Cinq minutes pour comprendre: Adam Smith, vous êtes un petit polisson!

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Pierre-Henri Thomas
Pierre-Henri Thomas Journaliste

Vous avez inventé une histoire à dormir debout pour expliquer l’apparition de l’économie de marché.

Élève Adam Smith, venez ici que je vous tire les oreilles. Je ne nie pas, vous êtes brillant. Vous avez plein d’idées géniales : la main invisible, l’égoïsme éclairé, la division du travail, la théorie de la valeur… Mais parfois, vous racontez n’importe quoi.

Qu’est-ce que je vois dans votre « Richesse des nations » ? Vous dites, je cite, que dans les tributs primitives d’Amazonie, « tout le commerce se faisait par troc et, par conséquent, il n’y avait chez eux presque aucune division de travail. Ceux qui cultivaient la terre étaient obligés de se bâtir leurs maisons, de faire eux-mêmes leurs ustensiles de ménage, leurs habits, leurs chaussures et leurs outils d’agriculture ».  Et vous racontez encore plusieurs fois cette histoire de troc dans votre livre. Vous avez tellement convaincu les économistes avec cette histoire qu’on continue de la raconter aux étudiants aujourd’hui encore.

Qu’est-ce que vous dites ?  Vous dites que vous vouliez montrer que l’économie naît de lois naturelles : pas besoin de dieux, ni de rois ? Oui, alors bien sûr, votre histoire de troc est bien commode. Elle permet d’expliquer la naissance naturelle de l’économie de marché.  Le troc suppose que l’on est, par son travail (chasse, culture, artisanat…), propriétaire naturel d’un bien et que l’on peut échanger ce bien contre une autre qui nous apparaît plus utile. Cela suppose que ces deux personnes qui échangent sont égales, qu’elles sont propriétaires des biens échangés, qu’elles sont d’accord sur leur valeur et qu’une fois l’échange conclu, tout est terminé.  Et puis, comme on se rend compte qu’on ne peut pas couper une vache en cent pour en échanger une partie contre une pomme, on passe à un mode de production et d’échange plus élaboré. On invente la division du travail et la monnaie.

« Mythe du troc »

Mais non, mon petit ami. Ça ne marche pas comme ça dans la réalité. Presque tous les anthropologues et les historiens vous diront que ce qui se passait dans les tributs primitives, ce n’était pas du troc, mais une opération que l’on appelle la réciprocité, ou « donner-recevoir-rendre ». Elle consistait à donner aujourd’hui, et à recevoir demain : je te donne un truc dont tu as besoin, et plus tard, quand tu pourras, tu me donneras un autre truc dont j’aurais besoin, et cela renouvelé sans cesse.  Contrairement à ce que vous dites, on ne construisait pas tout seul sa maison, on ne fabriquait pas tout seul ses outils. En fait, toute la communauté, tout le village, s’attelait à construire la maison d’une famille, et les personnes les plus habiles fabriquaient les outils de tous. Et quand un villageois revenait avec un animal qu’il avait chassé, il le cuisinait et invitait le village à venir en manger. Le regretté anthropologue David Graeber disait que l’on n’a jamais eu une preuve que le troc était le processus d’échange dans ne fût-ce qu’une seule société primitive. Et en France, l’économiste Jean-Michel Servet parle du « mythe du troc ».

Adam Smith, vous êtes un petit polisson. Vous répandez des fake news. En réalité, l’économie de marché a pris son envol avec la première mondialisation, à la Renaissance, avec la découverte des Amériques, avec la route de la soie, avec les marchands de Bruges et de Venise et avec l’apparition d’une classe de marchands qui s’est émancipée des rois, des seigneurs et de l’Eglise. Adam Smith, vous me copierez cent fois : « le troc, c’est du toc ».

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