climatique a un impact sanitaire.

Mais jusqu’où aller ? Pour reprendre l’exemple des limitations de vitesse, si nous descendons à 60 km/h, cela peut être bénéfique en termes de vies humaines, mais les automobilistes vont trouver cela infernal.

C’est le problème des gilets jaunes en France. Les gens sont furieux quand l’Etat ne fait pas assez d’efforts pour réduire les décès – nous le voyons dans le débat qui est en train de poindre au sujet du Covid-19 – mais ils ne sont pas prêts à trop payer, même pour sauver des vies humaines. Il y a donc un problème de cohérence et de rationalité, dans la décision publique mais aussi dans l’adhésion individuelle.

Jusqu’où aller dans le confinement pour préserver des vies humaines ?

Jusqu’à présent, nous avons eu une approche macroéconomiste consistant à comparer une stratégie de confinement total contre un laisser-faire total, en considérant le nombre de vies perdues dans les deux scénarios. Une étude américaine qui date d’il y a une quinzaine de jours montre qu’avec le confinement total, les Etats-Unis éviteront un million de morts et que cela ne coûtera ” que ” 7.000 milliards de dollars. Avec un coût de la vie à 10 millions de dollars, vous avez un bénéfice net de l’opération. Aujourd’hui, nous ne sommes plus dans ce débat. Le confinement a lieu. La question qui se pose est donc celle de sortie du confinement. Nous n’allons pas le faire en une seule fois. Il y a une énorme crainte d’une deuxième vague coronavirus si nous libérons tout le monde en même temps. La grippe espagnole avait tué davantage lors de la deuxième vague qu’à la première.

Que faire alors ?

Il faudrait dépister les gens avant de les ” déconfiner ” et ne libérer que ceux qui sont testés négativement. Mais nous sommes malheureusement en retard dans cette capacité de dépistage. Il faudra donc libérer les gens progressivement, en commençant par les personnes dont le travail est le plus essentiel au fonctionnement de l’économie.

C’est une réflexion qui apparaît un peu partout en Europe…

Il est très important d’avoir une stratégie de coordination. Il s’agirait pas que la France, par exemple, ” déconfine ” avant d’autres, sinon des Français déconfinés trop tôt reviendraient infecter les pays voisins. Idéalement, il faudrait une coordination mondiale. L’absence de coordination avec la Chine il y a deux mois nous a coûté une crise mondiale.

Cette crise fera-t-elle évoluer le montant que nous sommes prêts à mettre dans les soins de santé ?

C’est un vaste débat. En France, deux événements ont eu un impact considérable sur la mémoire collective : la crise du sang contaminé à la fin des années 1980 et la crise du vaccin H1N1 lorsque la ministre Roselyne Bachelot a commandé 97 millions de vaccins mais que le virus ne s’est pas propagé. Cela a coûté des dizaines de millions et la population a considéré alors que le gouvernement l’avait surprotégée. On constate aujourd’hui que nous manquons de lits d’hôpitaux et de respirateurs. Un débat doit s’instaurer sur la stratégie optimale de stockage de matériel d’urgence, avec la probabilité de ne pas en avoir besoin et qu’il s’agisse donc des dépenses à fonds perdus. C’est un sujet lié au principe de précaution. Mais étant donné la fréquence du risque pandémique, il n’était pas anormal que nous soyons complètement dépassés par un événement extrême, même si c’est pénible à dire et à faire entendre. Avant la crise, nous avions besoin d’argent pour bien d’autres choses que de se préparer à des catastrophes sanitaires. Il y a, par exemple, en France comme en Belgique, un besoin d’investissement énorme dans le système éducatif, particulièrement dans les zones les plus défavorisées, pour libérer les aspirations de nos jeunes. L’art de gouverner est celui de décider comment allouer les capacités budgétaires limitées entre beaucoup de priorités. Nous avons déjà une pression fiscale importante dans nos pays. Est-on d’accord pour augmenter la pression fiscale – déjà importante dans nos pays – pour, à l’avenir, être capables d’êtres plus réactifs face à des pandémies ou des tremblements de terre ?

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