Qu’est-ce qui freine le transport ferroviaire ?

Les trains passent les frontières, mais les réseaux sont purement nationaux et fonctionnent sans forte grande coordination européenne. © Belga images
Robert Van Apeldoorn
Robert Van Apeldoorn Journaliste Trends-Tendances

Il est sans doute le transport de masse le plus durable, confortable et rapide. Mais il est paralysé par ses lourdeurs, ses chantiers interminables (RER, gare de Mons). Les trains de nuit peinent à revenir et le fret à regagner du terrain sur la route. La situation est-elle irrémédiable ?

Cette industrie doit embrasser le 21e siècle”, avance Bernard Gustin, CEO de Lineas, premier transporteur belge de fret ferroviaire (ex-B Logistics, privatisé) *. Il se bat depuis de nombreux mois pour relancer une entreprise située pourtant sur un créneau plébiscité par les pouvoirs publics belges et européens. “Un train évite 50 camions sur la route et émet six fois moins de CO2 que les poids lourds”, continue le CEO. Il est confronté à des blocages et des complications qui affectent moins le camion ou l’avion.

En Espagne et en Allemagne, des travaux sur les voies ont mis certaines lignes hors service pendant des semaines, parfois avec des préavis assez brefs. “Nous perdons alors des revenus. Les opérateurs d’infrastructure (rails) ne se sentent pas responsables vis-à-vis de leurs clients.” Ce sont généralement des entreprises publiques pour qui le fret représente une activité marginale.

Pénurie d’investisseurs

“Dans l’aérien, quand il y a un souci avec une piste, l’aéroport fait tout pour résoudre le problème au plus vite car il estime faire partie du produit. Ce n’est pas le cas dans le ferroviaire, du moins dans certains pays. Avec Infrabel, tout se passe bien, mais dans d’autres pays, c’est autre chose”, estime Bernard Gustin, qui dirigeait auparavant Brussels Airlines.

Résultat : les investisseurs ne se bousculent pas pour miser sur ce secteur. “Pourtant j’y crois, le fret ferroviaire, c’est la solution. Nous progressons et faisons mieux que l’année précédente”, affirme Bernard Gustin. Lineas sort d’une période difficile et espère, grâce à un refinancement, arriver quasi à l’équilibre cette année, avant d’être en bénéfice l’an prochain.

Il y a clairement une question de concurrence déloyale de l’avion et de la route”

Georges Gilkinet

ministre de la Mobilité (en affaires courantes)

Le souci est identique pour le transport de passagers, où les moyens (publics) sont plus abondants. La SNCB vient d’annoncer qu’elle va réduire la croissance de l’offre pour 2025, en raison d’une pénurie de personnel. Au grand désarroi de son ministre de tutelle, Georges Gilkinet. “Le service des trains autour des villes, notamment le RER autour de Bruxelles, à Anvers, Charleroi, Liège, n’aura pas de fréquence plus tard le soir et le week-end, comme prévu”, regrette-t-il.

La SNCB ralentit la croissance de l’offre

Le ministre y voit un coup de canif dans un contrat de service public signé fin 2022 et courant jusqu’en 2032, en même temps qu’un contrat de performance pour Infrabel, sans doute le chantier le plus compliqué qu’il avait fait aboutir. “Avec une nette amélioration des moyens”, soit plus de 43 milliards sur la période pour, notamment, augmenter l’offre passagers de 30% d’ici 2032, doubler le trafic fret et améliorer la ponctualité. Il craint que ce type de décision n’incite le futur gouvernement à raboter les subsides du rail. Un des grands objectifs du ministre est d’attirer de nouveaux voyageurs avec des trains circulant plus tard dans la soirée, ainsi qu’en proposant une offre plus importante le week-end. “Je ne perçois pas d’enthousiasme démesuré sur le sujet”, regrette-t-il.

On pourrait ajouter les déboires des start-up qui lancent des trains de nuit. Celles-ci éprouvent toutes les peines du monde à faire fonctionner leurs activités. Ainsi, le néerlandais European Sleeper, qui prend en charge une ligne entre Bruxelles et Berlin depuis 2023 (et bientôt Bruxelles-Venise), a connu pas mal de soucis avec des lignes en travaux, ce qui l’a empêché de lancer dès le départ un train allant au-delà de Berlin, jusqu’à Prague. Il y a aussi le cas du projet français Midnight Trains qui a été arrêté après s’être embourbé dans la gadoue du rail européen (lire l’encadré “Ici meurt la nuit”).

Georges Gilkinet, ministre de la Mobilité (en affaires courantes) © BELGA MAG/AFP via Getty Images

Qu’est-ce qui ne va pas avec le train ?

Le train semblait pourtant reparti sur de bons rails. Au cours de l’après-guerre, il avait perdu son lustre, dépassé par la route et l’avion. Depuis les années 1990, les lignes à grande vitesse lui avaient donné une nouvelle vie et de nouveaux espoirs. Le train a écrasé l’avion sur Bruxelles-Londres. Son impact environnemental modéré en fait un axe essentiel pour le pacte vert européen, qui veut doubler le trafic sur les trains à grande vitesse d’ici 2030 et doubler le trafic de fret d’ici 2050.

Qu’est-ce qui freine le transport ferroviaire ? Sept grandes raisons se dégagent.

1. Une fragilité structurelle. Les trains sont moins flexibles que d’autres moyens de transport. Le moindre incident bloque la voie et stoppe les trains : vol de câbles, panne d’une locomotive, “promeneurs” qui traversent les voies de la jonction Nord-Midi à Bruxelles. Sans parler des travaux indispensables pour réparer ou maintenir les voies. La route ou l’aviation connaissent des perturbations, mais un camion peut facilement faire un détour en cas de travaux ou de route fermée et un avion peut tout à fait éviter les zones orageuses.

2. Une organisation lourde. Les trains sont livrés au moins six ans après leur commande. Les projets s’étirent, comme le RER, sur plus de 25 ans, et ne parlons pas de la gare de Mons. “Quand on lance un projet, on travaille pour le suivant”, dit, philosophe, le ministre Georges Gilkinet. Ses successeurs bénéficieront des résultats des contrats de service public de la SNCB et de performance d’Infrabel. Le rail n’est pas un sujet politiquement payant car les résultats immédiats sont rares. “Ce n’était pas un choix gagnant, mais Ecolo préférait la question de la mobilité à la formation du gouvernement (sortant)”, poursuit le ministre Gilkinet. Ce dernier ne poursuivra pas sa mission puisqu’il n’a pas retrouvé son siège de député après les dernières élections législatives, le parti Ecolo ayant été lourdement sanctionné par les électeurs.

3. Une standardisation insuffisante. Certes, les rails ont le même écartement dans tous les pays de l’Union européenne, sauf en Espagne, mais pour le reste, tout ou presque est différent : voltage et systèmes de sécurité que l’UE cherche à harmoniser depuis longtemps. Si l’Europe du rail qui existe, c’est surtout l’Europe des wagons. “Pas celles des locomotives, de la signalisation ou du personnel”, note Frédéric de Kemmeter, éditeur de Mediarail, site de référence du secteur ferroviaire en Belgique, et correspondant de Rail Europe News. Un Boeing 737 vole partout, un camion traverse toutes les frontières, pas une locomotive. “Le secteur a fait la part belle aux industries et aux écoles d’ingénieurs nationales. Les choix techniques opérés à l’époque (type de courant, câblage, armement de la voie, ndlr) furent tels qu’il n’était plus possible de faire marche arrière”, poursuit Frédéric de Kemmeter. Le matériel doit être quasiment fait sur mesure, ce qui augmente son coût et les délais de livraison, alors qu’un avion ou un camion est “disponible sur étagère” et qu’il existe un vaste marché de seconde main. Cela explique en partie les déboires des trains de nuit car pour démarrer vite, il faut utiliser des wagons vieux de plus de 40 ans, ou attendre des années qu’ils soient fabriqués.

4. Une approche purement nationale. Les trains passent les frontières, mais les réseaux sont purement nationaux et fonctionnent sans grande coordination européenne. “Chaque pays possède son propre réseau, avec des voltages différents”, avance Bart Jourquin, professeur en économie des transports à l’UCLouvain (sur le site de Mons) et qui a été administrateur de la SNCB. “Même la standardisation européenne de la signalisation avec la norme ERTMS a été adaptée dans certains pays, qui l’ont fait à leur propre sauce.” Chacun est maître chez soi et c’est particulièrement vrai pour les sociétés publiques gérant l’infrastructure, qui sont plus ou moins séparées des opérateurs publics de trains : Infrabel en Belgique, SNCF Réseau en France, DB Netz en Allemagne. “Quand un train passe d’un pays à l’autre, son conducteur doit parler la langue des pays traversés”, explique Bernard Gustin, alors que “dans l’aéronautique, depuis longtemps, la langue commune est l’anglais”.

5. Le frein des anciens monopoles. Dans des pays comme la France, l’Allemagne et la Belgique, les entreprises publiques de transports, SNCF, DB et SNCB, forment de véritables États dans l’État, avec un personnel au statut très particulier et de puissants bastions syndicaux prompts à faire grève. Elles sont aujourd’hui, avec l’ouverture à la concurrence, des opérateurs comme des autres sur le papier, mais dominent largement le marché et inhibent la concurrence. Ainsi, les lignes Bruxelles-Paris ou Bruxelles-Londres, pourtant très fréquentées, n’ont vu arriver aucune alternative sur le marché. La concurrence se développe surtout entre anciens monopoles : Trenitalia va en France, tout comme l’espagnol Renfe. La SNCF va un peu partout, notamment en Espagne, bientôt en Italie. Elle contrôle aussi Eurostar, où la SNCB est minoritaire. Cette structuration freine le développement du fret ferroviaire, estime Bart Jourquin. “Le transport fluvial s’est restructuré depuis une vingtaine d’années. Il a dépassé la part du rail dans le fret, car il connaît un dynamisme que l’on ne connaît pas dans le ferroviaire, il est surtout constitué d’entreprises privées et n’a pas le lourd historique du rail.”
Les gestionnaires de réseau sont souvent pointés du doigt pour leur manque d’esprit commercial. En France et en Allemagne, leur indépendance est très relative, car ils sont logés respectivement dans les groupes SNCF et DB, leur premier client qui est aussi leur premier actionnaire. En Belgique, Infrabel est clairement autonome. “Nous avons d’excellentes relations avec Infrabel, affirme Bernard Gustin, mais ailleurs, c’est différent. Les opérateurs d’infrastructure ne se sentent pas responsables. Pour eux, un train de marchandises n’est pas très important.” Surtout si le gestionnaire du rail est situé dans un groupe qui comprend un opérateur de train de passagers. Les trains passagers ont généralement la priorité sur le trafic de fret, qui roule souvent de nuit.

6. Une concurrence faussée. C’est un peu la conséquence du point précédent. La concurrence dans le fret est perturbée par des subsides perçus par les géants que sont la SNCF et la DB. La Commission européenne a obtenu une restructuration côté SNCF, et menace la DB des mêmes mesures. Les deux entités subissent des pertes massives.

7. Un coût élevé. Le train coûte cher car il utilise une infrastructure propre, alors que l’avion n’a besoin que d’aéroports et de contrôles aériens. Et le passage dans le ciel est gratuit. La voiture et le camion partagent la même route. Ainsi, selon Greenpeace, les voyages internationaux en train, qui ne peuvent être subsidiés, reviennent en moyenne deux fois plus cher que ceux effectués en avion. Le trafic national passager, lui, est subsidié et coûte assez aux États : environ trois milliards d’euros par an en Belgique. Pourtant, beaucoup de personnes trouvent que le prix du ticket est assez élevé, bien qu’il ne représente qu’entre le quart et la moitié du coût réel.

Bernard Gustin, CEO de Lineas

Quelles sont les solutions ?

Il n’y pas de miracle, mais il y a moyen de faire mieux. Comment?


1. Une coordination européenne et un langage commun. “Il y a clairement un problème de coordination entre réseaux, on l’a vu avec les trains de nuit”, dit Bart Jourquin. La solution, pour Bernard Gustin, CEO de Lineas serait de gérer les capacités à l’échelle européenne. “Si je veux faire un train Anvers-Milan, cela prend facilement trois à quatre mois, pour commander les sillons, vérifier si tout ira bien pour les ponts, la traction, continue-t-il. Et en plus le personnel doit parler la langue des pays traversés.” S’il est difficile d’uniformiser du jour au lendemain le matériel et les voltages, “il y a moyen de régler plus rapidement la question de la langue et les exigences de connaissance de la route”.
2. Démonopoliser les grands opérateurs. Le sujet est délicat et peu abordé. Le précédent britannique, où les chemins de fer ont été profondément réorganisés et en partie privatisés, sert d’épouvantail. Les Pays-Bas ont depuis longtemps réorganisé le rail, en limitant la NS aux grandes lignes et en mettant en concession les lignes régionales par province (en y incluant le bus et le tram). Un ancien patron de la SNCB, Marc Descheemaecker, a publié un livre en 2014 où il préconisait une régionalisation du rail et une intégration de la SNCB Vlaanderen au sein de De Lijn. Et la fin du contrat statutare pour une partie du personnel.
3. Corriger la concurrence avec l’avion et la route. “Il y a clairement une question de concurrence déloyale de l’avion et de la route”, estime Georges Gilkinet. Si le train manque de flexiblité, la route est encouragée par la ristourne fiscale dont bénéficient les transporteurs. “Elle représente en moyenne 700 millions d’euros par an, dont 63% bénéficient à des camions étrangers”, relève Bernard Gustin. Les poids lourds paient tout de même un péage kilométrique alors que les avions ne paient pas de taxe sur le kérosène. La taxe sur les vols courts, qui a rapporté une quarantaine de millions d’euros, ne compense guère cet avantage. Georges Gilkinet estime que cette situation peut justifier une certaine subsidiation du fret, de manière encadrée par la Commission européenne. Il a mis en place une aide d’une dizaine de millions d’euros, mais a souhaité prudemment le quitus de la Commission avant de la verser. Du coup Lineas attend encore les montants pour 2023…

(*) L’actionnariat de Lineas est majoritairement privé, avec 54% pour Argo Wityu, et 46% public, avec la SFPIM.


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