Paul Vacca
Les réseaux sociaux nous ramenent à ce que nous avons déjà fait
Si nos capacités mémorielles ne se sont pas développées, nous les avons en revanche déléguées aux réseaux sociaux qui consignent, partagent, empilent et mémorisent tous nos instants de vie dans leurs moindres détails.
Dans “Funes ou la mémoire”, une nouvelle écrite en 1942 et tirée de son recueil Fictions, Jorge Luis Borges imagine la vie de Funes, un homme doté d’une capacité de mémorisation infinie. Chaque instant dans ses moindres détails se grave de façon indélébile en lui. Une mémoire que l’on nommerait aujourd’hui “pixellisée” tant elle est précise, mais aussi “rhizomique” dans la mesure où chaque souvenir se trouve relié à une infinité d’autres. Comme le raconte l’écrivain argentin, “Funes connaissait les formes des nuages austraux de l’aube du 30 avril 1885 et pouvait les comparer au souvenir des marbrures d’un livre en papier espagnol qu’il n’avait regardé qu’une fois et aux lignes de l’écume soulevée par une rame sur le Rio Negro la veille du combat de Quebracho”. Vaste programme qui s’accompagne fatalement de quelques troubles d’identification: “Cela le gênait que le chien de trois heures quatorze (vu de profil) eût le même nom que le chien de trois heures un quart (vu de face)”. Et d’auto-identification: Funes peine à se reconnaître lui-même dans son miroir tant son corps subit le morcellement cubiste de son hypermnésie.
Avec les réseaux sociaux, nous sommes sans cesse ramenés à ce que nous avons déjà fait.
Pure fiction évidemment. Pourtant, ce postulat narratif, même poussé à son paroxysme, n’est pas aussi absurde qu’il y paraît. Si nos capacités mémorielles ne se sont pas développées, nous les avons en revanche déléguées aux réseaux sociaux qui consignent, partagent, empilent et mémorisent tous nos instants de vie dans leurs moindres détails.
Kate Eichhorn, historienne des médias à la New School de New York, a consacré un livre à cette question de notre identité en rapport avec ce flux permanent d’images mises en mémoire, The End of Forgetting: Growing Up with Social Media (2019, Harvard University Press). Quel impact cela peut-il avoir auprès de la génération née avec les réseaux sociaux? Kate Eichhorn y décèle d’abord une forme d’autonomisation. Grâce aux réseaux sociaux, les adolescents ont pris le contrôle de leur propre image alors que ceux des générations précédentes étaient tributaires des images façonnées par les adultes. On pense notamment aux albums photos familiaux ou aux photos de classe qui racontent le récit par la focale des adultes. Aujourd’hui, grâce au smartphone et aux réseaux sociaux, il existe une autodétermination de l’image que l’on peut offrir de soi. Variable, il est vrai, en fonction de la plateforme choisie: libératoire dans des applications comme Snapchat ou TikTok largement affranchies des diktats adultes et du regard extérieur; plus socialisée et normative sur Facebook ou Instagram où s’exerce une plus forte pression sociale.
Mais cette hypermnésie des réseaux sociaux qui conservent toutes les données produit en sens contraire une forme d’aliénation. A l’inverse du postulat borgésien de morcellement de la personnalité de Funes, Kate Eichhorn soutient l’hypothèse d’une sédimentation de notre identité: figée une fois pour toute dans un graphe social. Car avec les réseaux sociaux, nous sommes sans cesse ramenés à ce que nous avons déjà fait. Avec la quasi impossibilité de nous libérer des cercles numériques que nous – et les autres pour nous – traçons.
L’oubli est une force. C’est lui qui nous permet de nous réinventer, de dessiner d’autres routes que celles que nous avons déjà tracées. Or, sur les réseaux sociaux nous sommes assignés à notre essence, ballotés par nos traces numériques de façon aussi désespérée que dans la dernière phrase de Gatsby le Magnifique: “C’est ainsi que nous nous débattons, barques contre le courant, sans cesse repoussés vers le passé”.
Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici