Anton Brender (Candriam): “Nous nous préoccupons peu de ce qui va arriver à nos petits-enfants”
Pour l’économiste de Candriam, il ne faut pas craindre de renforcer l’action de l’Etat si c’est pour accroître la compétitivité de nos pays. Cela passera par un peu moins de consommation et un peu plus d’investissement. Un sursaut nécessaire pour préserver l’avenir.
C’est un livre que tout homme politique devrait avoir lu. En moins de 180 pages, l’économiste de Candriam, Anton Brender, aborde les relations pas toujours évidentes entre capitalisme et démocratie. Et surtout, il nous adresse un message : si nous tenons à assurer l’avenir de nos petits-enfants, il nous faut redresser la barre et renforcer avec l’argent public la compétitivité de nos pays. Et cela passe immanquablement par l’action publique pour rétablir les infrastructures, matérielles et sociales (comme les hôpitaux, les écoles, la police, etc.).
L’action publique, dit Anton Brender, “n’a aucune raison d’être timide” face au chaos du monde, aux défis multiples lancés par le climat, la démographie, l’immigration, le retour de la guerre sur le continent européen. En fait, ne pas dépenser suffisamment aujourd’hui conduirait à devoir dépenser plus tard beaucoup plus et moins efficacement pour préserver “le prix de la vie”, qui est la pierre angulaire de nos démocraties. “Nos démocraties sont les seuls régimes dans lesquels on voudrait que le prix de la vie soit à peu près le même pour tous, explique l’économiste de Candriam. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas d’inégalités. Mais il doit y avoir un minimum de droits donnés à tous : nous dépensons des montants importants pour rendre correctement la justice, pour soigner quelqu’un qui s’est cassé une jambe, etc. Et préserver ces droits ne va pas de soi.”
TRENDS-TENDANCES. Vous avez l’impression que nous avons abandonné cet attachement au prix de la vie ?
ANTON BRENDER. Nous n’avons malheureusement pas préservé nos infrastructures sociales. J’avais déjà rédigé il y a près de 30 ans un livre sur “L’impératif de solidarité”. Nos gouvernements n’ont pas vu qu’elles étaient essentielles et qu’à moyen terme, les enseignants, les infirmières, la fonction publique comptent le plus pour notre compétitivité. Nous sommes seulement préoccupés par la compétitivité de nos entreprises, alors que c’est la compétitivité des Etats en tant que responsables des infrastructures, matérielles et sociales, qui est essentielle. Ces infrastructures sont le fondement de l’attractivité de nos sociétés développées, mais elles sont délaissées. Il suffit de regarder les enquêtes Pisa, l’état de la police, des hôpitaux. Et ce problème n’est ni de gauche ni de droite. Il est propre à l’ensemble des démocraties.
Comment expliquer cet abandon ?
Nous avons laissé le capitalisme livré de plus en plus à lui-même. Et le capitalisme ne connaît que l’échange marchand. Il ne sait pas, par exemple, ce qu’est le climat. L’économiste Pierre-Noël Giraud disait ainsi que l’environnement était une poubelle gratuite. On ne peut pas reprocher aux gens de se servir d’une poubelle gratuite. Le capitalisme n’a pas de raison de tenir compte de ce qui n’a pas de prix, sauf si on l’y oblige. Et malheureusement, on ne l’a pas obligé, ou en tout cas pas suffisamment. Bien sûr, vous voyez des entreprises capitalistes qui vous disent avoir très bien traité leurs salariés et s’en trouver bien. Cependant, si elles l’ont fait, c’est pour éviter d’avoir une trop grande rotation de personnel. Nous restons dans cette même logique.
“Nous sommes seulement préoccupés par la compétitivité de nos entreprises, alors que c’est la compétitivité des Etats en tant que responsables des infrastructures, matérielles et sociales, qui est essentielle.”
Mais les conditions sociales ont changé par rapport à celles qui prévalaient au 19e siècle?
Oui, depuis deux siècles, on s’est opposé au capitalisme pur et dur. Et c’est ce qui l’a sauvé. Parce que si vraiment les capitalistes avaient écrasé les salariés, qu’auraient-ils fait de leur production? Ce qui a sauvé le capitalisme est l’augmentation du pouvoir d’achat, l’existence d’une demande de consommation qui a créé un débouché à la production.
Mais à partir de la fin des années 1970, nous avons laissé monter les inégalités que le capitalisme génère spontanément. Le laisser-faire a fait monter les inégalités, l’Etat a mal fait ou a essayé de bien faire sans y arriver parce qu’il ne s’en est pas donné les moyens. Il a aussi manqué d’une vision à moyen terme, négligeant les infrastructures sociales et matérielles. La convergence de tout cela a donné le monde dans lequel nous sommes, où ce sont les mêmes qui gagnent peu, qui ont des mauvaises écoles, qui vont dans les mauvais hôpitaux et qui parfois se font marcher dessus par la police.
Vous plaidez pour un autre système économique ?
Le capitalisme doit être guidé. Car il a des atouts que l’économie planifiée n’a pas. Il amène l’innovation et, on le souligne beaucoup moins, il régule le quotidien. Contrairement à ce que les théories économiques vous enseignent, cette régulation quotidienne de l’économie ne passe pas par les prix, mais par les marchands. Ce sont eux qui ont une grande partie de l’information dont les producteurs ont besoin pour savoir ce qu’ils doivent produire aujourd’hui. Le rôle des marchands est essentiel. Les économies où il n’y a pas de marchands ne fonctionnent pas. Et c’est le drame qui est arrivé à la Russie, qui a voulu faire une économie de marché sans les marchands.
Face aux crises, le politique ne reste pas les bras croisés…
Oui, mais quand il investit, il le fait à court terme et au coup par coup. En France, nous sommes exemplaires. Quand il y a une explosion sociale, nous mettons une rustine. Nous n’avons pas arrêté de mettre des rustines. Et donc, nous dépensons beaucoup, mais mal. Nous avons aujourd’hui beaucoup de choses à réparer en même temps et il devient urgent de s’en préoccuper. Mais chacune coûte et prend du temps. Avoir une bonne école, c’est d’abord avoir des bons professeurs. Et pour avoir de bons professeurs, il faut les former. Nous avons besoin d’avoir des visions stratégiques, de savoir comment faire pour arriver dans 10 ans, dans 15 ans. Le danger est de se dire : cela va être long, donc je ne fais rien. C’est un formidable gâchis.
Cette vision stratégique qui nous manque, d’autres pays l’ont eue ?
Oui. Les pays asiatiques. A la fin des années 1970, j’étais dans l’administration et nous avions fait une étude sur la filière textile. A l’époque, nous recevions des vêtements de ces pays. Nous disions : ils ne savent produire que des tee-shirts blancs. Mais vous produisez les tee-shirts, puis vous produisez les fils, puis vous produisez les fibres synthétiques et puis vous montez en gamme. Ensuite, vous faites la même chose pour les téléviseurs, les voitures, etc. Nous nous sommes retrouvés devant des pays qui ont eu des stratégies et qui, en parallèle, ont développé leur éducation et ont investi massivement. Certains, comme la Corée du Sud, sont démocratiques maintenant. La Chine ne l’est pas, mais elle a suivi cet exemple, et cela a mis en porte-à-faux un certain nombre de pays occidentaux.
Profil
• Naissance en 1946
• Après avoir obtenu un doctorat en sciences économiques, il dirige le Centre d’Etudes Prospectives et d’Informations Internationales (CEPII) de 1991 à 2000.
• Parallèlement, il mène une carrière académique comme professeur associé à l’Université Paris-Dauphine.
• Il entre en 1992 chez CPR Gestion comme chief economist puis en devient président.
• Il rejoint en 2002 Candriam comme chief economist.
• Auteur de nombreux ouvrages.
Qu’aurions-nous dû faire ?
La seule réponse aurait été de monter en gamme et donc d’éduquer mieux, d’investir davantage dans nos infrastructures, de renforcer l’attractivité de notre territoire. Nous n’avons pas su le faire. Nous avons été passifs. Nous pensions que ces pays allaient en rester là et que nous, nous serions contents de pouvoir acheter des anoraks bon marché.
C’est aussi ce qui s’est passé avec le gaz russe, non ?
Oui, c’est une autre histoire, mais c’est aussi un des signes de la naïveté libérale. Nous n’avons pas vu que dans un système de libre-échange, nous ne pouvions échanger qu’avec des pays qui ne sont pas nos ennemis. Nous ne nous sommes pas aperçus que parmi les pays qui occupaient une place très importante – voire essentielle dans le cas du gaz – dans nos échanges n’étaient pas que des amis, pour dire le moins. La Chine n’est pas le Japon, et pas seulement par la taille. Je ne suis pas trumpiste, mais c’est Donald Trump qui l’a dit le premier. Il n’avait pas tort. Pour reprendre la barre, nous devons abandonner cette naïveté.
“La régulation quotidienne de l’économie ne passe pas par les prix, mais par les marchands.”
Reprendre la barre, c’est selon vous augmenter les investissements publics. Mais comment les financer ? En faisant tourner la planche à billets ?
Il y a des gens qui sortent régulièrement cette idée. Mais ce n’est pas un problème de billets, c’est un problème de ressources physiques. Vous imprimez des billets, vous les donnez aux gens, qui vont dépenser plus et la production va augmenter. Mais si vous ne pouvez pas produire tout ce que les gens demandent, les prix vont monter. C’est mécanique. La question est donc plutôt : si nous pouvons produire 100, combien consacrons-nous à la consommation privée, à la consommation publique, à l’investissement public ou privé ? Ce que je dis est que sur ces 100, il faut faire glisser un peu le curseur : moins pour la consommation privée, plus pour tout le reste. Et le capitalisme suivra.
Si nous ne poussons pas le bouchon trop loin, le système capitaliste est capable de produire ce que nous voulons : des matériaux d’isolation, des véhicules électriques. Regardez, nous avons mis en place des incitants pour stimuler la demande de voitures électriques. Et les entreprises se battent. Le capitalisme répond instantanément quand la demande se manifeste. Nous avons besoin du capitalisme, mais nous avons besoin de le guider dans la direction où nous voulons aller. Cela nécessite un changement d’attitude, un surcroît de lucidité. Nous devons cesser d’être myopes et d’avoir l’œil rivé sur le présent. Ce qui est d’ailleurs étonnant. Tout le monde a des enfants ou des petits-enfants, mais nous nous préoccupons assez peu de ce qui va leur arriver dans 20 ans.
Il nous faut donc agir en fonction du prix de la vie aujourd’hui, mais aussi demain ?
Je rappelle la publication, fin 2006, d’un rapport sur le changement climatique qui avait été réalisé par Nicholas Stern, économiste alors haut fonctionnaire du Trésor britannique. Le rapport avait suscité un vif débat entre les positions de Nicholas Stern et celles du prix Nobel d’économie William Nordhaus. Quelle réduction de notre consommation accepter aujourd’hui pour éviter à ceux qui vivront demain de subir une “trop” forte réduction de la leur ? L’importance du sacrifice à consentir va dépendre notamment du prix accordé à la vie de ceux qui seront demain sur cette planète. William Nordhaus avait donné à la vie des générations à venir un prix plus bas que celles des générations d’aujourd’hui. Il ne fallait donc pas se dépêcher, d’autant plus que la croissance aidant, les générations futures auraient davantage de moyens. Au contraire, Nicholas Stern, en donnant aux générations futures le même prix qu’à celles d’aujourd’hui va conclure qu’il faut se dépêcher d’agir.
Il nous faut consommer moins. Il y a encore des gens qui n’ont pas une vie décente et qui doivent pouvoir consommer davantage, mais si ceux qui ont une vie décente consomment moins, nous dégagerons des ressources pour investir davantage, mieux payer les enseignants, investir dans les hôpitaux, essayer de moins réchauffer la planète, mais aussi pour investir afin de se protéger contre le réchauffement, parce qu’il faut faire les deux.
“Nous avons besoin de donner davantage de prix à la vie de ceux qui viendront demain.”
Mais comment financer tout cela ?
Il y a deux solutions. Nous pouvons lever des impôts. Mais aujourd’hui, avec des taux de prélèvement public qui, en France ou en Belgique, avoisinent les 50% du PIB, cela ne va pas être facile, d’autant plus que l’Etat n’est pas efficace et qu’aujourd’hui ce prélèvement est concentré sur une petite partie de la population. L’autre solution est de persuader les plus riches de consommer un peu moins et de permettre à l’Eat d’emprunter ce qu’ils ne dépensent pas. Si nous consommons toujours plus, nous allons faire éclater la planète d’une façon ou d’une autre.
Si nous nous convainquons que cela vaut le coup de se priver un peu aujourd’hui parce que nous pourrons préserver les conditions de vie de nos enfants, au total, nous consommerons moins et l’on dégagera de l’épargne, qui permettra à l’Etat d’emprunter. Nous avons donc besoin de donner davantage de prix à la vie de ceux qui viendront demain. Si nous le faisons spontanément, nous consommerons moins et nous aurons davantage de ressources pour investir. C’est donc le moment d’un sursaut, d’une volonté de changement. Mais d’un changement ordonné, réfléchi. Je ne crois pas à une amélioration qui viendrait après l’effondrement du système. Cela ne s’est jamais vu.
Ce que vous proposez ne va-t-il pas contre les règles budgétaires européennes ?
L’Europe est un grand projet. Elle a amené beaucoup. Mais elle est encore encombrée de ces règles fiscales et d’une vision dramatique des équilibres financiers. Etre obnubilé par nos règles budgétaires est absurde. Cela ne veut pas dire qu’il faut faire n’importe quoi. Mais on ne peut pas ignorer les bases de la macroéconomie. Dans un livre que nous avions rédigé avec Laurence Pisani, nous avions rappelé que le flux d’épargne se place aujourd’hui uniquement en dette. Et qui émet ces dettes? Les entreprises en émettent peu. Restent les ménages ou les Etats. Quand les ménages s’endettent trop, cela se termine mal. Il reste donc les Etats. Il faut accepter sans panique que nos Etats s’endettent, mais pour faire des choses intelligentes.
Anton Brender, “Les démocraties face au capitalisme”, éditions Odile Jacob, 178 pages, 18,90 euros.
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