Frêt ferroviaire: Lineas cherche de l’or sur les rails

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Robert Van Apeldoorn
Robert Van Apeldoorn Journaliste Trends-Tendances

Le fret ferroviaire, plus vert que la route, devait cartonner. Mais il souffre d’immenses rigidités, qui compliquent la tâche pour Lineas, premier acteur du secteur en Belgique. Ce dernier cherche à revenir aux bénéfices en s’inspirant des méthodes de l’aérien.

Comment rentabiliser le transport de fret par rail? C’est une vieille question qui revient encore en Belgique où Lineas, premier opérateur du pays, n’est pas parvenu à une rentabilité durable. Lineas, c’est le nom de B Logistics, ancienne filiale de la SNCB, privatisée en 2015 avec le fonds français Argos Wityu comme premier actionnaire. L’opération devait permettre de développer une activité qui n’avait jamais été profitable dans le giron public. La tâche est plus longue que prévue.

Bernard Gustin, président exécutif de Lineas
Bernard Gustin, président exécutif de Lineas © PG

C’est un ancien CEO de Brussels Airlines, Bernard Gustin, qui mène l’entreprise depuis février 2022 avec le titre de président exécutif. Il a succédé à Geert Pauwels. Son défi est de relancer Lineas. “C’est un turnaround plan, pas une restructuration”, précise-t-il.

Lorsque Bernard Gustin dirigeait la compagnie aérienne, son slogan était était “Go the extra smile”. Chez Lineas, c’est carrément “Go for Gold”: le CEO mise sur un retour aux bénéficies en 2024. Un autre ancien de Brussels Airlines, Jan De Raeymaeker, occupe pour sa part le poste de CFO.

Depuis un certain temps, Lineas va chercher des pros de l’aérien, coutumier d’un univers de transport très concurrentiel, pour donner un avenir à l’entreprise qui détient plus de 60% de part de marché dans le pays, et est numéro deux aux Pays-Bas. Elle réalise autour de 500 millions d’euros de ventes par an, occupe 1.750 personnes, possède 250 locomotives et 2.700 wagons. Une taille respectable. “Nous sommes le premier acteur dans le fret ferroviaire privé européen, avance Bernard Gustin, mais nos principaux concurrents sont des géants publics: la SNCF en France, DB en Allemagne.”

Une des chances de Lineas est que ces gros concurrents sont eux aussi en difficulté, et même sans doute davantage. Ils sont en outre tous deux visés par des enquêtes de la Commission européenne pour des aides publiques illicites. La SNCF est, par exemple, accusée d’avoir renfloué les pertes de son activité fret avec des fonds publics et risque de devoir rembourser plus de 5 milliards d’euros et/ou de revoir à la baisse ses activités fret. “Ces procédures sont un game changer pour Lineas”, estime Bernard Gustin. En France, l’opérateur est numéro 5 du marché, en Allemagne, numéro 7. “Il y a un potentiel de croissance important”, analyse le boss.

Le volume du fret ferroviaire a reculé de 1% tous les ans en Belgique entre 2003 et 2019.

Le cas Lineas est symptomatique du secteur. Le rail a perdu du terrain en Europe, à la fois à cause de sa lourdeur, du recul de l’industrie, des restructurations pour limiter les pertes des opérateurs et de la montée en force de la route qui pèse plus de 75% du transport de marchandises en Belgique, contre 12% pour le rail (données Regul 2019). Le volume du fret ferroviaire a reculé de 1% tous les ans en Belgique entre 2003 et 2019 malgré une ouverture du secteur à la concurrence.

Pour le futur, une raison devrait contribuer à inverser la tendance: l’auréole verte du transport ferroviaire, qui émet six fois moins de CO2 que le transport routier. La Commission européenne l’encourage dans son Pacte vert. Le ministre fédéral de la Mobilité, Georges Gilkinet, espère doubler la part du fret d’ici 2030 avec des aides et des investissements dans le réseau (Infrabel).

L’entreprise bénéficie d’une structure plus flexible que ses gros concurrents publics. Les activités fret des opérateurs publics souffrent en effet d’évoluer dans une activité marginale (le passager y étant prioritaire) et avec du personnel plus statutaire qui place les coûts à un niveau élevé. Une étude de McKinsey sur le rail européen citait la Belgique en exemple parce qu’avec Lineas devenu indépendant, elle avait totalement extrait le fret des activités de la SNCB.

Comme le Tour de France

Pour arriver à une rentabilité robuste, Lineas a encore beaucoup de travail. Bernard Gustin aime les images cyclistes (il vient au bureau à vélo): “Disons que nous sommes au tiers du Tour de France ; nous sommes dans le haut du classement général mais il reste encore beaucoup de grosses étapes avant de terminer avec le maillot jaune”.

“Notre objectif est de passer d’un résultat (Ebit, bénéfice avant intérêts et taxes) de – 80 millions d’euros en 2022 et à de – 40 millions cette année, à l’équilibre l’an prochain et aux bénéfices en 2024. Et donc d’arriver – vous allez sourire –, à une marge Ebit de 8%”, poursuit Bernard Gustin, qui fait ici allusion au même objectif chiffré que vise actuellement Lufthansa pour sa filiale Brussels Airlines.

L’entreprise a pu lever 20 millions d’euros auprès de ses deux actionnaires existants, Argos Wityu et le fonds souverain belge SFPI (65% et 35% du capital au terme de l’opération) mais souhaite arriver à 100 millions d’euros avec d’autres actionnaires/partenaires.

L’atout de Lineas: l’auréole verte du transport ferroviaire, qui émet six fois moins de CO2 que le transport routier.
L’atout de Lineas: l’auréole verte du transport ferroviaire, qui émet six fois moins de CO2 que le transport routier. © PG

Les mesures prises sont d’abord des économies. Au siège de l’entreprise, dans la tour Zenith, à deux pas de la gare du Nord à Bruxelles, les bureaux vont passer de trois à deux étages. Les effectifs de support sont revus, sans plan Renault car il y a beaucoup de turnover: “On se limite surtout à ne pas remplacer certains départs. Nous sommes un peu schizophrènes: nous avons un peu trop de monde dans le support, pas assez dans l’opérationnel.” L’entreprise colle alors des affichettes, jusque dans les toilettes des bureaux, promettant 1.000 euros de prime à ceux qui attirent un bon candidat (un voisin, de la famille, etc.) si la candidature est acceptée. La discipline financière a été augmentée. Ainsi le CFO fait la chasse aux “fuites de revenus”, des services non facturés qui permettraient de récupérer 8 millions d’euros par an.

Le Green Xpress supprimé car déficitaire

La mesure la plus délicate a été l’arrêt des trains réguliers internationaux Green Xpress. Ils devaient encourager le modal shift. C’était le projet phare de B Logistics, avant qu’elle ne soit rebaptisée Lineas en 2017. “Sur le papier, c’était formidable: on roulait tous les jours, en mélangeant dans le même train des wagons, du conventionnel et des containers. Mais cela ne marche pas, regrette Bernard Gustin. Aller chercher des wagons isolés pour les accrocher à un train, ça prend un temps fou. Mélanger des wagons intermodaux (containers) pour lesquels le temps est essentiel car le camion attend à l’arrivée, et du conventionnel moins tenu par le temps, avec une partie de ligne opérée par un sous-traitant où l’on n’avait pas de contrôle, c’était impossible.”

La nouvelle direction mise sur une simplification de l’offre, une amélioration des relations avec les clients. “Elle est assez pauvre dans le rail, par rapport à d’autres modes de transport”, fait remarquer le président exécutif. Une partie de la clientèle n’a guère le choix et s’en accommode. “Dans le secteur, la logique est: you expect nothing, you get nothing, you pay nothing.” En clair: c’est pas terrible, mais c’est pas cher…

L’objectif immédiat est pourtant de soigner les clients existants (notamment Volvo, Tesla, BMW, BASF, Solvay, TotalEnergies), d’obtenir de meilleures recettes en échange d’un meilleur service garanti. Puis, d’attirer d’autres clients prêts à tenter le rail, en améliorant la gestion des “wagons diffus”, ces entreprises qui ne peuvent remplir un train entier mais seulement quelques wagons, et capter du trafic dévolu habituellement à la route. La demande existe car beaucoup d’entreprises cherchent à réduire leur empreinte carbone, surtout celles qui émettent beaucoup.

Les recettes de l’aérien

Lineas vient d’introduire MyLineas, un outil numérique qui permet au client de suivre le train où se trouve ses marchandises. “C’est un outil courant dans le monde de la route ou de l’aérien, il est quasi inexistant dans le rail”, précise Bernard Gustin.

Le CEO rêve de contribuer à créer une alliance entre transporteurs ferroviaires, comme il en existe dans l’aérien, qui permette à chaque transporteur d’élargir son offre et de garantir le service sur tout le trajet. “Il n’y a pas d’acteur européen, on est dépendant de sociétés tierces pour opérer les trains. C’est le cas d’un tiers de notre réseau. Dans l’aérien, par le biais d’une alliance, une compagnie belge peut proposer un Bruxelles-Miami via New York avec une compagnie aérienne américaine partenaire. Le passager est assuré du service sur tout le trajet, les bagages suivront, il sera accueilli aux Etats-Unis dans les lounges du partenaire. Dans le ferroviaire, cela n’existe pas. A l’international, vous dépendez souvent d’autres transporteurs pour une partie du trajet, souvent un concurrent, sans garantie de service.”

“Faut-il subsidier le rail? Je dirais surtout qu’il faut arrêter de subsidier la route.”

Le défi est de fournir un service malgré une infrastructure dont la gestion échappe aux transporteurs. “Elle est très complexe dans le ferroviaire, et cela va au-delà des incidents sur les voies. L’infrastructure est organisée nationalement, avec des types de locomotives différents. Dans le fret aérien, le même avion va partout et la langue, c’est l’anglais. Pour le rail, c’est la ou les langues de chaque pays. C’est un monde différent.”

En outre, Lineas ne peut guère compter sur des subsides car, on l’a dit, ils sont interdits ou très limités, le secteur étant ouvert à la concurrence. “Faut-il subsidier le rail? Je dirais surtout qu’il faut arrêter de subsidier la route”, lâche Bernard Gustin, qui vise le tarif réduit d’accises dont bénéficie le camion en Belgique.

Coups de pouce publics

Le gouvernement fédéral a pris une série de mesures dans l’espoir de doubler la part du train dans le transport de marchandises d’ici 2030. La redevance pour l’utilisation des lignes a été mise en place. Des investissements ont été annoncés, notamment pour accepter des trains longs de 740 mètres et une hauteur de 4 mètres pour les conteneurs. Une aide a été mise en place pour encourager le wagon diffus. Rentabiliser des trains entiers pour un seul client est aisé, mais il en va autrement pour les trains constitués de wagons de différents clients (wagons diffus), c’est le chantier essentiel pour que le rail attire du fret routier. Le subside porte sur un site de triage à Anvers.

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