Magnum Photos, coûte que coûte
Fondée en 1947, la mythique agence de presse est à la peine. Plombée par des dettes à répétition, la coopérative s’est ouverte il y a trois ans aux capitaux extérieurs pour la première fois de son histoire, dans l’espoir de sortir de la crise. Pour de bon ?
Au numéro 19 de la rue Hégésippe Moreau, dans le 18e arrondissement, à Paris, l’austère bâtiment en briquettes rouges fait voeu de discrétion. Aucune enseigne en façade, aucun nom sur l’interphone. Derrière la porte métallique se trouve pourtant le QG de Magnum Photos, la plus grande agence de presse photographique au monde. On ne parle pas de taille mais de réputation. On doit à cette institution légendaire, cofondée en 1947 par Henri Cartier-Bresson, rien de moins que la mémoire photographique de la seconde moitié du 20e siècle. Les fantômes de l’ère argentique peuvent être rassurés : la jeune génération, convertie au numérique, a repris le flambeau avec panache. Mais il en va autrement de la santé économique de la vénérable société. Les comptes sont toujours dans le rouge malgré l’apport répété d’argent frais depuis 10 ans. En 2010, l’agence a cédé contre 20 millions de dollars 185.000 tirages originaux de presse au milliardaire Michael Dell, fondateur de l’entreprise informatique du même nom. Cela n’a pas suffi à combler les déficits. Pour tenter de remédier à la situation, qualifiée de ” dramatique ” en interne, Magnum Global Ventures, le holding américain qui chapeaute depuis 2017 les trois filiales basées à New York, Londres et Paris, a désigné il y a 11 mois un nouveau directeur financier.
Le photojournalisme de terrain destiné à couvrir les pages des magazines ne représente plus que 5% de l’activité du groupe.
Le succès des ” square prints ”
Jacques Hauwaert, imprégné de culture managériale anglo-saxonne, a la tâche, ardue, de redresser la barre. Le CFO a également été nommé en septembre dernier directeur général par intérim du bureau parisien. Une double charge qui n’effraie pas le quadragénaire. ” En période de crise, il faut réduire les coûts là où c’est nécessaire, en attendant que tout aille mieux. ”
L’homme a pour ambition première d’accélérer le virage numérique qui a été amorcé avant son arrivée. Une stratégie qui semble porter ses fruits. L’an dernier, Magnum a pu régler un chèque de 6 millions de dollars à ses photographes qui étaient en attente de paiement depuis des années…
” Nos pertes diminuent, rassure le dirigeant. Elles s’établissent en 2019 à 900.000 euros contre 2,7 millions il y a deux ans. Et le chiffre d’affaire global est en constante augmentation. Il était de 18,6 millions d’euros l’an passé et il sera autour de 16 millions pour cet exercice malgré les effets du Covid. ”
Une éclaircie qui provient en grande partie du développement de la division digitale, introduite il y a sept ans. ” En 2014, les photographes sont venus avec l’idée des square prints sales qui tirent aujourd’hui le département digital vers le haut et génèrent 8 millions de dollars de revenus annuels. ” Le concept ? La vente ponctuelle de tirages photographiques originaux de 15,2 cm x 15,2 cm, au prix unique de 100 dollars. L’opération a lieu deux fois par an – trois depuis cette année – uniquement en ligne et pendant une durée limitée de huit jours. L’annonce est faite au dernier moment afin de créer un effet de surprise. Magnum s’appuie en priorité sur son compte Instagram (3,7 millions d’abonnés) pour assurer le bouche à oreille. Non signés et non numérotés, les tirages ne peuvent prétendre au statut d’oeuvre d’art mais ils séduisent un public qui n’a pas forcément les moyens de s’offrir un tirage fine art dont les prix peuvent grimper jusqu’à 50.000 euros. La dernière vacation des square prints a permis d’écouler 24.000 clichés et d’engranger 2,4 millions de dollars. Sans surprise, ce sont les photographes les plus emblématiques de Magnum qui sont plébiscités par les acheteurs, tel Steve McCurry à qui l’on doit l’ Afghane aux yeux verts, le fameux portrait de la jeune réfugiée qui fit la couverture du National Geographic en 1985. Robert Capa, cofondateur de Magnum, disparu sur le front de guerre indochinois en 1954, est lui aussi un habitué, posthume, des square prints avec ses instantanés du Débarquement du 6 juin 1944. L’oeil du photographe star Martin Parr, connu pour sa vision sans fard des couches populaires anglaises, est aussi très apprécié. Septante pour cent des achats concernent des vues en noir et blanc.
L’éducation en ligne de mire
L’éducation est l’autre pôle sur lequel la direction concentre ses efforts pour renflouer les caisses. ” Nous avons des grands projets pour cette division qui pourrait devenir l’une de nos premières sources de revenus “, prédit Jacques Hauwaert. Celui qui tient les cordons de la bourse ne peut pas en dire plus mais se félicite de la bonne santé de ce département qui rapporte déjà 800.000 dollars par an sous la forme d’ateliers et de cours à destination des passionnés de l’image fixe. Ces ” offres produits ” se passent intégralement en ligne depuis la crise sanitaire. Une aubaine pour une société comme Magnum qui traque les dépenses inutiles. Il suffit désormais d’un ordinateur portable, d’un coin de table, d’une connexion internet et de Zoom. Un nom prédestiné pour une agence photo…
Au rayon éducatif, l’Online Porfolio Review fait un tabac. Cette formule permet à tout un chacun de présenter son travail photographique à des membres émérites de Magnum. Cette séance de coaching personnalisée en visioconférence est facturée 350 dollars de l’heure. Le prix à payer pour recevoir les conseils de Susan Meiselas qui a couvert avec son Leica la révolution sandiniste à la fin des années 1970. Ses oeuvres, qui ont fait l’objet d’une rétrospective au Musée du Jeu de Paume (Paris), font partie des collections permanentes du Whitney Museum de New York. On peut aussi être connecté avec des lauréats du très convoité World Press Photo. Des parcours exceptionnels qui ont de quoi impressionner les disciples à la recherche de la phrase qui réconforte ou du déclic salvateur. Le carnet est plein et la fréquence de ces master class, qui rapportent 175 dollars de l’heure aux intervenants, va doubler pour passer bientôt à un rythme mensuel.
Les photographes baroudeurs de Magnum auraient-ils renoncé à leur vocation de va-t-en-guerre du viseur en troquant leur veste à poches contre l’uniforme de maître d’école ? C’est bien ce qui fait débat. Chez Magnum, tout le monde n’est pas d’accord sur ces hypothétiques relais de croissance et ces stratégies d’innovation. Il faut dire qu’on est loin des préceptes du père (co)fondateur, Henri Cartier-Bresson, qui parlait de Magnum comme d’une ” communauté de pensée ” mue par ” une qualité humaine en partage “…
Il faut pourtant bien se faire une raison. Le photojournalisme de terrain destiné à couvrir les pages des magazines ne représente plus que 5% de l’activité du groupe. ” Ce chiffre est lié à l’effondrement du marché de la presse dont Magnum a subi de plein fouet les conséquences, déplore le CFO. C’est inquiétant car nous devons nous inscrire dans la durée. Et Magnum couvre beaucoup moins l’actualité que par le passé, faute de moyens. Toutes nos activités dérivent de cette activité première, c’est-à-dire documenter l’Histoire qui forme les archives de demain. ”
Face à la concurrence de Getty qui détient en stock des centaines de millions de visuels à prix cassés, Magnum et ses 700.000 photos archivées font figure d’outsider. Pour financer ses reportages qui nécessitent parfois plusieurs années de travail, la direction songe désormais à créer une Fondation à l’instar du journal britannique The Guardian qui s’est doté d’une structure qui lui permet de collecter entre 5 et 10 millions de livres par an pour créer du contenu. ” C’est une piste qui prendrait deux ou trois ans à mettre en place “, estime Jacques Hauwaert. Trouvera-t-elle grâce aux yeux des 86 photographes membres ? Leur avis n’est pas que consultatif car contrairement aux autres agences de presse, Magnum a la particularité de fonctionner comme une coopérative où chaque membre possède une part de l’agence et un droit de vote égal. Chaque photographe est propriétaire et responsable de son outil de travail. Cette règle d’or qui a permis aux associés de garder depuis le début leur pleine indépendance vis-à-vis des éditeurs a connu cependant un tournant en 2017.
Face aux difficultés financières récurrentes de Magnum, des partenaires sont entrés pour la première fois dans le capital en injectant 7 millions de dollars via la société de portefeuille Magnum Global Ventures (MGV) pour contrôler l’ensemble des actifs. Des deux investisseurs de départ, il ne reste plus aujourd’hui que Jörg Mohaupt qui a racheté les parts de son binôme. L’homme d’affaires possède désormais 20% du holding, les 80% restants sont entre les mains des photographes. Ce rééquilibrage des forces n’est pas du goût de tous. Le photographe belge John Vink a préféré quitter en 2017 la prestigieuse agence dont il était membre depuis 20 ans plutôt que de signer un contrat qu’il jugeait trop contraignant. ” Avant, on décidait de tout entre nous, se souvient François Hébel qui a dirigé Magnum Paris de 1987 à 2000. Il y avait un esprit de grande camaraderie même si les assemblées générales pouvaient être très violentes. On s’engueulait, on pleurait mais, à la fin, chacun respectait ses engagements. C’était une bande de copains avec des inimitiés comme il peut y en avoir dans les familles. Le compagnonnage générationnel était très important. A la fin des années 1980, il y avait encore la proximité avec les ‘pères’. Henri Cartier-Bresson avait quitté Magnum en 1969 mais passait très souvent dans les bureaux. On était obligé de tenir son rang. ”
Le linge du pressing
François Hébel n’a que 29 ans quand il prend les commandes de Magnum. Il ne manque alors pas d’énergie ni d’idées. Il initie les grandes expositions itinérantes et multiplie l’édition de catalogues thématiques autour du cinéma ou du paysage qui connaîtront un succès planétaire. Il s’attaque ensuite en pionnier à la numérisation du fonds contre l’avis de ses pairs qui pensent que le digital n’a pas d’avenir… Il faut aussi gérer les photographes, personnalités brillantes mais capricieuses qui règnent en maîtres sur leurs terres. ” Quand je suis arrivé à Magnum, le staff devait s’occuper d’aller chercher son linge au pressing et de louer ses maisons de vacances. Personne n’arrivait à faire marcher le télex, à part un personnage pittoresque qui s’était attribué le titre de rédacteur en chef et qui terrorisait les jeunes femmes du bureau. Il n’y avait même pas de fax alors que toutes les autres agences étaient déjà équipées. “.
Quant aux archives, elles sont sens dessus dessous. Une photo du général de Gaulle lors de son retour au pouvoir en 1958 ? Oui, mais dans quelle boîte ? François Hébel va s’efforcer de remettre l’agence dans le droit chemin, y compris financièrement car la société est déjà copieusement déficitaire. Le défi est de taille. Il faut ménager les susceptibilités, tempérer les ardeurs entre les puristes et les réformateurs. Le Belge Carl De Keyzer signe en 1999 une campagne de pub pour Coca-Cola. Les gardiens du temple crient à la trahison. Aujourd’hui, Magnum roule pour Gucci ou Vuitton sans avoir à s’excuser. La vie de celui qui a dirigé et remis sur pied les Rencontres photographiques d’Arles sera accaparée par Magnum pendant 13 ans. Sans regret. ” J’ai rencontré à travers ses membres une exigence de l’oeil et une liberté de tempérament qui m’ont beaucoup apporté. ” L’une des fiertés de l’ex-dirigeant est d’avoir décroché un prêt immobilier sans mise de fonds pour faire l’acquisition d’un magnifique espace de 698 m2 qui abrite encore aujourd’hui le QG parisien. Plus pour longtemps. MGV vient de revendre pour plusieurs millions d’euros le bien afin de combler les problème de trésorerie.
900.000 euros
Les pertes actées par Magnum Photos en 2019, contre 2,7 millions il y a deux ans.
Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici