Paul Vacca
Les livres nous offrent toujours autre chose que ce que l’on attend d’eux
En 1977, Umberto Eco, alors professeur de sémiotique à l’université de Bologne, publie Comment écrire sa thèse (éditions Flammarion) Italique, /Italiqueun ouvrage à destination de ses étudiants confrontés au défi de la thèse universitaire (la fameuse laurea italienne).
Ecrit à l’origine dans l’idée de s’épargner la répétition fastidieuse des mêmes conseils chaque année, l’ouvrage rencontre un succès éditorial inattendu. En 2015, il a même droit à des traductions française et américaine. Mais pourquoi traduire un livre manifestement obsolète, exempt de toute allusion à internet et à Google – même si l’auteur a une excuse: en 1977, les fondateurs du moteur de recherche n’ont encore que 4 ans et internet attendra encore 18 ans. Et quel intérêt y a-t-il à parler de ce livre aujourd’hui, à vous qui n’avez vraisemblablement pas ou plus de mémoire de master à rédiger? Peut-être tout simplement parce que les livres nous offrent toujours autre chose que ce que l’on attend d’eux.
Une anecdote rapportée par Eco dans le livre en offre d’ailleurs une splendide démonstration. Dans la partie intitulée “L’humilité scientifique”, le sémiologue raconte comment sa propre thèse d’étudiant, consacrée au problème esthétique chez Saint-Thomas d’Aquin, fut sauvée par la rencontre inespérée d’un livre sur l’étalage d’un bouquiniste à Paris. C’est en effet un passage particulièrement éclairant de cet ouvrage signé d’un certain abbé Vallet qui lui permit de sortir de l’impasse philosophique dans laquelle il se trouvait.
A la sortie du livreen Italie, Beniamino Placido, un philosophe et ami d’Eco, émit dans le quotidien La Repubblica la malicieuse hypothèse que ce livre et cet abbé auraient été inventés. Selon lui, son ami aurait présenté sa recherche à la manière de ces contes qu’il aime décrypter, dans lesquels le personnage perdu dans les bois – comme lui dans la rédaction de son mémoire -rencontre soudain un “donateur” qui lui octroie une “clef magique” pour trouver son chemin.
Quelque temps plus tard, Eco croise Placido: il lui certifie que l’abbé Vallet existe et qu’il possède encore le livre chez lui, de même qu’il se souvient parfaitement d’avoir annoté l’idée salvatrice d’un grand point d’exclamation rouge dans la marge. Rendez-vous est donc pris.
Ce jour-là, après avoir servi deux whiskies, le sémiologue gravit l’échelle pour atteindre le fameux livre qui l’attendait depuis 20 ans blotti dans un rayonnage haut perché. Il le trouve, le dépoussière, l’ouvre avec une certaine émotion, à la recherche de la page fatidique. Il tombe sur son magnifique point d’exclamation rouge dans la marge! Triomphant, Eco montre la page à son ami, puis lit le passage salvateur. Il le relit une fois, deux fois, puis pose le livre, abasourdi: l’abbé n’y fait nullement le rapprochement (qui lui avait alors paru si génial) entre la théorie du jugement et la théorie du beau. Et dire que pendant 20 ans, il avait été reconnaissant à cet abbé Vallet qui, pourtant, ne lui avait rien donné! Cette “clef magique”, c’est Eco lui-même qui l’avait fabriquée!
Un savoureux quiproquo, en somme. Pour autant, cela n’empêcha pas Eco de rendre un hommage à celui qui l’avait aidé sans le savoir en lui offrant deux ans plus tard un rôle fictif de donateur d’un manuscrit perdu dans le Nom de la Rose, ce roman dont des millions de lecteurs dans le monde savent qu’il n’est jamais question de “rose”, sinon dans un splendide et obscur vers latin final . De même que dans Comment écrire sa thèse, il n’est peut-être pas tant question de thèse que de cette aventure exaltante qui consiste à partir à la découverte et à partager le fruit d’une quête intellectuelle, fût-elle menée avec du papier, des ciseaux et des fiches de lecture ou avec Google.
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