Le paradoxe des voitures de société, toujours plus nombreuses
En dépit des critiques, des changements du cadre fiscal, de la progression du vélo sur le chemin du travail, le nombre de voitures de société est toujours en croissance. Quasi 15% des salariés en bénéficient aujourd’hui, soit plus du double par rapport aux chiffres de 2007.
C’est le SPF Mobilité et Transports qui l’écrit dans un rapport récent : le nombre de voitures de société continue à augmenter en Belgique. En 15 ans, la part des salariés qui en bénéficient est passée de 7,4% en 2007 à 14,7% début 2024. Cette augmentation ne semble pas s’arrêter. Et cela malgré la multiplication des dispositifs pour encourager les mobilités alternatives, comme le vélo – qui peut être financé via les plans cafétéria et le remboursement des kilomètres domicile-travail – ou le dispositif de budget de mobilité, qui peut inclure des transports en commun.
En 2023, le même SPF Mobilité et Transports avait publié une autre étude indiquant que l’usage du vélo pour se rendre au travail avait progressé, sur tout le pays, de 80,5 % entre 2005 et 2021. Plus de 14 salariés sur 100 pédalent pour rejoindre leur bureau ou leur usine, alors qu’ils n’étaient que 8 en 2005.
Tendances contradictoires ?
On aurait pu imaginer qu’avec les aides aux mobilités alternatives, un certain transfert s’amorcerait entre la voiture de société et d’autres moyens de transport plus durables. Cela ne semble pas être le cas. “Cette progression continue s’explique par l’optimisation des revenus, explique Joëlle Boutefeu, de Securex. On peut à la fois souhaiter bénéficier d’une voiture de société et d’autres choses qui peuvent être obtenues à travers un plan cafétéria par exemple, comme un vélo.” Quitte donc à enfourcher son vélo pour aller travailler et conduire la voiture pour d’autres trajets. C’est ce qui expliquerait la progression des deux-roues sur le chemin du travail.
L’optimisation consiste à utiliser des voies pour réduire la pression fiscale, particulièrement élevée en Belgique, avec le cadre fiscal des voitures de société. Les plans cafétéria permettent ainsi de convertir une partie du salaire brut en avantages extra-légaux, en achetant ces éléments avec le brut en ne payant que l’équivalent du net, notamment pour un vélo, un téléphone ou une tablette. Ainsi, Securex avait relevé, dans une étude publiée en 2023, qu’une entreprise sur cinq proposait un vélo en leasing à son personnel. L’assistance électrique a rendu la bicyclette plus attractive.
120.000 vélos en leasing
“Beaucoup de gens utilisent aujourd’hui le vélo pour des trajets quotidiens, et la voiture pour des trajets plus longs, l’un ne remplacera pas l’autre pour tous les trajets”, confirme Stijn Blanckaert, directeur général de Renta, la fédération des entreprises de location de véhicules. Le secteur est aussi actif sur les deux marchés, auto et vélo en leasing. Les membres de Renta, qui représentent 90% du marché du leasing, ont noté une croissance de 2,75% sur six mois, de 476.681 autos fin 2023 à 489.801 autos six mois plus tard. Ce montant ne représente pas la totalité des voitures de société, certaines sont acquises par les entreprises ou financées par d’autres formules que le leasing opérationnel pratiqué par les membres de Renta.
Le secteur du vélo est un grand bénéficiaire de cette tendance à multiplier les moyens de locomotion. “Il y a environ 120.000 vélos en leasing sur la route, 50.000 sont livrés tous les ans”, note Frank Glorieux, secrétaire général de Traxio Velo, la fédération des vélocistes. Ce qui correspond aux échéances du leasing : un vélo est conservé trois ou quatre ans avant d’être renouvelé. La croissance annuelle du marché du vélo est de 5% à 10%, poussé par la fiscalité et par l’électrification. Toutefois la pandémie et les à-coups de la production ont perturbé les événements : si les vélocistes avaient vendu 569.605 vélos en 2023, c’était cependant très loin du record réalisé en 2022 avec 695.871 vélos vendus. Le rapport de Traxio pour 2023 explique cette chute des ventes par un contre-coup du sur-stockage que les vélocistes avaient effectué avec la pandémie, lorsque la demande s’était envolée. C’est donc “un retour à une croissance normale”, indique le document.
Les partis politiques
Cette évolution ne plaît cependant pas à tout le monde. Le principe de la voiture de société est critiqué par un grand nombre de personnes, de partis et d’institutions comme l’OCDE, ou le Conseil supérieur des finances. À chaque élection fédérale, le principe de la voiture de société est remis en question par certains partis politiques. Par exemple, lors du dernier scrutin de juin, Ecolo proposait de mettre un terme à ce cadre fiscal, au moins pour les nouveaux salariés, afin que le dispositif finisse par s’éteindre progressivement. En 2020, le gouvernement Vivaldi d’Alexander De Croo, composé de l’Open Vld, du MR, du PS, de Vooruit, du cd&v et d’Ecolo et Groen, avait corrigé le régime pour le réserver, progressivement, aux seules voitures zéro émission. Une décision qui explique la croissance spectaculaire des immatriculations de voitures électriques en Belgique. Alors que les immatriculations de ce type de véhicules ont enregistré un recul de 5,8% dans l’ensemble de l’Union européenne entre janvier et septembre, la courbe était tout autre dans notre pays où l’on enregistrait une progression de 40%, au cours de la même période.
C’est une erreur destinée à en corriger une autre. On a imaginé le cadre fiscal des voitures de société, alors qu’on aurait dû plutôt réduire le niveau de la fiscalité.
Etienne de Callataÿ
UNamur
Ce verdissement accéléré est d’ailleurs un argument évoqué pour la défense de la voiture de société. Mais ce n’est pas le seul. Pour Katleen Jacobs, experte RH de SD Worx, “la voiture de société est un élément concurrentiel pour les entreprises en termes de recrutement, afin d’attirer des profils spécifiques”. Elle ajoute aussi que “pour d’autres employeurs, il s’agit purement d’un outil de travail, d’une voiture de fonction. C’est le cas par exemple pour les commerciaux et les techniciens qui rendent visite aux clients”.
La Belgique n’est pas le seul pays d’Europe à disposer du régime de la voiture de société. Mais celui en vigueur dans notre pays est cependant l’un des plus généreux si l’on en croit le dernier rapport de l’OCDE sur le Royaume, sorti en septembre 2024. Ce type d’avantage fiscal est courant dans les pays de l’OCDE, mais il est plus important en Belgique qu’ailleurs : par exemple, l’économie d’impôt pour une voiture de société de taille moyenne à carburant fossile est estimée à environ 6.500 euros en Belgique, alors qu’elle est de 1.500 euros en France et de 850 euros en Allemagne.
“Une erreur qui en corrige une autre”
N’est-on pas allé trop loin ? “Ce dispositif est une erreur destinée à corriger une autre erreur. On a donc imaginé le cadre fiscal des voitures de société, et ainsi de suite, alors qu’on aurait dû plutôt réduire le niveau de la fiscalité, relève Etienne de Callataÿ, économiste et enseignant à l’UNamur. Cela serait plus efficace pour tout le monde. Avec ce dispositif, beaucoup de gens roulent dans des voitures surdimensionnées. C’est un encouragement à aller habiter plus loin de son lieu de travail.”
L’économiste n’est pas surpris par la croissance concomitante de la voiture de société et des déplacements en vélo vers le travail. “Le volume de déplacement n’est pas un gâteau à taille fixe”, selon lui. Les incitants fiscaux ou publics à la mobilité peuvent tout simplement encourager à se déplacer toujours plus, ce qui n’est pas forcément durable. “On l’a vu à Hasselt quand la gratuité avait été mise en place pour les bus, cela n’avait pas réduit l’usage de la voiture”, rappelle Etienne de Callataÿ. Le dispositif avait d’ailleurs été supprimé car il coûtait trop cher.
Supprimer la carte de carburant ?
Quelle réforme propose donc Etienne de Callataÿ pour la voiture de société ? A minima, il estime qu’il faudrait “supprimer l’attribution d’une carte de carburant”, pour réduire un incitant à se déplacer toujours en voiture. “Pour les déplacements purement professionnels, il existe des dispositifs qui permettent aisément de les rembourser”, estime-t-il. Notre intervenant, du reste, se déplace de plus en plus en train et en vélo, même s’il n’a pas abandonné sa voiture.
Edoardo Traversa, professeur de droit fiscal et de droit européen à l’UCLouvain, est particulièrement critique sur le cadre fiscal de la voiture de société. “Il faudrait changer ce système, qui semble maintenant hors de contrôle. Il viole le principe d’égalité des citoyens, qui est une aberration écologique”, affirme-t-il.
Si la voiture de société est rediscutée à chaque élection, elle a pris une telle ampleur que sa suppression est devenue politiquement compliquée. “Ce cadre fiscal empêche d’avoir une réflexion sur le taux d’imposition des salaires, les taux marginaux peuvent arriver à 70%, en cumulant les taxes et les cotisations sociales. Il faudrait envisager l’extinction du cadre fiscal de la voiture de société, et oser affronter la question des salaires élevés, ne pas être fanatique de la progressivité de l’impôt, surtout que le système fiscal est rempli de trous, comme les sociétés de management, qui contournent cette progressivité, pense Edoardo Traversa. Dans un système idéal, il faudrait supprimer les incitants fiscaux, des mesures qui coûtent souvent plus cher que ce qui avait été estimé, créant un effet d’aubaine.”
Revoir le calcul de l’ATN ?
La mesure minimale qui semble nécessaire, selon Edoardo Traversa, est une révision de l’ATN (avantage de toute nature) taxable dans le chef des bénéficiaires, “dont le calcul actuel ne correspond pas à l’avantage réel d’une voiture de société pour son bénéficiaire”. “En Allemagne ou aux Pays-Bas, les montants imposés correspondent davantage à l’avantage réel”, détaille l’expert. C’est un facteur qui peut être modifié aisément, il dépend uniquement d’une décision de l’administration fiscale, pas d’une loi. “Il peut augmenter progressivement.”
Il pense même qu’il soit possible de remettre en cause l’ensemble du système car il n’est pas accessible à tous les salariés. Il rappelle que la Cour Constitutionnelle avait annulé en 2020 la première loi sur l’allocation mobilité (cash for car) sur cet argument. Le dispositif avait été modifié. Dans sa “super note”, le formateur Bart De Wever, avant que Vooruit ne quitte la table des négociations, avait prévu une fiscalisation de la carte de carburant.
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