En titrant son roman d’anticipation paru en 1953 Fahrenheit 451, Ray Bradbury faisait ainsi référence au point d’auto-inflammation, cette étape du non-retour de la passion destructrice du feu. Observer des flammes lécher le papier donne une idée de la rapidité de propagation d’un incendie, comme l’a douloureusement expérimentée la bibliothèque de Los Angeles le 29 avril 1986. Un demi-million de livres partis en fumée, 700.000 autres abîmés, un bilan si lourd, dû à la gourmandise du feu se frayant facilement un chemin dans les silos du Goodhue Building – du nom de son architecte – et l’effet encore plus dévastateur de l’eau envoyée par les centaines de pompiers mobilisés. L’antidote encore plus dangereux que le poison lui-même. L’effroyable spectacle s’est déroulé presque quasiment hors de vue des badauds, puisque l’autodafé malencontreux reste quasiment circonscrit au sein des murs de l’immeuble Art nouveau planté dans le Downtown de L.A. depuis les années 1920.
Un souvenir existe-t-il toujours si une des personnes qui le partageaient l’a oublié ?
La catastrophe sur laquelle enquête Susan Orlean ( Le Voleur d’orchidées) dans L.A. Bibliothèque est presque passée inaperçue dans le monde, l’explosion simultanée de Tchernobyl attirant davantage les regards du monde. La journaliste américaine, native de Cleveland mais Angeline d’adoption, a l’intelligence de nous rappeler l’importance d’un tel événement dans une société marquée par la diffusion de la connaissance. ” Les livres sont une sorte d’ADN culturel, c’est le code qui nous définit en tant que société, écrit-elle. Leur annihilation est une manière d’affirmer l’épilogue de sa culture, la disparition de son histoire, l’interruption de la continuité entre son passé et son avenir. Dépouiller une culture de ses livres, c’est la dépouiller de souvenirs communs (…). Pire qu’une condamnation à mort, c’est une condamnation à l’inexistence. ” Ne pas oublier, voilà l’objectif d’une investigation qui dépasse de loin le simple récit factuel de l’événement et le portrait de l’incendiaire présumé. Parce qu’il y a eu un coupable désigné en la personne de Harry Peak, jeune homme étrange ayant, comme beaucoup, les étoiles de Hollywood dans les yeux. Il sera relâché. Susan Orlean remonte sa piste.
Mais L.A. Bibliothèque est avant tout une déclaration d’amour aux livres, et aux bibliothèques surtout. Avec en toile de fond ce jeu du chat et de la souris, l’auteure parcourt l’histoire du lieu depuis sa création en 1872, rendant grâce à cet égard à l’importance de ces lieux de diffusion du savoir. S’ils n’étaient que cela… Une bibliothèque publique, à l’heure actuelle, c’est bien plus qu’un organisme de conservation et de prêt de livres. Au fil de ses rencontres avec les responsables des lieux, les employés et usagers d’un bâtiment aujourd’hui profondément rénové, Susan Orlean dresse la carte d’identité d’un lieu de démocratie populaire, certes défendant l’enjeu de la lecture, mais aussi organisant des cours d’alphabétisation ou offrant aux sans-abri la chaleur et le réconfort des murs. Cette public library de Los Angeles, ce n’est pas qu’un bâtiment mais c’est un réseau d’antennes décentralisées dans cette ville tentaculaire où les villas cossues de Beverly Hills s’opposent aux quartiers populaires de South L.A. Un outil politique en soi.
Le projet d’une bibliothèque, Susan Orlean nous rappelle qu’il est essentiel. Au réconfort que le livre a pu nous procurer à l’occasion de ces dernières semaines confinées, elle y sanctifie son pouvoir fédérateur par un appel vibrant à son accessibilité. ” L’oubli me terrifie “, écrit-elle. C’est pourquoi son enquête patiente, dont on saisit l’intérêt au fur et à mesure de la lecture, fascine. ” Au Sénégal, pour annoncer la mort de quelqu’un, la formule de politesse consiste à dire que sa bibliothèque brûle. ” Une métaphore qui prend tout son sens à la lecture de ce livre- enquête documenté et passionnant.