Jean-Luc Crucke (Les Engagés), ministre fédéral de l’Environnement et de la Mobilité, livre à Trends-Tendances son bilan des six premiers mois de la législature Arizona. Dans le débat qui anime l’Arizona sur les finances publiques, le centriste estime qu’il y a une troisième voie que personne n’évoque jamais : “La croissance”.
Plutôt discret dans les médias, Jean-Luc Crucke dit vouloir privilégier le travail de fond au sein de l’Arizona, loin du brouhaha politique de certains. Sans qu’il ne le cite, il est difficile de ne pas penser à son ancien président de parti, Georges-Louis Bouchez (MR), voire à Conner Rousseau (Vooruit), qui le lui rend bien au nord du pays.
Le ministre n’est pas forcément opposé à ce que l’accord de gouvernement puisse évoluer, en fonction des circonstances, mais il préfère les négociations aux fuites et autres ballons d’essai. Bref, Jean-Luc Crucke s’inscrit parfaitement dans la ligne centriste des Engagés, se voulant au-dessus de la mêlée.
Mais cette discrétion lui est également imposée par ses compétences. Il est bien difficile de faire vivre la thématique climatique ces temps-ci. Quant à la mobilité, elle est minée par des dossiers complexes qui prennent du temps : la grogne syndicale, le RER, le ticket unique, le budget mobilité…
Ces compétences, c’est pourtant bien le ministre Crucke et son parti qui les ont choisies. Et au même titre que les autres formations de l’Arizona, les Engagés seront comptables du bilan du gouvernement.
TRENDS-TENDANCES. Vous remplacez régulièrement Maxime Prévot (LE) au sein du kern. L’ambiance y est-elle bonne?
JEAN-LUC CRUCKE. L’ambiance est bonne, oui. Attention, cela ne veut pas dire qu’on est d’accord sur tout. Sinon, on ne serait pas cinq partis différents. Mais il y a un respect sincère entre les personnes, et ça, je le ressens profondément. Bart De Wever mène les choses avec rigueur, en chef d’orchestre, et la partition suit. Ce n’est pas toujours facile, au contraire, mais on sait comment avancer ensemble. Les frictions qu’on peut parfois percevoir viennent souvent de l’extérieur.
Vous visez sans doute les jeunes présidents de parti qui ont préféré rester en dehors du gouvernement…
Je ne m’étendrai pas là-dessus. Nous, chez Les Engagés, nous préférons montrer la voie à l’intérieur, plutôt que de faire du spectacle à l’extérieur. On se fait respecter dans les discussions, on assume pleinement les décisions de ce gouvernement, dans ce qu’elles ont de difficile comme dans les opportunités qu’elles représentent. Oui, on prend des mesures exigeantes, mais c’est aussi le prix à payer pour redresser ce pays. On ne peut pas continuer à dépenser comme on le faisait, sans se soucier du poids de la dette ou des taux d’intérêt. Chaque euro mal dépensé, c’est un euro en moins pour l’avenir. Donc on assume. Pas de double discours, pas de jeux politiques.
Justement, ce budget, il dérape déjà. L’Arizona s’est pourtant bâtie sur la promesse d’assainir les finances publiques. Alors, vous êtes plutôt pour augmenter les recettes ou baisser encore les dépenses ?
On oublie toujours la troisième voie : la croissance. Ce que je défends, c’est une politique qui renforce nos entreprises, qui stimule la création d’emplois, qui génère de l’activité. La croissance est le meilleur levier pour retrouver l’équilibre budgétaire sans sacrifier notre qualité de vie. Taxer davantage ? Nous sommes déjà dans le peloton de tête mondial des pays les plus imposés. Réduire drastiquement les dépenses ? Ce serait remettre en cause notre sécurité sociale, nos soins de santé, notre filet de solidarité. Je ne veux ni l’un ni l’autre.
Oui, mais le Bureau du Plan, la Banque nationale et la Cour des comptes ne croient pas en vos effets retour. Il faut créer 550.000 emplois pour arriver à 80% de taux d’emploi.
Cela montre que nous devons redoubler d’efforts, pas baisser les bras. Si le contexte s’est durci – avec une croissance qui ralentit, une situation géopolitique instable – cela ne veut pas dire qu’on doit taxer plus ou couper à la hache. Ça veut dire qu’il faut accélérer la transformation de notre économie.
Que penser de cette norme de 5% du PIB de l’Otan ? Trente-deux milliards d’euros par an, est-ce tenable ?
Ce dossier mérite du sérieux et de la retenue. Je garde les détails pour le kern. Mais il faut garder la tête froide : on ne va pas rattraper 20 ans de sous-investissement en cinq ans à coups de milliards. D’un autre côté, la Belgique a des engagements à honorer. Et si nous voulons rester crédibles dans ce “club” qu’est l’Otan, il faut effectivement pouvoir démontrer notre volonté de faire notre part. Mais pas au prix du social ou de l’environnement, qui font aussi partie de notre sécurité collective.
Une petite musique monte ces derniers temps : vous – le MR et Les Engagés – regardez passer la “flamandisation” de la Belgique.
Cette “petite musique”, comme vous dites, elle revient régulièrement, souvent agitée par ceux qui aiment jouer sur les peurs. Mais soyons sérieux : l’économie est une compétence régionale depuis la sixième réforme de l’État. Si la Flandre est dynamique, c’est aussi parce qu’elle a pris ses responsabilités. À la Wallonie d’en faire autant.
“Si la Flandre est dynamique, c’est aussi parce qu’elle a pris ses responsabilités. À la Wallonie d’en faire autant.”
Le rachat par la Région flamande de 39% du capital de Brussels Airport ne vous inquiète pas ?
C’est une bonne chose ! Mieux vaut un investisseur flamand et public qu’un fonds chinois. Et surtout, l’État fédéral garde une minorité de blocage. Donc non, il n’y a ni abandon ni flamandisation. Il y a du réalisme, et une volonté de mieux collaborer entre le fédéral et les Régions, comme on le fait dans ce gouvernement Arizona.
Et la suppression du Sénat ?
Absolument pas. C’est une institution qui se réunit une fois par mois, dont personne ne perçoit plus l’utilité. La population elle-même ne comprend plus son rôle. Alors, à quoi bon maintenir une coquille vide ? Les compétences du Sénat retombent à la Chambre, où les règles protègent déjà très bien les minorités, avec les lois spéciales, les majorités par groupe linguistique, etc. On ne déforce pas les francophones, on ne modifie pas l’équilibre belge : on rend simplement l’État plus cohérent.
Venons-en à vos compétences propres. Le préaccord entre les syndicats et la SNCB a été déchiré. Faut-il craindre d’autres mouvements de grève ?
Non, pas dans l’immédiat. Depuis le rejet du préaccord, le dialogue a repris avec les syndicats, de manière structurée. J’ai été clair dès le début : on ne négocie pas avec des kalachnikovs sur la table. Tant que les discussions avancent, il n’y a pas de grève, c’est la paix sociale, et c’est ce que nous avons décidé ensemble.Mais pour une entreprise de 25.000 personnes, il faut forcément dialoguer avec les syndicats. Je le fais régulièrement, encore vendredi dernier, où tout le monde était rassemblé : syndicats, SNBC et Infrabel. Mon intention est de formuler une proposition, probablement pendant l’été, pour relancer une négociation sérieuse après le 15 août.
“J’ai été clair dès le début : on ne négocie pas avec des kalachnikovs sur la table. Tant que les discussions avancent, il n’y a pas de grève. ”
Il est question de la fin des statuts, de HR Rail ou encore des pensions du personnel roulant. Sur ce dernier point, vous n’avez pas beaucoup de marge de manœuvre…
Aucune. Le dossier des pensions ne relève pas de mes compétences, mais de celles du ministre des Pensions, Jan Jambon (N-VA). Et je me refuse à interférer. Ce que je peux faire, en revanche, c’est transmettre le ressenti du terrain, car ce sujet revient systématiquement dans les discussions avec les syndicats. Mais qu’on soit clair : les grèves de ce printemps ne visaient pas ma politique. Ce sont les syndicats eux-mêmes qui l’ont dit.
Ces grèves sont une très mauvaise pub pour le rail…
Je les regrette parce qu’elles pénalisent ceux qui n’ont pas d’autre choix que de prendre le train pour aller bosser ou étudier. Ce n’est ni juste, ni commercial, ni bon pour l’image de la SNCB. Ce qu’il faut, maintenant, c’est rétablir la confiance et moderniser l’entreprise pour qu’elle soit prête à affronter la concurrence de 2032.
2032, c’est la fameuse libéralisation du rail. Certains craignent une privatisation de la SNCB…
Je le dis clairement : il n’a jamais été question de privatiser la SNCB. C’est écrit noir sur blanc dans l’accord de gouvernement. Ceux qui agitent cette peur le font par mauvaise foi ou pour effrayer les travailleurs.
Ce qui est en jeu, c’est la libéralisation du rail, imposée par l’Europe. Ça veut dire qu’à partir de 2032, il y aura des appels d’offres publics par zones, ouverts à la concurrence. Mais ce n’est pas une fin du service public, au contraire. La SNCB a une longueur d’avance : elle connaît le terrain, elle a les équipes, l’infrastructure, l’expérience.

Que peut apporter cette libéralisation ?
De meilleurs prix ! Mais aussi plus de ponctualité, plus d’efficacité. Je reviens du salon du Bourget, en France. Les transports en commun, c’est autre chose. Pareil en Allemagne. Il faut se rendre à Hambourg pour le comprendre. La libéralisation a porté ses fruits.
On nous bassine depuis des années avec le fameux “transfert modal”. Dans les faits, la part de la voiture diminue très peu. Quels seraient le ou les “game changers” pour les transports publics ?
Les trois leviers, ce sont la ponctualité, un prix abordable et une meilleure coordination entre les modes de transport.
Pour le moment, les usagers voient plutôt des retards, des prix élevés et des connexions inefficaces…
Justement, j’ai fait réaliser une étude complète sur la circulation sur l’ensemble du réseau, pour optimiser les connexions avec les autres transports publics, régionaux notamment. L’objectif, c’est que le rail devienne l’épine dorsale de la mobilité et que les autres modes – bus, tram, vélo, etc. – s’y connectent de manière fluide.
Où en est le projet de ticket unique ?
C’est un chantier prioritaire pour les quatre ministres de la Mobilité. On a testé une formule à Bruxelles sur un rayon de 30 km. On va l’étendre à d’autres zones, comme le Brabant wallon et flamand. Le signal politique est clair. Maintenant, il faut que les opérateurs – SNCB, TEC, STIB, De Lijn – se mobilisent davantage. Il y a un groupe de travail, mais il a besoin de sentir que le monde politique est aligné pour aller plus vite. Donc oui, le ticket unique avance, et je suis optimiste.
Un autre monstre du loch Ness de la mobilité, c’est le RER. Un mot sur ce dossier ?
Pour la ligne Ottignies-Bruxelles, le bout du tunnel est pour fin de l’année prochaine. Concernant la ligne Nivelles-Bruxelles, Infrabel est tributaire de recours. On vit dans un État de droit, il faut donc respecter ça. Mais on ne peut plus accepter les dérives budgétaires non plus : le dépassement budgétaire du projet est récemment passé de 900 millions à 1,3 milliard d’euros, sans explications. J’ai donc commandé un audit complet, qui est aujourd’hui entre les mains de l’Inspection des Finances.
Dans les négociations, il fut un temps question d’implanter une gare à proximité de l’aéroport de Charleroi…
J’ai dit non. Parce que c’était une hérésie budgétaire. On a déjà payé très cher pour des gares “vitrines”. Je ne voulais pas reproduire la même erreur. En revanche, améliorer la mobilité entre la gare de Charleroi et l’aéroport, oui.
Le budget mobilité reste confidentiel. L’accord de gouvernement veut pourtant le généraliser. Est-ce que cela sera suffisant pour convaincre ?
C’est un bon début. Obliger les entreprises à proposer un plan mobilité, c’est les responsabiliser. Mais je n’aime pas l’écologie punitive. L’objectif, c’est d’inciter chacun à changer ses habitudes, pas de culpabiliser. L’État propose, le citoyen dispose. Mais il ne pourra plus dire qu’il ne savait pas.
La thématique climatique semble être passée au second plan dans l’opinion. Vous le ressentez aussi ?
Évidemment. Il y a une hiérarchie des peurs. Aujourd’hui, les gens ont peur de la guerre, de l’inflation, de la perte de pouvoir d’achat. Le climat, c’est plus diffus, moins immédiat. Mais ce n’est pas pour autant que le combat est perdu. Il faut juste le relier au quotidien des gens. Je crois savoir que les marches climatiques vont reprendre à la rentrée. C’est une bonne chose.

Où sont encore les alliés de la transition, aujourd’hui ?
Dans les entreprises. Je le dis clairement : le secteur privé a pris le virage. En tout cas en Europe, elles ont dépassé le stade du greenwashing. Ce ne sont plus des slogans, c’est du concret. Elles intègrent le climat dans leur stratégie, dans leurs outils de production, dans leur image. Et elles le font parce que c’est rentable, parce que c’est crédible. À nous de les accompagner.
“Les entreprises ont dépassé le stade du greenwashing. Ce ne sont plus des slogans, c’est du concret.”
Un mot sur le plan Énergie-Climat (PNEC), toujours attendu par la Commission européenne. Cela reste compliqué avec la Flandre ?
Avec Melissa Depraetere (Vooruit), on a une interlocutrice de qualité. Elle rattrape un retard, rien n’avait été fait sous sa prédécesseure (la N-VA Zuhal Demir, ndlr). On aura un accord avant l’été. C’est une obligation, mais aussi une opportunité. Ce plan, c’est notre feuille de route commune pour la transition climatique. Il est temps de le finaliser, sans se renvoyer la balle. Et je le redis : l’Arizona montre qu’un vrai travail de collaboration entre Régions et fédéral est possible, et même efficace.
Récemment vous vous êtes positionné contre la signature du Mercosur. La guerre commerciale de Trump n’a-t-elle pas démontré qu’il fallait se diversifier ?
Ce traité, tel qu’il est, consacre une forme de dumping social et environnemental. On impose des normes strictes à nos producteurs, et on voudrait faire entrer des produits qui ne les respectent pas ? Non. Je ne suis pas protectionniste, je suis cohérent. Je ne veux pas qu’on trahisse notre agriculture et nos standards sanitaires.