Comment réindustrialiser la Belgique?
La nécessité d’une réindustrialisation fait aujourd’hui l’unanimité. Le bureau de consultance Roland Berger a identifié six secteurs d’avenir à fort potentiel de création d’emplois et de valeur ajoutée au sein desquels il a listé 80 domaines d’innovation. Une chose est sûre : l’industrie de demain n’aura plus rien à voir avec celle d’hier !
“Un pays qui n’a pas d’industrie n’est pas un pays”, déclarait récemment Jean-Claude Juncker, le Premier ministre luxembourgeois dans une interview à L’Echo. Si le chef du gouvernement d’un aussi petit pays que le Grand-Duché de Luxembourg, surtout connu pour son économie de services, le pense… c’est bien la preuve que l’industrie a retrouvé grâce aux yeux des décideurs en Europe. Car il y a six ans, avant la crise financière, le mot “politique industrielle” avait pratiquement disparu du vocabulaire des autorités belges et européennes. Ces dernières n’en avaient que pour les services et, plus précisément, pour l’économie de la connaissance. Aujourd’hui, avec la crise qui n’en finit pas et la réindustrialisation des Etats-Unis en marche, on redécouvre l’importance de l’industrie. Et pour cause : les économies européennes qui ont le mieux résisté à la crise sont celles qui ont gardé une économie industrielle, comme l’Allemagne. Aujourd’hui, politiciens, patrons et syndicats sont unanimes : il faut garder des usines chez nous. Le plan “Horizon 2022” du gouvernement wallon articule d’ailleurs le redéploiement de l’économie sudiste autour d’une “nouvelle révolution industrielle”.
Ce thème crucial était au coeur d’un colloque organisé à Charleroi la semaine dernière par l’IEV, le centre de recherches du PS (lire l’encadré “Le Biopark ouvre la voie”). Il est aussi analysé de près par divers organismes et instituts. Dont l’Académie Royale de Belgique qui avait déjà publié un manifeste sur la désindustrialisation de la Belgique en juillet 2010. Un nouveau groupe de travail au sein de la classe Technologie et Société vient d’être mis sur pied pour se pencher à présent sur sa réindustrialisation. Dans ce groupe, on trouve des industriels de haut vol comme Christian Jourquin, Daniel Janssen (anciens CEO de Solvay) et Etienne Davignon ; un professeur d’université ; les anciens ministres Philippe Busquin et Jean-Pol Poncelet ainsi que Bruno Colmant, professeur d’économie (Vlerick School, UCL) et partner chez Roland Berger. Ce cabinet de consultance vient de réaliser une étude intitulée Enclencher un processus de réindustrialisation à haute valeur ajoutée en Belgique, qui servira notamment de base de travail aux académiciens.
Quelque 136.000 emplois perdus Que nous apprend cette étude ? La Belgique n’est pas le seul pays développé à faire face à la désindustrialisation de son économie. Dans le royaume, l’emploi industriel a chuté de 19 % (-136.000 emplois) entre 1995 et 2012, ce qui représente une baisse moyenne de 1,2 % par an (voir infographie). Entre 2000 et 2012, la part de la valeur ajoutée industrielle est ainsi passée de 22 à 17 %. alors qu’en Allemagne elle a augmenté de 25 à 26 %. C’est grave, docteur ? Moins en tout cas que la situation de la France (13 % à comparer à 18 %, il y a 12 ans) et du Royaume-Uni (15 contre 21 %). “De manière générale, l’euro a accentué le maintien de l’industrie dans le nord de l’Europe et aggravé la désindustrialisation du sud, alors que l’on aurait pu croire que, vu le coût de la main-d’oeuvre moins élevé, la production industrielle s’y déplacerait”, observent Bruno Colmant et Michel Vlasselaer (également partner chez Roland Berger).
Généralement les rapports sur le sujet se focalisent sur le coût du travail, trop élevé en Belgique par rapport à nos pays voisins (entre 10 et 15 %) pour expliquer ce phénomène. Les consultants de Roland Berger avancent d’autres causes : la faiblesse de la structure financière de nos PME, le manque de flexibilité de notre tissu industriel du fait, notamment, d’un dialogue social complexe, une valeur ajoutée par unité de coût du travail trop faible, un effort insuffisant en matière de recherche et de développement et surtout un manque de culture entrepreneuriale. Sans oublier que la collaboration entre les systèmes éducatif et industriel fait défaut. A tout cela s’ajoute une réalité historique malheureuse, explique Bruno Colmant : “Pendant très longtemps, notre industrialisation fut un peu trop élémentaire car le charbon était présent, l’acier rapidement transformé et nous profitions de l’apport de nos colonies. Depuis une quarantaine d’années, notre industrie a été limitée à des produits semi-finis, ce qui explique aussi son déclin, contrairement à l’Allemagne qui s’est concentrée sur les produits à haute valeur ajoutée”.
Le modèle allemand L’Allemagne, encore et toujours citée en exemple. “Le succès de l’industrie allemande est dû à de nombreux facteurs qui font partie de politiques cohérentes à long terme, analysent les auteurs de l’étude : son réseau de petites et moyennes entreprises familiales, fortement tournées à l’exportation ; l’innovation et la technologie — l’Allemagne est un des pays d’Europe à déposer le plus grand nombre de brevets ; la compétitivité avec un coût du travail inférieur au nôtre ; une culture du consensus (15 jours de grève annuels par 1.000 travailleurs contre 64 pour la Belgique et 162 pour la France) et une politique de clustering efficace ou, en d’autres termes, une bonne collaboration entre entreprises, organismes publics et de recherche et universités tout au long de la chaîne de valeur.”
La réindustrialisation de la Belgique engendrera de multiples effets positifs pour l’ensemble de l’économie, affirme Michel Vlasselaer, indicateurs à l’appui. “L’industrie belge participe à 50 % de l’effort total d’investissement en R&D et à 75 % des dépenses de R&D des entreprises ; plus de 75 % de nos exportations sont constituées de biens industriels ; les projets industriels constituent 40 % des projets financés par les investissements directs étrangers (selon les chiffres de 2010) ; le tissu industriel actuel est le terreau nécessaire pour préparer les grandes évolutions technologiques dans les nouveaux matériaux, les nanotechnologies, l’énergie… et enfin, l’industrie est un grand consommateur de biens et de services.”
Biotech vertes, tri automatique des déchets, photonique…. “Un plan de réindustrialisation ne peut pas s’envisager sans une approche géographique. La Belgique a cette mauvaise chance d’être une économie de transit. Elle ne peut pas se contenter d’être une simple autoroute. Pour attirer des capitaux, elle doit se muer en sous-traitant à haute valeur ajoutée, complète Bruno Colmant, rappelant que la Wallonie est beaucoup moins bien positionnée que la Flandre, qui jouit d’un accès direct à la mer via ses ports. “La géographie, qui était un avantage de la Wallonie quand son économie était extractive, est presque devenue un inconvénient. Le territoire wallon étant moins densément peuplé et plus difficile à entretenir en termes de voies ferrées et routières, il faut produire des biens à haute valeur ajoutée et pas trop lourds à transporter.”
Dans ce contexte, Roland Berger a identifié six secteurs porteurs d’avenir : l’économie numérique/les TIC, l’économie verte, les transports/l’espace, la santé, l’agroalimentaire, les nouveaux matériaux. Plus intéressant, il a retenu, parmi ces secteurs d’avenir, 80 domaines d’innovation à fort potentiel de création de valeur ajoutée et d’emplois : technologies 3D, tri automatique des déchets, satellites de communication, télésanté, biotech vertes, photonique, nouveaux vitrages intelligents, voitures et train du futur, etc.
Le consultant parle d’innovation de rupture, essentielle à ses yeux car elle crée de nouvelles industries autour desquelles se bâtissent des écosystèmes. Comme l’a initié le Plan Marshall en créant six pôles de compétitivité. “Ces innovations de rupture, précise Michel Vlasselaer, peuvent venir de différents matériaux, de technologies qui sont en train d’émerger ou de produits du futur. Elles peuvent aussi se situer au niveau de procédés et de processus.”
Enclencher une spirale positive Miser sur ces secteurs d’avenir en investissant dans la R&D, les technologies et la formation permettra de développer et de garder un savoir-faire technique et industriel sur nos terres et de valoriser cette expertise en fabriquant localement des produits finis.
Pour les consultants de Roland Berger, il importe par ailleurs de conserver un portefeuille équilibré entre les différents types d’industrie : les secteurs en déclin, en consolidation, les domaines d’avenir dans lesquels on a investi et les industries du futur. En fonction de l’exposition de ces secteurs à la concurrence mondiale et des atouts des entreprises industrielles belges, le consultant a défini quatre stratégies. Un : la spécialisation ou le positionnement dans des niches haut de gamme. Deux : la globalisation en favorisant l’export et surtout la grande exportation. Trois : la consolidation, c’est-à-dire encourager le regroupement d’acteurs afin de faire émerger des entreprises de taille critique pour affronter la concurrence internationale. Et quatre : viser le leadership en développant une reconnaissance internationale au sein des secteurs d’avenir.
En jouant la carte de la “montée en gamme”, les économistes estiment que l’industrie manufacturière pourrait, à l’horizon 2022, revenir à un niveau de 20% du PIB. Mais il faut accepter que l’industrie de demain n’aura plus rien à voir avec celle d’hier. Et agir de toute urgence !
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