Ces nouveaux influenceurs qui gagnent les élections
Ils font campagne avec les codes des réseaux sociaux. Leurs détracteurs prétendent qu’ils “tiktokisent” et donc affaiblissent le discours politique. Leurs supporters rétorquent que les nouveaux “influenceurs politiques” s’adaptent simplement à l’air du temps, pour mieux toucher les jeunes générations.
Décryptage d’une tendance électorale où la forme l’emporte malgré tout sur le fond.
“Quelques bonbons avant de monter sur scène, c’est important, non ? ” Voilà le titre d’une vidéo qui dure 32 secondes et qui montre un Jordan Bardella détendu, juste avant sa participation à un débat politique. Le président du Rassemblement National français y déguste une friandise siglée Haribo, avant de disserter brièvement sur l’importance du sucre dans une séquence qui n’a d’autre intérêt que les 460.000 likes qui lui sont accolés.
Sur le compte TikTok de Jordan Bardella (1,6 million d’abonnés), cet instant de vie banal se fond dans une succession de vidéos courtes où le discours politique prend malgré tout le dessus à coup de punchlines bien senties, entre un sandwich et deux selfies. Pas de doute : on est bien dans le quotidien d’un politicien qui se la joue influenceur ou plutôt dans un flux d’images lissées où l’homme de 28 ans apparaît au final presque “sympathique”, malgré la réputation sulfureuse de son parti d’extrême droite.
“Jordan Bardella est aujourd’hui une marque accessible et conversationnelle, analyse Xavier Degraux, consultant et spécialiste des réseaux sociaux. Sur TikTok, on le voit avant tout comme un être humain qui ne délivre pas de contenu extrême. Vu son âge, une partie de la jeunesse peut facilement s’identifier à lui, d’autant plus que le président du RN utilise les codes des réseaux sociaux devenus majoritairement la seule porte d’entrée de l’information pour les jeunes générations. TikTok favorise les slogans, les idées courtes, les images fortes, et même si on n’y banalise pas la parole de l’extrême droite, on y banalise les personnes qui portent cette parole.”
Doper le capital sympathie
Résultat : avec son profil de gendre idéal qui plaît autant aux mamies qu’aux primo-votants, Jordan Bardella a fait du Rassemblement National le premier parti de France aux dernières élections européennes avec plus de 31% des suffrages. Dans la foulée, le président Emmanuel Macron a dissous l’Assemblée nationale et convoqué des élections législatives anticipées qui se tiendront ces 30 juin et 7 juillet. Un enjeu d’envergure où, plus que jamais, les réseaux sociaux sont au centre d’une bataille d’influence avec ce constat implacable : la brièveté des messages postés et leur mise en scène personnalisée permettent aux candidats en campagne d’éviter la contradiction et de doper aisément leur capital sympathie.
En France comme en Belgique, on assiste ainsi, depuis quelques années, à une pipolisation du message politique sur TikTok, Facebook et Instagram où la forme, souvent, l’emporte sur le fond. Dernier exemple en date : les extravagances plus ou moins contrôlées d’Elio Di Rupo sur TikTok (153.000 abonnés) où le ministre-président wallon s’exhibe volontiers dans son club de fitness ou dans des situations cocasses, comme cette chorégraphie décalée pour présenter son équipe socialiste aux élections européennes. Une danse improbable où l’ex-juge Luc Hennart devenu candidat PS semble se demander ce qu’il est venu faire dans cette galère faussement branchée…
“Je ne pense pas que cette séquence ait pu avoir un effet nécessairement contre-productif, réagit Emmanuel Goedseels, cofondateur de l’agence de communication stratégique Whyte Corporate Affairs. Cette chorégraphie épouse les codes de TikTok et ce réseau permet justement à Elio Di Rupo d’aller à la rencontre des jeunes dont certains, à ce moment-là, vont voter pour la première fois. Et puis, il faut aussi distinguer la campagne de la fonction. On peut se permettre un peu d’extravagance avant les élections et agir différemment dans le cadre de son travail.”
Au risque de paraître ridicule ? “Personnellement, cette séquence m’inspire de la pitié, réagit le consultant Xavier Degraux, mais je pense effectivement que cette danse, au final, a servi le ministre-président selon ce bon vieux principe : il n’y a pas de mauvaise pub, du moment qu’on parle de moi ! N’oublions pas que nous sommes aujourd’hui dans l’ère de l’infotainment, dans une culture du divertissement autour de l’information, et que cette stratégie TikTok s’inscrit au final dans le cadre d’une stratégie globale.”
Dans ces contenus faciles et narcissiques publiés sur TikTok ou Instagram, plus besoin de journalistes, ni de contradicteurs.
Le sacre de la vidéo
Car le constat est là : pour toucher les nouvelles générations qui snobent de plus en plus les médias traditionnels, les personnalités politiques n’ont plus d’autre choix que d’occuper le terrain des réseaux sociaux. Dans son tout dernier rapport annuel sur les pratiques d’information en ligne publié la semaine dernière, l’Institut Reuters pour l’étude du journalisme souligne d’ailleurs le désintérêt croissant pour l’actualité et la montée en puissance de la vidéo. A titre d’exemple, la proportion de personnes qui se déclarent passionnées par l’info est passée, en France, de 59% en 2015 à 36% en 2024.
Dans le même temps, les vidéos publiées sur les réseaux sociaux gagnent en popularité et “deviennent une source d’information de plus en plus prisée, surtout parmi les jeunes”, observe l’Institut Reuters. “Les consommateurs adoptent la vidéo parce qu’elle est facile d’emploi et qu’elle offre un large éventail de contenus pertinents et attrayants, explique Nic Newman, principal auteur de ce 13e rapport annuel. De leur côté, les rédactions traditionnelles sont encore enracinées dans une culture basée sur le texte et peinent à adapter leur narration à cette tendance.”
Résultat : les médias traditionnels sont directement concurrencés par les créateurs de contenu sur le web qui squattent de plus en plus les réseaux sociaux avec des formats étiquetés “sexy”.
En fonction de leur audience plus ou moins engagée, certains sont considérés comme influenceurs et ils inspirent, sans surprise, les hommes et les femmes politiques qui y voient aussi certains avantages. Dans ces contenus faciles et narcissiques publiés sur TikTok ou Instagram, plus besoin en effet de journalistes, ni de contradicteurs : l’élu ou le candidat se montre proche du peuple et de ses électeurs, en distillant des messages qui ne sont plus filtrés et rarement contestés.
“Aujourd’hui, des personnalités politiques comme Conner Rousseau voire même Georges-Louis Bouchez, ce sont des community managers, ose Nicolas Baygert, professeur d’université et spécialiste de la communication politique. Leur but, c’est de faire grossir l’audience. De pénétrer toute une série de bulles qui ont fait sécession et qu’on ne parvient plus à toucher via les médias traditionnels ou la télévision. Ils vont concevoir, via TikTok ou d’autres réseaux sociaux, leur propre langage pour toucher des publics cibles, en particulier les jeunes. Conner Rousseau, c’est le prototype de l’influenceur-politique qui court-circuite les corps intermédiaires.”
“Aujourd’hui, des personnalités politiques comme Conner Rousseau voire même Georges-Louis Bouchez, ce sont des ‘community managers’.” – Nicolas Baygert (Ihecs)
Objectif people
Dans cette séduction politicienne que certains qualifient “du moindre effort”, le niveau du débat politique baisse forcément d’un cran, au bénéfice d’un bruit médiatique paradoxalement relayé par les médias traditionnels dès qu’un élu se lance dans une chorégraphie ridicule. Inévitablement, la pipolisation gagne du terrain dans cette course à l’attention et certaines personnalités se distinguent plus que d’autres dans cet exercice comme, par exemple, l’ancien président de Vooruit Conner Rousseau, le président du PTB Raoul Hedebouw ou encore le président du MR Georges-Louis Bouchez, tous vainqueurs des dernières élections en termes de voix de préférence.
“Il y a clairement une personnification de la politique, enchaîne Thierry Bouckaert, partner & senior advisor du bureau de conseil Akkanto. Avant, les partis étaient des blocs déterminés qui dictaient le programme et la communication, et on ne déviait pas de la ligne du parti. Aujourd’hui, on vote de plus en plus pour des personnes et certains membres du parti peuvent émettre, sans problème, des idées qui sont en marge de cette fameuse ligne. Cela dit, tous les politiciens ne sont pas égaux devant les réseaux sociaux. Comme pour les marques ou pour les entreprises, il y a un élément important à prendre en considération : c’est l’authenticité. Certaines personnalités, comme Conner Rousseau, sont nées dedans et savent entretenir le storytelling. D’autres, en revanche, ne sont pas adaptés et multiplient les bêtises… ”
Si la pipolisation triomphe désormais sur la scène politique, les partis passent-ils pour autant au second plan dans les nouvelles tentatives de séduction auprès de l’électeur lambda ? Certainement pas et ils redoublent même d’efforts pour occuper, eux aussi, le terrain des réseaux sociaux, si l’on en croit la toute dernière étude menée par l’expert en marketing digital Xavier Degraux. Ainsi, sur les deux réseaux Facebook et Instagram du géant Meta, les partis politiques belges et leurs présidents respectifs ont dépensé ensemble plus de 3 millions d’euros durant les quatre mois qui ont précédé les dernières élections.
Champion toute catégorie : le Vlaams Belang s’offre 26% des parts de marché avec une dépense de 810.000 euros durant cette période pour les pages du parti et de son président Tom Van Grieken. Sans surprise, c’est un autre parti extrémiste qui occupe la deuxième marche du podium, puisque le tandem PTB-PVDA affiche, avec son président national Raoul Hedebouw, plus de 14% de ces dépenses sur Meta, soit environ 440.000 euros en quatre mois à peine. Cocasse pour un parti qui se veut anticapitaliste et qui remplit pourtant généreusement les caisses d’une entreprise américaine fortement contestée sur le plan éthique…
“Il y a clairement une personnification de la politique.” – Thierry Bouckaert (Akkanto)
Reconsidérer les réseaux
Pour les partis et leurs présidents, l’envie de segmenter les personnes en âge de voter et de s’adresser à elles via les plateformes où elles se trouvent réellement est devenue, aujourd’hui, une nécessité. Mais quid du message délivré ? Les femmes et les hommes politiques sont-ils désormais “obligés” d’intégrer les codes des influenceurs pour faire entendre leur voix auprès des jeunes générations ? Doivent-ils nécessairement passer par l’humour et la séduction pour convaincre l’électeur, au risque de brader le message politique ? Pas nécessairement.
Pour Cédric Cauderlier, fondateur de l’agence Mountainview, il est temps de changer de regard sur les nouvelles habitudes de consommation des médias. “Il faut arrêter de caricaturer les réseaux sociaux, réagit cet expert en stratégie digitale, car il y a aussi du fond sur ces plateformes. Il suffit de prendre pour exemple Hugo Décrypte qui, en termes d’information, arrive à capter toute une jeune génération avec des formats courts, mais aussi des formats plus longs sur YouTube.”
L’exemple n’est pas anodin. Dans le dernier rapport de l’Institut Reuters pour l’étude du journalisme, le youtubeur français (de son vrai nom Hugo Travers) est d’ailleurs cité comme une source d’information de référence pour de nombreux sondés, dépassant même de grands médias traditionnels. Avec ses 2,7 millions d’abonnés sur YouTube et ses 6,3 millions de fans sur TikTok, Hugo Décrypte est devenu un vrai phénomène qui réunit, dans ce rapport de l’Institut Reuters, plus de mentions que Le Monde, Le Figaro et Libération réunis. Les followers de ce journaliste-vidéaste de 27 ans à peine sont âgés de… 27 ans en moyenne, soit 20 ans de moins que les personnes qui plébiscitent les sites d’information “classiques”.
“C’est une idée tronquée de penser que les jeunes ne regardent que des danses sur TikTok, enchaîne Cédric Cauderlier. Ils s’informent aussi sur ces plateformes. Alors, au lieu de dire que les réseaux sociaux participent à un abaissement de la politique, je dirais plutôt que c’est une mauvaise utilisation de ces réseaux qui participe à un abaissement de la politique. Les hommes et les femmes politiques ont une vraie responsabilité sociétale dans les contenus qu’ils partagent. Je pense qu’ils peuvent devenir de vrais influenceurs, dans le sens noble du terme, mais pour cela, ils doivent prendre véritablement la mesure de ce qu’ils ont à dire sur les réseaux pour gagner en crédibilité. Car ce n’est pas en faisant de bêtes chorégraphies sur TikTok qu’ils vont élever le niveau. D’ailleurs, feraient-ils cela au Parlement ?”
“Je dirais plutôt que c’est une mauvaise utilisation de ces réseaux qui participe à un abaissement de la politique.” – Cédric Cauderlier (Mountainview)
Un pari liégeois
Elever le niveau, différemment, en allant à la rencontre des gens et en diffusant ce contenu exclusivement sur les réseaux sociaux : voilà ce qui a précisément motivé l’agence de marketing digital Produweb dans sa mission de promotion du MR à Liège, en amont des dernières élections. Une stratégie qui s’est révélée gagnante puisque, au niveau fédéral, les libéraux ont détrôné le PS dans la circonscription de Liège, passant de 19,7% à 28,4% des suffrages en l’espace de cinq ans, tandis que les socialistes chutaient de 24,9% à 21,8% dans le même laps de temps.
Un succès uniquement dû aux réseaux sociaux ? “Il faut rester lucide, répond Guillaume Petta, CEO de l’agence Produweb. Ce n’est pas que grâce à nous, mais nous y avons certainement contribué. On a fait le choix, avec les responsables du MR de Liège, de privilégier le fond sur la forme et de se détourner justement de ce ‘snack-content’ qui est à la mode. Vous ne trouverez aucune danse dans les 50 vidéos que nous avons tournées pour cette campagne électorale, mais plutôt de vraies problématiques sociétales.”
Reformatées selon l’esprit de chaque plateforme (Facebook, LinkedIn, TikTok et Instagram), ces vidéos ont porté les 30 candidats MR en région liégeoise, en démontrant que le contenu sérieux avait aussi sa place sur les réseaux sociaux. Avec succès, visiblement.
C’est sans doute, aujourd’hui, le plus grand défi des “apprentis influenceurs” qui s’expriment en politique. Trouver le juste équilibre entre le fond et la forme dans les discours adressés aux jeunes générations. Titiller sans ennuyer. Alpaguer sans déraper. Convaincre sans racoler. Un exercice de style d’autant plus compliqué que les codes ne sont pas tous les mêmes sur les différents réseaux sociaux. Bref, une question de pratique et, surtout, de bon sens. Histoire de pouvoir répondre enfin à la question : quelques bonbons avant de monter sur scène, est-ce vraiment important ?
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