Transferts Nord-Sud en Belgique: et à la fin, c’est (surtout) Bruxelles qui paie!

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Les transferts de la Flandre vers les deux autres Régions du pays font régulièrement l’objet d’études… qui occultent un élément essentiel : une bonne partie de la richesse créée à Bruxelles file directement dans les autres Régions. Quand on en tient compte, on s’aperçoit que la vache à lait de la Belgique, c’est d’abord Bruxelles.

Les études réalisées sur la création de richesse dans les diver­ses régions européennes sont sans équivoque. C’est le Luxembourg qui arrive en tête : corrigé par la parité de pouvoir d’achat (PPA), le PIB par habitant y atteint 260 % de la moyenne, suivi par le Sud, ainsi que l’Est & Midland en Irlande, deux régions qui affichent environ 200 %. Juste en dessous se situent Bruxelles et Hambourg. Ceci se confirme dans les statistiques nationales. Le PIB de la Région de Bruxelles-­Capitale représente 18 % du total belge (chiffres 2021), bien plus que les 10,6 % de la population. Très logiquement donc, le PIB par habitant, soit 74.068 euros, atteint 170 % de la moyenne nationale. Bruxelles est donc une région très prospère.

Pourtant, ses habitants sont pauvres. Le revenu moyen des Bruxellois pointait cette même année à 16.068 euros seulement, soit 21 % de moins que la moyenne du pays ! L’origine de cette spectaculaire anomalie est bien connue des économistes : une grosse partie de la richesse créée dans la capitale est due aux navetteurs, qui y travaillent mais n’y résident pas… et n’y paient pas un euro d’impôt sur leur revenu. En d’autres termes, ils “utilisent” la ville gratuitement, pour y gagner leur vie, mais aussi pour les loisirs et les soins hospitaliers, entre autres.

Ce n’est pas une raison, mais…

Sans qu’il y ait là motif à ne pas vouloir améliorer la situation, un élément souvent avancé est le fait que les trans­ferts des régions riches vers les régions plus pauvres sont beaucoup moins importants chez nous que dans d’autres pays. Les quel­que 7,1 milliards évoqués représentent seulement 1,3 % du PIB de la Belgique. Des pays comme l’Espagne ou la Suisse se situent au double, tandis que l’Allemagne dépasse 6 %, l’Australie et le Japon pointant même aux environs de 9 %.

Un autre élément est plus positif : le transfert de la Flandre vers la Wallonie est, entre 2010 et 2022, revenu de 1,52 à 1,16 % de son PIB. Le transfert en provenance de Bruxelles est par contre passé de 0,14 à 0,39 % de son PIB.
Parmi les expli­cations : le vieillissement touche surtout la Flandre, la population bruxelloise étant la plus jeune. Dès lors, au titre des pensions, la Flandre perçoit en chiffres ronds 2,2 milliards des deux autres Régions, dont un dixième de la Wallonie.

Deux méthodes pour un résultat semblable…

Quand la cité et ses banlieues résidentielles plus lointaines font partie de la même région, comme c’est le cas pour Paris et l’Ile-de-France, cela ne pose pas de problème. Mais quand la ville forme une entité politiquement et fiscalement coupée de ces banlieues, comme Bruxelles, il y a au contraire un gros souci financier. En particulier si ces quartiers extérieurs accueillent surtout des navetteurs à revenu élevé. Ce n’est pas pour rien que les Brabant flamand et wallon sont les deux provinces belges au revenu par habitant le plus élevé, Anvers les challengeant dans certains classements.

Ce n’est pas pour rien non plus que dans les pays connaissant des situations analogues ont prévu des compensations parfois très importantes. C’est le cas à Genève et Vienne notamment, ainsi que dans les villes-Länder allemandes : Berlin, Brême et Hambourg.

Professeur aux universités de Gand et de Nancy, Rudy Aernoudt est un économiste flamand très ouvert à la réalité de Bruxelles et de la Wallonie. Il n’hésite jamais à contredire le discours officiel qui prévaut dans le Nord du pays dès l’instant où il le juge fallacieux. En témoignent tant ses ouvrages (Flandre Wallonie, je t’aime moi non plus et Bruxelles, l’enfant mal-aimé) que certaines de ses chroni­ques dans Trends-Tendances. Voyons son raisonnement…

Premier point : comment calcule-t-on les transferts entre Régions ? Il existe deux métho­des fiables, explique-t-il : celle des postes budgétaires, utilisée par la BNB, et celle du revenu disponible versus revenu primaire. La première prend en compte les recettes (impôts) et les dépenses : chômage, pensions, allocations familiales, etc. Dans son appro­che, la BNB arrive à un transfert de 7,08 milliards au départ de la Flandre, vers la Wallonie pour 6,16 milliards et vers Bruxelles pour 918 millions.

“Les transferts ne circulent majoritairement pas sur un axe nord-sud, mais centre-périphérie.” – Thomas Dermine, secrétaire d’Etat

Bien que fort différente en soi, la méthode du revenu disponible appliquée par le professeur gantois débouche sur des chiffres fort proches : la Flandre octroie 7 milliards aux autres Régions, dont 732 millions à Bruxelles. Cette méthode compare le revenu primaire, soit le salaire brut, au revenu disponible, lequel comprend aussi les allocations de chômage, familiales, ou encore les pri­mes à la rénovation par exem­ple. Ce complément de revenu est plus important dans le cen­tre et le sud du pays. Alors qu’il se limite à 1.885 euros par personne en Flandre, il atteint 3.517 euros à Bruxelles et 4.610 euros en Wallonie.

…tandis qu’une autre approche chamboule tout

Deuxième étape : la prise en compte de la création de richesse générée par les navetteurs. Dans ses calculs, Rudy Aernoudt tient compte de quelque 333.000 navetteurs en termes nets, soit après déduction des 79.000 Bruxellois allant travailler dans les deux autres Régions. Ils sont 122.600 à venir de Wallonie et 211.000 de Flandre. Deuxième élément : un salaire qui, à métier équivalent, est 40 % plus élevé dans la capitale, soit 60.000 euros brut environ. Le résultat est spectaculaire, puisqu’il représente une différence de 5,3 milliards en faveur de la Région de Bruxelles-Capitale ! La Wallonie perçoit cette fois 8,2 milliards par an, mais venant de Flandre pour “seulement” 3.666 millions et de Bruxelles pour 4.553 millions. Les fameux transferts Nord-Sud dont se plaint le Nord du pays existent donc bien, mais ils sont moitié moindres que les chiffres dont on fait état. Surtout, c’est Bruxelles qui débourse le plus. Soit 3.660 euros par habitant et par an, contre 538 du côté de la Flandre.

Navetteurs. Une grosse partie de la richesse créée dans la capitale est due aux navetteurs. Ils sont 122.600 à venir de Wallonie et 211.000 de Flandre. © BELGAIMAGE

Cette gigantesque correction n’a rien d’une vue de l’esprit, quand on sait ce que stipule le droit international, à savoir que l’on paie ses impôts suivant son lieu de travail et non de résidence. Les Bruxellois, qui passent volontiers pour les plus attachés à l’unité du pays, tireraient a priori un énorme avantage à sa partition ! Même si des compensations non négligeables devraient naturellement être envisagées, pour tenir compte du fait que les navetteurs consomment des services publics dans leur Région de domicile. Outre le fait que le nombre de navetteurs s’inscrirait sans doute en forte baisse. “Ce n’est pas pour rien que les indépendantistes flamands se montrent soudain très réservés quand je leur explique qu’une partition du pays signifierait pour la Flandre la perte de Bruxelles”, sourit Rudy Aernoudt.

Des compensations fort insuffisantes

Certes, la Région de Bruxelles-­Capitale a été refinancée lors de la réforme institutionnelle de 2011, avec des rubriques telles que les coûts de la mobilité, de la sécurité des sommets européens, ou encore le fait que les fonctionnaires internationaux ne payent pas d’impôts. On y relève également 140 millions pour compenser (?) le coût des navetteurs. Le total, soit 460 millions, était toutefois très inférieur à ce qui était jugé nécessaire. “Nous avions calculé qu’il manquait au minimum 720 millions pour que Bruxelles soit traitée équitablement, précise Magali Verdonck, économiste senior au Dulbea (ULB), experte en finances publiques. Et c’était là une estimation très prudente, comme précisé pour chaque rubrique. Nous en avions d’ailleurs soustrait les compensations existantes, y compris Beliris.” Pour rappel, il s’agit d’un accord signé en 1993 entre l’Etat fédéral et la Région, qui finance chaque année des projets bruxellois, notamment en matière de mobilité. Il s’agit aujourd’hui d’un total de 140 millions (venant de 125 millions en 1993), dont environ un quart n’a toutefois rien à voir avec les surcoûts identifiés de la capitale, par exemple le financement d’établissements scientifiques fédéraux.

“Il faut toutefois bien compren­dre que ce ‘manque’ prévalait alors depuis la naissance de la Région en 1989, poursuit l’économiste. On a constaté, après 22 ans, que le financement de Bruxelles-Capitale avait été très mal calculé, mais on n’a pas envisagé de rattrapage. Une telle accumulation est quasiment impossible à rattraper et expli­que notamment les retards dans l’entretien des infrastructures. On peut toujours discuter de la manière dont la Région a utilisé cet argent, mais il est difficile d’imputer tous les problèmes à une potentielle mauvaise gestion quand on sait qu’il y a de toute façon trop peu d’argent.”

Le logement social est aujourd’hui le principal piège à l’emploi à Bruxelles. © BELGAIMAGE

Les égarements du logement social

Parmi les cas de mauvaise gestion que certains reprochent à la Région bruxelloise figure le logement social. Il en manque cruellement ? Ce n’est pas l’impression que dégagent certaines cités de l’Est de la capi­tale qui, à en juger par les véhicules garés, semblent surtout occupées par la classe moyenne. “Dans les logements sociaux, on se bat pour obtenir des parkings, mais dans les bâtiments loués avec loyer modéré par les agen­ces immobilières sociales (AIS), les parkings sont vides”, caricature, amère, une importante responsable… du logement social bruxellois. En privé bien sûr. Parce qu’un ménage bénéficiant d’un loyer de 340 euros, voire moins, se paye plus facilement une voiture que beaucoup d’autres.

“Le logement social est aujour­d’hui le principal piège à l’emploi à Bruxelles, observe Olivier Willocx. Comme son occupation n’est pas limitée dans le temps mais fonction du revenu, un tas de gens préfèrent rester chômeurs. Comment les en blâmer, puis­qu’ils perdraient lourd avec un revenu un peu supérieur ? C’est le système qui est pervers.”

Sur un tout autre plan, un refus du Housing Deal relèverait de la faute grave. Mise au point par le secteur associatif, cette formule consiste à ce que le secteur public fournisse le terrain, accorde un droit de superficie et réalise un appel d’offres pour que le secteur privé y construise des logements et les loue par le biais d’une AIS, ou en direct à des tarifs sociaux. Le résultat d’une analyse chiffrée est surprenant : on arriverait, pour la Région, à un coût du logement inférieur au moins de moitié à celui du système actuel ! Quelle est l’objection qui freine l’acceptation de cette formule par certains ? La spéculation possible ? Non : le terrain appartient au secteur public. Un dérapage des loyers ? Non : ils sont clairement plafonnés. La réponse est stupidement dogmatique : “ce ne sont pas des briques publiques”. Et tant pis pour ceux qui attendent…

Bruxellois pas demandeurs

La question s’impose : pourquoi la poule aux œufs d’or du pays, comme l’appelait naguère le ministre-président Charles Picqué, joue-t-elle la mendiante au lieu de réclamer son dû ? Un frein majeur est que la quasi-totalité des édiles bruxellois sont minoritaires dans leur parti, qui couvre au moins une autre Région. Toute mesure favorable à Bruxelles mais défavorable aux autres Régions, ou à une partie de ses habitants, serait de ce fait rejetée par la majorité du parti, souligne Magali Verdonck.

Confirmation en a été faite le mois dernier par David Leisterh, président du MR bruxellois, dans une interview à L’Echo : “Bruxelles a été refinancée trois fois … Si je me mets à la place des partis qui seront au fédéral, face à une telle demande, ça va être com­pliqué à vendre !” Et d’insis­ter plutôt sur le fait que “Bruxelles a quand même été vachement mal gérée ces dernières années”.

Pourquoi la poule aux œufs d’or du pays joue-t-elle la mendiante au lieu de réclamer son dû ?

Evolution des prix de l’immobilier a la vente ou a la location. Logements sociaux et tour dans le quartier nord © BELGAIMAGE

C’est sur ce terrain qu’embraie Olivier Willocx, ancien CEO de Beci et fraîche recrue du MR. Il évoque la compensation pour la suppression du coefficient de solidarité. Il s’agit du principe qu’au plus une région est pauvre, au plus elle doit être aidée. “Cette compensation a débuté en 2015 et s’étale jusqu’en 2025. Bruxelles l’a reçue en avance et c’est là que se pose le problème. Certains demandent : qu’avez-vous fait de cet argent ? Car il était destiné à s’adapter, non à perdurer. Il faudrait que Bruxelles apprenne à gérer l’argent reçu, plutôt que de se plaindre de ne pas avoir reçu assez.” Il reste qu’il sem­ble légitime pour Bruxelles de demander une compensation d’une autre ampleur pour les navetteurs, non ? “Oui, mais ce serait plus légitime en pouvant faire état d’une bonne gestion.” Le principal parti d’opposition ne va visiblement pas faire campagne sur le thème du refinancement de Bruxelles. Et certainement pas la ministre fédérale Alexia Bertrand (Open Vld), élue bruxelloise, qui évoquait curieusement dans Trends-Tendances des “navetteurs qui viennent contribuer à l’économie de la Région”.

On relève par contre avec surprise la prise de position de Thomas Dermine, secrétaire d’Etat notamment aux Investissements stratégiques : “Les transferts ne circulent majoritairement pas sur un axe nord-sud, mais centre-­périphérie. La Flandre et la Wallonie bénéficient toutes deux d’importants transferts de Bruxelles, à travers les revenus du travail générés dans la capitale mais taxés selon le lieu de résidence”. A quand un pareil discours dans le Nord du pays… et à Bruxelles ? A ce propos, qu’en pense Rudy Aernoudt ? Pour lui, on pourrait fort bien envisager, pour faire simple, que Bruxelles perçoive la moitié des impôts sur le revenu payés par les navetteurs, ce qui représenterait deux milliards environ par an. Soit trois fois les faibles montants dont il s’agit aujourd’hui…

Plus d’un tiers du PIB !

Une très récente étude de l’OCDE évoque la “zone urbaine fonc­tion­nelle” de Bruxelles. Ce concept de ZUF est basé sur l’observation des lieux de travail. Résultat : cette ZUF englobe 137 commu­nes (sur 589) et 3,34 millions de personnes, soit 28,6 % de la population belge.
Ce n’est guère étonnant quand on sait que les postes de travail disponibles dans la capitale ont bondi de plus de 19 % en huit ans (à 628.000 en 2022), contre moins de 11 % dans les deux autres Régions. Autre éclairage : selon Eurostat, le PIB de la “région métropolitaine” de Bruxelles atteint 200 milliards (en 2022), soit 36 % du PIB de la Belgique.

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