Comment préparer votre entreprise pour l’avenir? Le modèle du professeur Wayne Visser
“Vous devez examiner l’ensemble du système dans lequel vous opérez”, explique Wayne Visser, professeur de transition durable à l’Antwerp Management School. “Une entreprise ne peut pas prospérer dans un écosystème qui s’effondre.”
Wayne Visser aime utiliser l’image d’une pièce de puzzle pour expliquer aux entreprises comment évaluer si elles sont prêtes à affronter l’avenir. Si le puzzle est le monde futur, comment votre entreprise peut-elle s’y insérer? A-t-elle encore une place dans un monde qui sera radicalement différent de celui d’aujourd’hui? Participe-t-elle à l’élaboration d’une solution qui nous rapproche de ce futur différent? Et sera-t-elle suffisamment agile et résiliente pour s’adapter à ce nouveau monde?
Pour aider les entreprises à assembler ce puzzle, possibilité leur est donnée de soumettre un projet de leur choix au jury des Trends Impact Awards, compétition organisée conjointement par l’Antwerp Management School, PwC et Trends-Tendances, qui décernera un prix au lauréat de chacune des six catégories dans lesquelles elles peuvent concourir ( détails sur www. trendsimpactawards.be). Nous approfondirons chacune de ces six catégories au cours des semaines à venir. Dans ce numéro, intéressons-nous d’abord au modèle académique qui en est à l’origine, élaboré par le professeur Wayne Visser, qui a grandi au Zimbabwe et en Afrique du Sud. Les vastes étendues de l’Afrique méridionale qu’il a notamment découvertes chez les scouts et les profondes inégalités inhérentes à une société encore soumise à l’apartheid l’ont formé et mis sur la voie d’une carrière académique consacrée à la durabilité. L’homme a écrit des dizaines de livres (il réalise aussi des films et écrit de la poésie)et est devenu l’un des plus éminents influenceurs en matière de durabilité sur les médias sociaux. C’est ce qui a convaincu l’Antwerp Management School (AMS) de lui a offrir la chaire BASF Port of Antwerp Randstad de la transformation durable il y a près de cinq ans. Avec l’AMS, il a notamment participé à la construction de deux “réseaux apprenants” autour de l’économie circulaire et l’économie du bien-être. Pour lui, pas question de pointer quelqu’un du doigt: mieux vaut viser de suite le futur idéal et analyser les vagues d’innovations qui devraient déferler sur nous à l’avenir.
Dans la durabilité, si vous vous limitez à une poignée de questions, vous ne verrez peut-être pas les relations qu’elles entretiennent avec le reste.
TRENDS-TENDANCES. Comment est né votre modèle?
WAYNE VISSER. Ce modèle est un exemple de backcasting, par opposition forecasting. Le backcasting consiste à prendre un point dans l’avenir – disons 2050 – et essayer de s’imaginer de la manière la plus précise possible à quoi ressemblerait le monde idéal à ce moment. A partir de 2050, on remonte ensuite le temps pour déterminer ce qui doit changer pour nous amener à cet idéal. Le modèle que j’ai élaboré a commencé par un tel exercice de backcasting, dans le cadre duquel je me suis demandé à quoi ressemblerait le futur dont chacun rêverait. Etrangement, nous ne sommes pas encore parvenus à convaincre les gens qu’un futur durable était préférable. Pour l’une ou l’autre raison, les gens voient surtout la durabilité comme quelque chose qui impose des sacrifices, provoque des augmentations ou affecte le confort de vie. C’est naturellement la recette parfaite pour ne rien faire.
L’exercice a mené à six domaines que vous voyez s’effondrer. C’est la vision que vous développez dans votre dernier livre, “Thriving: The Breakthrough Movement to Regenerate Nature, Society, and the Economy”. Pouvez-vous nous l’expliquer?
Oui. Je commence par ébaucher six effondrements, puis je m’intéresse à six percées, et à partir de là, à six opportunités de marché (voir tableau, Ndlr). Avec, chaque fois, deux éléments liés à la nature, au social et à l’économie. Dans les autres chapitres, je m’intéresse à la science qui se cache derrière ces éléments, dans une approche systémique. D’autres chapitres sont consacrés à la manière de mettre mes conclusions en pratique, au type de leadership qu’elle impose et à l’importance de l’espoir comme stratégie de survie
De nombreux lecteurs n’ont aucune idée de ce que vous entendez par “approche systémique”. Pouvez-vous l’expliquer?
Cela signifie que l’on réfléchit en termes de modèle, de réseaux et de relations. L’approche systémique englobe à la fois ce que l’on fait au niveau personnel et dans sa vie professionnelle. Il s’agit de comprendre les relations entre les différents éléments et les modèles ou la dynamique sur lesquels reposent ces connexions.
Est-ce l’inverse du “cherry-picking” auquel se livrent certaines entreprises quand elles travaillent sur les Objectifs de développement durable des Nations unies (ODD)? Elles en sélectionnent quelques-uns mais ignorent l’ensemble.
Effectivement, l’approche systémique est à l’opposé de la manière dont fonctionnent de nombreuses entreprises. Celles-ci tentent souvent de maximiser un élément, le bénéfice par exemple. Elles se concentrent sur une culture ou un type de produit de manière très linéaire.
Dans la durabilité, si vous vous limitez à une poignée de questions, vous ne verrez peut-être pas les relations qu’elles entretiennent avec le reste. Dans le secteur énergétique, les biocarburants ont un temps été considérés comme une solution miracle, mais ils ont un effet secondaire indésirable: on a commencé à substituer leur production aux cultures vivrières. Une concurrence s’est ainsi installée entre les terres utilisées pour produire des aliments et celles destinées à la production de biocarburants. Il en a résulté une hausse des cours des denrées alimentaires. Il est donc crucial de réfléchir à toutes les conséquences de ce que l’on fait.
Comment votre modèle se positionne-t-il par rapport à ces Objectifs de développement durable des Nations unies?
Il est possible de répartir les 17 Objectifs sur les six transitions. Les ODD sont cependant un peu étranges. Quand 170 pays doivent se mettre d’accord sur quelque chose, il est difficile d’attendre un résultat limpide. Certains ODD s’apparentent à des problèmes, d’autres sont des solutions et certains peuvent être contradictoires. Mais les ODD permettent d’identifier la triple bottom line que sont l’environnement, le social et l’économie ( les 3 P de “People”, “Planet” et “Profit”, Ndlr). Comme mon modèle d’ailleurs: les deux premières catégories sont liées à la nature, les deux suivantes au social, et les deux dernières à l’économie.
Les deux premières transitions – services écosystémiques et économie circulaire – sont étroitement liées à la nature. Les entrepreneurs seront sans doute tentés de s’intéresser davantage aux deux dernières catégories axées sur l’économie qu’à la biodiversité. Pourquoi le lien entre l’entreprise et la biodiversité est-il si difficile à établir?
Apparemment, de très nombreux secteurs et entreprises y voient plutôt une forme d’impact indirect, mais la nature est liée à chaque secteur. Du moins si l’on prend en compte l’intégralité des chaînes de valeur et des chaînes de production complètes. Il y a les matières premières que l’on consomme, mais aussi les plats que l’on sert dans les restaurants d’entreprise ou les habitudes de voyage. Tous ces éléments sont directement liés à la perte de biodiversité. Pour une entreprise, la première étape consiste à observer l’ensemble du système dans lequel elles fonctionnent. D’un point de vue stratégique, il paraît évident qu’une entreprise ne peut prospérer dans un écosystème en train de s’effondrer. Car tout devient plus cher quand on doit accomplir de manière artificielle ce que la nature fait pour vous ( les abeilles qui pollinisent les cultures sont un exemple de service écosystémique: dans les régions où ces insectes ont disparu, il faut organiser la pollinisation de manière artificielle, Ndlr). Ou pensez à l’énergie fossile. L’extraction de cette énergie et le gaspillage de pétrole qui va de pair ont à la fois un impact direct sur l’environnement et un impact indirect sur le climat.
La diversité est bénéfique pour l’écosystème parce que c’est la base de la créativité et l’innovation.
Les deux catégories qui portent sur la manière dont on appréhende l’humain sont l’économie de partage et le bien-être. Quelle est l’importance d’une plus grande diversité?
Il s’agit de mettre sur pied une politique et de meilleures pratiques au niveau des pays et des entreprises afin d’éliminer la discrimination et d’intégrer davantage de diversité dans nos bureaux et dans la société. De reconnaître que la diversité est quelque chose de bon, qu’il s’agisse de genre, de diversité culturelle, de préférences sexuelles ou d’âge. La diversité est bénéfique pour l’écosystème parce que c’est la base de la créativité et l’innovation. Mais c’est complexe. Nous travaillons sur la diversité de genres depuis des décennies. Mais au niveau mondial, l’écart salarial entre les hommes et les femmes atteint encore 40%. Selon certaines études, il nous faudra encore 250 ans pour combler cet écart si nous poursuivons sur la même voie. Pourtant, je constate que les entreprises qui se concentrent sur cet aspect enregistrent très rapidement des progrès. Chez Unilever, le Sustainable Living Plan de l’ancien CEO Paul Polman a permis à une entreprise pas particulièrement performante en matière de diversité de genres d’atteindre une représentation hommes-femmes égale à tous les niveaux en 2020.
Certains qualifieront de woke un tel plaidoyer pour la diversité et l’égalité et affirmeront que la Belgique est une société relativement égalitaire qui offre suffisamment d’opportunités à ceux qui veulent les saisir. N’est-ce pas le cas?
Cette tendance antiwoke est inquiétante. L’équité et l’égalité des chances y sont subitement présentées comme quelque chose de mauvais. La durabilité implique également de se battre pour des valeurs dont nous pensons qu’elles constituent le meilleur de ce que nous avons à offrir dans notre société, comme la justice et l’égalité. Nous devons donc trouver de nouvelles manières d’argumenter dans ce domaine. Une possibilité consiste à se demander si l’entreprise reflète la société dans laquelle nous vivons. La réponse simple, pour presque chaque entreprise, est que ce n’est pas le cas. Cela sous-entend que les chances ne sont pas égales pour tout le monde. Autour de ce constat, il est possible de construire des arguments plus scientifiques. Si une entreprise veut être leader dans son secteur, elle doit être innovante, et on sait qu’innovation et diversité vont de pair.
Vous vous dites optimiste. N’êtes-vous pas découragé par les événements actuels, comme la guerre en Ukraine qui, au-delà de la souffrance humaine, ralentit la transition vers une économie durable? Certains dirigeants évoquent même un retour au charbon.
Je ne suis pas un optimiste naïf, je ne pense pas que tout finira par s’arranger ou que tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes. Mon optimiste est fondé sur l’action, sur la conviction qu’il est possible de changer les choses. Si nous collaborons, nous pouvons remédier aux problèmes et offrir de la solidarité là où elle est nécessaire, comme maintenant en Ukraine. Mais il est un fait que certains événements catastrophiques à court terme, comme la guerre en Ukraine, peuvent nous faire basculer dans la bonne direction à plus long terme. A court terme, certains pays grappilleront tout le carburant qu’ils pourront obtenir afin d’être indépendants de la Russie. Mais à moyen terme – disons une dizaine d’années -, je m’attends à ce que la crise accélère la transition vers l’énergie renouvelable. Parfois, il est utile d’avoir un ennemi clair archétypal, pensez à Darth Vader contre les Jedi dans la Guerre des étoiles. Une personne, un pays ou une action qui incarne le mal peut être utile. On s’aperçoit de ce qu’est l’opposé de ce vers quoi nous devons tendre.
Profil
– Né au Zimbabwe en 1970, a grandi en Afrique du Sud
– A étudié le marketing (Université de Cape Town), l’écologie humaine, le développement durable et l’économie de l’environnement (Université d’Edimbourg)
– A travaillé comme consultant en gestion chez Capgemini et KPMG
– Doctorat en responsabilité sociale des entreprises en 2007 (Université de Nottingham)
– Affilié au Cambridge Institute for Sustainability Leadership et à l’Antwerp Management School en tant que titulaire de la chaire de transformation durable
– A écrit des dizaines de livres sur la durabilité
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