Benoît Bayenet, président du Conseil central de l’économie: “Si on ne fait rien, ce sera la catastrophe”
Benoît Bayenet détaille un rapport inédit sur la situation préoccupante des finances publiques, alors que les chocs sont là: vieillissement de population, défi climatique, etc. Des réformes structurelles s’imposent. Et la Belgique doit mieux fonctionner. Faute de quoi, “tout le monde sera perdant”.
Le Conseil central de l’économie, qui réunit les partenaires sociaux, publiait le 24 avril un rapport inédit sur la situation des finances publiques belges. Inédit parce que c’est la première fois qu’il s’empare de ce sujet. Mais inédit aussi parce qu’il ose poser un constat difficile sur l’état de nos finances publiques, en appelant à des réponses. “Ce qui nous attend demain, ce sont des choix difficiles dans les finances publiques pour permettre les investissements nécessaires face aux enjeux qui attendent la Belgique, mais aussi des débats sur les réformes structurelles à mener, nous explique son président, Benoît Bayenet. Sans ce diagnostic commun, chacun aura l’envie d’imposer sa propre vision de la situation. Il est fondamental que ce constat ne soit pas remis en cause.” TRENDS-TENDANCES. Le constat que vous posez est particulièrement préoccupant!
BENOIT BAYENET. Avons-nous un déficit et une dette importants en comparaison avec la moyenne européenne? Oui. Sommes-nous parmi les mauvais élèves de la classe? Oui, incontestablement, même si certains pays comme la France ou l’Italie ont vu leur situation se détériorer. Il ne faut certes pas faire peur aux gens: il n’y a pas de risque de soutenabilité de la dette belge, à court terme. La question se pose davantage à moyen et long terme, mais on doit y répondre. Toute la difficulté de notre époque, c’est que l’on ne peut pas la comparer aux années 1980 ou 1990, car nous faisons face à des chocs attendus.
Faut-il une politique d’austérité?
Il faut appréhender les choses différemment de ce que l’on a fait par le passé. Dans les années 1980, la compétitivité de la Belgique était catastrophique, l’état des finances publiques également, avec le célèbre effet boule de neige et des taux d’intérêt à deux chiffres. Il fallait assainir les finances publiques, mais sans choc à venir sur les dépenses publiques. Même chose dans les années 1990: le plan global de Jean-Luc Dehaene s’inscrit dans la perspective de l’entrée dans l’Union économique et monétaire. La dette est alors au-dessus des 130% du PIB, mais si on la réduit, les perspectives sont favorables à l’intégration européenne. Aujourd’hui, la situation budgétaire est un peu moins grave, mais ce qui a changé, c’est que des chocs importants arrivent en matière de dépenses publiques.
Des chocs prévisibles, donc?
Oui. Il peut encore y avoir une crise financière, les analystes financiers disent que des bulles sont en train de se recréer, mais cela reste incertain. En revanche, on sait que le vieillissement de la population va nous coûter cinq points de PIB. Sans oublier le coût du choc climatique: les inondations, les sécheresses… Les modèles ont du mal à le chiffrer, mais on doit l’intégrer, sans même parler des investissements considérables nécessaires pour la transition. Quand on parle de la nécessité de contrôler les finances publiques, il ne s’agit donc pas d’austérité pure et dure, c’est d’abord pour absorber ces deux chocs, qui sont incontournables.
“Le message envoyé au prochain gouvernement est clair: ‘Ne faites pas cela sans nous, travaillons ensemble’.”
Et qui sont entamés, non?
Oui, nous sommes déjà dedans. En outre, nous ne sommes pas à l’abri de chocs macroéconomiques et géopolitiques qu’ils viennent des Etats-Unis, de Russie ou du Moyen-Orient. Il faut retrouver des marges de manœuvre. Cela impliquera des choix difficiles en termes de réorientation budgétaire et de réduction des dépenses.
Le “quoi qu’il en coûte” de la crise du covid, c’est fini?
Dans d’autres rapports, publiés en 2023, nous avions démontré que l’on avait parfois été trop généreux durant ces crises en donnant à peu près la même chose à tout le monde. Nous avons surcompensé les hauts revenus et pas assez les bas revenus. Une sélectivité dans les mesures à venir s’imposera. On sait que le coût de l’énergie va exploser à nouveau dans un futur proche et que l’on devra protéger les plus faibles.
On parle d’un effort de 5 milliards d’euros chaque année durant la prochaine législature, ce n’est pas rien!
On parle de 0,7% de PIB, un peu moins que 5 milliards, mais c’est considérable. C’est pour cela que les partenaires sociaux insistent aussi, dans le rapport, sur les efforts à faire pour améliorer la croissance potentielle, la productivité, le taux d’emploi, etc. Le message envoyé au prochain gouvernement est clair: “Ne faites pas cela sans nous, travaillons ensemble!”. Nous avons une fenêtre de 10 ans, à ne pas manquer.
La situation budgétaire est-elle plus grave en Belgique francophone?
Lors des crises précédentes, les entités fédérées étaient en moyenne à l’équilibre, même si la Flandre compensait les entités francophones. Cette fois, le déficit se répartit aussi sur les Régions et les Communautés. Dans la trajectoire à trouver, tout le monde devra se mettre autour de la table. Jusqu’ici, en dépit de l’accord de coopération de 2014, les entités fédérées prenaient acte de la trajectoire belge, sans prendre leurs responsabilités. Cela ne passera plus par rapport aux enjeux qui nous attendent. La coopération doit être de mise en ce qui concerne les finances publiques, mais aussi les visions d’investissements, les politiques énergétique et industrielle.
En tant qu’académique, je constate que l’avenir de la Belgique est hypothéqué par ce fédéralisme de coopération qui n’existe pas. Nous avons davantage créé un modèle de concurrence. Cela devra changer. Je ne dis pas qu’il faut refédéraliser des compétences, mais bien travailler ensemble.
Le rapport évoque des dépenses trop élevées en matière d’administration publique, d’enseignement ou d’affaires économiques. C’est là aussi un constat partagé?
Nous sommes partis d’une étude de l’année 2019 réalisée par la Banque nationale, avant les effets perturbateurs du covid et de ses politiques ciblées, comparant la Belgique avec nos trois pays voisins: Allemagne, France et Pays-Bas. Que constate-t-on? Dans l’enseignement, nous dépensons plus que nos pays voisins, c’est un fait, alors que notre système n’est pas plus efficace. De même, nous dépensons beaucoup plus en aides économiques, sans résultats probants. En ce qui concerne l’administration publique, c’est surtout la charge des intérêts de la dette qui se trouve cachée derrière. Le constat de ces dépenses excessives est partagé, personne ne le remet en cause.
En d’autres termes, l’efficacité de notre système est en cause?
Ce genre d’études permet de dire que l’efficacité de notre enseignement n’est pas qu’une question de moyens. Une évaluation de l’organisation de notre système s’impose. Il ne s’agit pas de remettre en cause le travail de nos enseignants, mais de nombreuses études ont montré que la concurrence entre les réseaux nuit à l’efficacité. L’état de nos finances publiques permet-il encore cela? Ne faudrait-il pas des rapprochements? De même, nous avons des niveaux de cotisations sociales élevés, mais on donne beaucoup de subsides aux entreprises: cela a-t-il du sens?
Entre-t-on dans une ère de réformes structurelles importantes?
Bien sûr. Nous avons besoin d’une réforme fiscale ou d’une nouvelle réforme des pensions pour ceux qui entrent dans le marché du travail, car le monde a bien changé depuis les années 1950-1960. De même, la Belgique a besoin d’une politique énergétique et industrielle, faute de quoi on risque de ne plus avoir de croissance, de recettes et de capacité à investir. Nous sommes dans cette équation: la croissance doit être respectueuse du climat et de la planète, mais on doit créer de l’emploi et de la richesse pour répondre à ces défis.
Prend-on suffisamment la mesure de cela?
Nous avons entamé, il y a un an, un autre chantier baptisé “Horizon 2030-2050”. Le but est de pouvoir donner au prochain formateur de gouvernement une vision des partenaires sociaux sur les grandes lignes du modèle économique et industriel de la transition carbone, en sachant que l’on part, en Belgique, d’une économie fortement carbonée et d’une situation qui n’est pas bonne. Les enjeux sont gigantesques.
Cela poserait-il les jalons d’un nouveau pacte social?
C’est un peu tabou de parler d’un nouveau pacte social parce ce que cela fait référence à un acte officiel existant. Mais les enjeux et les choix à faire sont tels que toute la société doit être derrière ce projet. Si les partenaires sociaux parviennent à s’entendre sur ce regard commun, cela pourrait aider le prochain gouvernement. Ce sera d’autant plus utile qu’il risque d’être extrêmement fragmenté, que les partenaires de la future majorité risquent de se neutraliser et ne pas prendre les décisions nécessaires.
“En tant qu’académique, je constate que l’avenir de la Belgique est hypothéqué par ce fédéralisme de coopération qui n’existe pas.”
C’était déjà le cas de la Vivaldi sortante !
Voilà. Mais les derniers sondages illustrent que ce pourrait encore être plus compliqué. Or, il y a des choix à faire qui ne sont pas nécessairement de gauche et de droite, pour lesquels il faut garantir une croissance durable, tout en préservant la cohésion sociale en ne laissant personne au bord du chemin. Cette équation à trois contraintes n’est simple à résoudre, d’autant que nos voisins comme la France avancent dans cette transition industrielle et écologique à grands coups d’argent public.
La concertation sociale fonctionne-t-elle dans ce contexte dantesque? Ce n’est pas toujours l’impression qu’elle donne…
La première étape, c’est de s’entendre sur le constat qu’il est nécessaire d’agir. Plus personne ne le remet en cause. En ce qui concerne les réformes à mener, certains mots sont davantage tabous pour un banc plutôt que pour un autre, mais il faut apprendre à contourner les obstacles. Il faut évidemment protéger les travailleurs les plus fragiles, comme il convient de se soucier des PME n’ayant pas les moyens de faire face à la transition. Mais le débat est sur la table et extrêmement positif.
Le cadre européen est-il adéquat, avec ces nouvelles règles budgétaires et la perspective d’un pacte pour la compétitivité?
Nous sommes tous conscients que la Belgique doit tenir compte de ces règles. Nos politiques belges doivent s’intégrer dans ce cadre ou lancer le débat pour les adapter si on ne les approuve pas, via les partenaires sociaux européens. En termes climatiques, nous partons évidemment des objectifs européens, de la même manière que l’on s’intègre dans la politique industrielle. L’économie belge a intérêt à rester dans ces chaînes de valeur. Même en pharma, où nous faisons partie des leaders mondiaux, on ne maîtrise pas toute la chaîne. L’Europe doit aussi nous permettre d’éviter ce que la France et l’Allemagne essaient de faire: profiter des aides d’Etat pour tenter de ramener des activités chez eux.
Mais ce cadre européen ne reste-t-il pas incomplet ?
Tout à fait, c’est pour cela que les partenaires sociaux insistent pour qu’il y ait un cadre budgétaire européen permettant de financer les grands projets. Il suffit de voir la politique de l’hydrogène: nous sommes tous en train de nous faire concurrence – et c’est la même chose en Belgique. Si on mutualisait les moyens, on serait 10 fois gagnant par rapport au reste du monde. Il manque d’un bras armé européen. On espère que la prochaine Commission mettra cela en œuvre.
“Comment construire une vision ambitieuse alors que nous sommes sur un confetti et que quatre niveaux de pouvoir ne se parlent pas?”
Des choses bougent avec le rapport du député italien Enrico Letta, qui évoque une union des capitaux?
En effet. Nous venons de vivre trois crises majeurs – financière, sanitaire et énergétique – et personne n’ose prédire que l’on va vivre cinq ans sans crise. Il aura fallu cela pour faire tomber certains tabous.
En Belgique aussi?
Je pense qu’au niveau belge, on doit encore se rendre compte que l’on doit retravailler ensemble. Les politiques énergétique, climatique ou de mobilité sont désormais centrales. Comment construire une vision ambitieuse alors que nous sommes sur un confetti et que quatre niveaux de pouvoir ne se parlent pas? Les enjeux de cette transition bas carbone doivent nous faire réfléchir à une meilleure coopération, voire à un rétablissement d’une hiérarchie des normes ou à des transferts de compétences.
Les trois options se valent, mais on ne peut pas continuer comme ça. Le Flamand ne comprend pas pourquoi le compteur wallon peut continuer à tourner à l’envers quand on a installé des panneaux photovoltaïques. Le Wallon ne comprend pas pourquoi il ne paie pas les mêmes taxes que le Flamand. Ces différences sur un territoire si petit ne créent pas de la cohésion sociale. Les partenaires sociaux, eux, discutent et sont capables d’écrire des textes ensemble.
Sommes-nous à un moment où il faut un vrai virage dans la structure de l’Etat?
C’est davantage le professeur de finances publiques qui s’exprime ici: nous avons besoin de simplifier notre modèle institutionnel. Les constitutionnalistes, les économistes et les politologues s’entendent sur ce constat. Tout le monde n’est pas d’accord sur le modèle: faut-il quatre entités? Faut-il encore faire une distinction linguistique? Je mène une recherche actuellement avec des amis suisses et canadiens pour essayer de comparer nos modèles, notamment de sécurité sociale: ils s’étonnent de voir que l’on a créé un des systèmes les plus complexes du monde. Le modèle est dépassé, la façon dont on l’a imaginé il y a 30 ans ne colle plus à la réalité et aux besoins de demain. Cela implique aussi qu’il faut changer les modèles de financement. J’entends souvent parler de Bruxelles, c’est vrai, mais en matière climatique, les investissements qui attendent la Flandre et la Wallonie sont gigantesques pour se protéger des eaux ou adapter les infrastructures de mobilité.
Cette réflexion, il faut la mener sereinement. Je crains que l’on fasse une réforme institutionnelle sous la menace pour obtenir un accord politique. Non, un projet de long terme, une simplification du pays pour le rendre plus efficace.
Cela demande un large consensus politique qui n’existe pas, non?
C’est vrai. Même entre francophones, il n’y a pas d’accord. On pourrait aussi réfléchir aux réformes intra-wallonnes. Il y a plein de chantiers à ouvrir, mais on ne doit pas en faire des chantiers électoraux. On devrait peut-être mettre en place une commission d’experts pour essayer de réfléchir à un meilleur modèle.
Bart De Wever a-t-il raison quand il plaide pour un gouvernement d’urgence pour gérer le budget et une discussion institutionnelle en marge de cela?
Oui, sauf qu’il voit cela sur une période de cinq ans, avec la menace de l’un par rapport à l’autre. Il ne faut pas un débat politisé qui affronte la Flandre à la Wallonie et à Bruxelles. Je pense que l’on ne mesure pas à quel point le monde a changé. Ce qui est sûr, c’est que si on ne fait rien, ce sera la catastrophe. Le risque, c’est que l’on ne soit pas un leader de la transition et que l’on soit à la traîne. Tout le monde sera perdant.
Profil
1970. Naissance
2001. Docteur en sciences économiques de l’ULB
2004. Chargé de cours en finances publiques à l’ULB
2020. Président du Conseil central de l’économie
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