Coronavirus: Qui va payer la facture? La réponse de 5 économistes parmi les plus écoutés en Belgique
Explosion des faillites, explosion du chômage, explosion des dépenses publiques… Les pertes de la crise sanitaire que nous vivons actuellement vont se chiffrer pour le pays en dizaines de milliards d’euros. Mais qui, au juste, paiera la facture : le contribuable, le consommateur… ?
Le tsunami sanitaire que nous vivons actuellement suscite de nombreuses interrogations. Face à une crise globale qui pourrait nous coûter 25 milliards d’euros rien que cette année (soit environ 5 % du PIB du pays), la question qui surgit assez rapidement est la suivante : qui va payer la facture ? Les Etats, inévitablement, vont s’endetter. Et le contribuable sera très certainement sollicité. Tout dépendra aussi du ralentissement (récession ou dépression) et de la sortie de crise. Bref, pour mieux appréhender cette question qui va dans les années à venir redessiner notre paysage économique, nous avons interrogé cinq experts parmi les plus écoutés en Belgique, à savoir Bruno Colmant (Degroof Petercam), Sylviane Delcuve (BNP Paribas Fortis), Roland Gillet (profeseur à la Sorbonne et à l’ULB-Solvay), Bernard Keppenne (CBC) et Philippe Ledent (ING Belgique).
“Corriger les dépenses publiques par l’impôt serait une erreur”
TRENDS-TENDANCES. Les plans de relance massifs mis en place par les Etats vont-ils inévitablement se traduire par des ponctions supplémentaires dans la poche du contribuable ?
BRUNO COLMANT. Il est extrêmement important de donner de l’oxygène, c’est-à-dire des liquidités et du pouvoir d’achat à l’économie. Les contraintes de déficit budgétaire et d’endettement sont complètement caduques. Temporairement, le coronavirus a infecté les critères de Maastricht. Vouloir respecter aveuglément ces critères mettrait d’ailleurs immédiatement en péril l’euro. Mais ce serait une terrible erreur de vouloir corriger les dépenses publiques par l’impôt.
Cela veut dire que les banques centrales vont devoir avaler les dettes publiques du virus ?
Il faut se résoudre à une solution peu orthodoxe : c’est la création monétaire de la Banque centrale européenne (BCE) qui va financer cette crise. Concrètement, les Etats vont augmenter l’endettement public et cet endettement sera racheté, probablement à l’infini, par la BCE. Cette dette sera neutralisée dans son bilan. Il pourrait y avoir un peu d’inflation, mais ce sera négligeable car sous contrôle.
Assiste-t-on à la chute du modèle néolibéral ?
Nous entrons en tout cas dans un monde en complète disruption. Les circuits de consommation et de production sont grippés. D’où l’importance de faire le plus possible circuler la monnaie en recourant à l’endettement. Elle doit être fluidifiée autant que possible.
“La reprise ne prendra pas la forme d’un V”
TRENDS-TENDANCES. Qui va payer quoi, selon vous ?
SYLVIANE DELCUVE. A part les employés qui travaillent dans une entreprise qui leur paie un salaire complet et les fonctionnaires, il faut bien se rendre compte que toute une partie de la population n’est pas épargnée et subit la crise de plein fouet. Pensez à tous les indépendants, aux PME, au personnel de l’horeca, aux secteurs du tourisme et de l’événementiel, etc. Toutes ces personnes encaissent le choc. Et de manière très directe. Pour elles, la vie économique s’est arrêtée le 18 mars dernier avec les mesures de confinement. Depuis, elles voient leurs revenus dégringoler.
Cette chute brutale sera-t-elle suivie d’un rebond tout aussi vif, amenant la courbe de l’activité à prendre la forme d’un V ?
La réponse du gouvernement et des Régions a été très rapide pour venir en aide aux ménages et aux entreprises qui en ont besoin. Mais tout le monde a bien compris que le retour à la normale n’était pas pour demain. La reprise ne prendra pas la forme d’un V.
Au mieux, il faut donc s’attendre à un ralentissement de la machine économique un peu plus long, puis à un redémarrage, ce qui nous donnerait alors une reprise en U ?
Ce n’est pas demain en effet que nous allons retourner dans une salle de théâtre bondée ou aller voir un film au cinéma. Tout cela va prendre un temps fou. Sans oublier qu’il y aura pas mal de cafouillages et de victimes collatérales, notamment dans l’enseignement (stages supprimés, etc.). Bref, les dégâts économiques de cette crise seront sans précédent.
“Les banques paient déjà une partie de la facture”
TRENDS-TENDANCES. Quelle est votre vision de l’impact financier de la crise pour chacun d’entre nous ?
ROLAND GILLET. Nous payons tous déjà un petit peu la facture. Certains concitoyens la payent dans leur chair. D’autres ont vu toute ou partie de leur activité disparaître et reçoivent un revenu de remplacement qui est inférieur à ce qu’ils gagnaient avant. Et puis, il y a tous ceux qui ont conservé leur emploi ou un certain volume d’affaires mais dont les rentrées sont altérées par le confinement. Certains secteurs, comme celui des banques, sont mis à contribution. Celles-ci ont notamment accepté des reports de mensualités pour ceux qui auront du mal à rembourser leur prêt hypothécaire en raison de cette crise. Les banques paient donc aussi une partie de la facture en réduisant leurs exigences de rentabilité, tandis que leurs actionnaires voient, quant à eux, leurs dividendes revus à la baisse, voire annulés.
Même les actionnaires sont donc mis à la diète…
Oui, et les actionnaires, ce sont aussi les épargnants. Sans nécessairement le savoir, nombre de Belges sont en effet actionnaires de nombre d’entreprises qui distribuent des dividendes au travers de leurs fonds de placement ou de leur épargne-pension. Il faut se rappeler également que l’Etat est lui-même aussi actionnaire d’entreprises publiques telles que Proximus ou Belfius qui versent également des dividendes. Les suppressions actuelles de dividende privent donc l’Etat de recettes qu’il va devoir compenser en allant trouver un supplément de moyens ailleurs. C’est pour cette raison que nous allons tous être mis à contribution à des degrés divers et de manière directe ou indirecte.
Et les plus démunis dans tout cela ?
Il faut bien entendu les aider au mieux et garantir la paix sociale. Mais il faut une aide ciblée et qui réponde essentiellement à compenser les effets ” coronavirus “. Est-il intelligent de donner, par exemple, un chèque de 1.000 euros aux ménages les plus défavorisés ? Ce n’est pas la bonne solution, selon moi. Je ne crois pas que la monnaie hélicoptère soit efficace, ni un bon signal. D’abord et surtout parce que vous ne savez pas si cet argent donné gratuitement servira à acheter uniquement les biens de première nécessité. Pourquoi ne pas ouvrir, si nécessaire, des supérettes deux heures par jour pour qu’elles jouent un rôle comparable au Restos du coeur en permettant aux plus démunis touchés par cette crise d’avoir accès à des biens de première nécessité : pain, oeufs, pâtes, etc.? Ce serait plus ciblé, plus efficace, et sans doute moins onéreux que des aides pécuniaires à libre consom-mation. Dans les circonstances actuelles, ce qui compte, c’est que tout le monde puisse d’abord continuer à se loger, se soigner et se nourrir. Mais nous devons rester réalistes et solvables en matière de dérapages budgétaires pendant la crise. Surtout afin d’entrevoir au mieux l’après-crise qui demandera également des moyens bien ciblés…
Pour Bernard Keppenne, chief economist chez CBC, ” il est clair que chaque acteur économique devra faire des sacrifices, qu’il s’agisse des particuliers, des entreprises ou des pouvoirs publics. Le consommateur devra s’interroger sur sa chaîne de valeurs s’il veut privilégier la consommation durable et de proximité. Il devra s’interroger sur le prix qu’il est prêt à payer pour revenir à un modèle de croissance moins globale “. Les entreprises ? ” Elles vont devoir revoir leurs chaînes de production et ramener sans doute une partie de leurs usines en Europe. Avec les robots industriels, il y a moyen de le faire tout en restant compétitif. Pour ce qui est des Etats, enfin, il faudra revoir la manière dont on structure un budget et la manière dont on répartit les dépenses. Partout, il y aura des modifications de priorités. ”
Economiste à la banque ING, Philippe Ledent rappelle pour sa part que la crise que nous vivons actuellement est comparable à un tsunami, quelque chose d’imprévu qui nous submerge. De ce fait, ” nous n’allons pas pouvoir générer en 2020 toute la richesse prévue. La pizza sera beaucoup plus petite cette année et nous aurons tous un plus petit morceau. Certes, mettre en place des mesures pour contenir la catastrophe économique est une bonne chose. Mais vouloir compenser entièrement la perte collective que nous avons à subir est impossible. Qu’une entreprise ne fasse pas de profits une année, ce n’est pas grave. Ce qui compte, c’est d’éviter que la perte ponctuelle ne se transforme en une perte complète d’activités sur le long terme. Il est très probable que l’Etat prenne la plus grosse partie des mesures prises à sa charge pour passer le cap du confinement et éviter un désastre permanent “.
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