Paul Vacca

Le moche fait-il vendre?

Paul Vacca Romancier, essayiste et consultant

Le moche fonctionne en courant alternatif sur le même mode que l’ironie: il mime l’inclusion tout en excluant.

Si l’on en croit Raymond Loewy, le pape du design industriel, “la laideur se vend mal”. C’est d’ailleurs le titre que le créateur des logos de Lucky Strike ou New Man a donné à son ouvrage paru en 1953. Un manifeste contre la laideur des objets de notre quotidien. Son credo: toute chose – qu’il s’agisse d’un réfrigérateur, d’un paquet de cigarettes ou d’une locomotive – devrait avoir une apparence parfaite liée à un fonctionnement parfait.

Un axiome qui toutefois semble souffrir quelques notables exceptions. Les hard-discounters avec leurs lieux de vente bruts (voire brutalistes) ont compris depuis longtemps que la laideur pouvait faire vendre. L’ère numérique n’est pas en reste. Google – contrairement à ce qu’avait fait Yahoo! à l’époque – n’a jamais cherché à rendre son moteur de recherche attrayant visuellement. Un des traits de génie de Brin et Page fut précisément de lui avoir conféré une apparence à la neutralité rébarbative et technique, synonyme de transparence. Le site d’Amazon ne s’encombre pas lui non plus de préoccupations esthétisantes avec le succès que l’on sait. Ils ne sont pas beaux et ils se vendent bien. De l’intérêt d’être moche.

Le moche fonctionne en courant alternatif sur le même mode que l’ironie: il mime l’inclusion tout en excluant.

“Le goût du moche”, un essai signé par la journaliste Alice Pfeiffer chez Flammarion, nous invite à une plongée au coeur de cet objet esthétique mal identifié qu’est le moche. Le moche, précise-t-elle d’emblée, n’est pas le contraire du beau. Contrairement à la laideur qui, comme la beauté, possède ses canons et ses normes, le moche se révèle aussi insaisissable que du flubber, cette pâte à modeler verte fluorescent.

Par-delà, ou plutôt en deçà du beau et du laid, le moche emprunte des formes très différentes qu’Alice Pfeiffer analyse dans ses multiples épiphanies dans la mode, le luxe et l’art: le “ringard”, le”kitsch”, le “vulgaire”, le “dégueulasse” mais aussi le “laid-joli” et le “néo-moche”. Entre cabinet de curiosités et musée imaginaire, on y découvre pêle-mêle les sandales Crocs, la Trump Tower, les oeuvres d’art bling de Jeff Koons, Damien Hirst ou Paul McCarthy, les icônes pop comme Britney Spears, les baskets difformes siglées Balenciaga, la coupe mulet ou la pratique du tuning, etc.

Un inventaire qui témoigne de la virtuosité transformiste du moche capable de s’immiscer partout sous des masques différents. Mais aussi de sa nature ambivalente en étant à la fois jouissif et déprimant, attirant et repoussant, attendrissant et énervant, familier et dépaysant, laid et joli aussi… Tout est question de perspective car, comme le précise Alice Pfeiffer: “le moche est une arme qui en dit davantage sur celui qui le regarde que sur l’objet en question”. Pur artéfact social, il est l’objet d’une mécanique perverse de récupération: à peine brandi comme outil de libération face aux diktats du beau (comme le punk, par exemple), il se métamorphose quasi simultanément via sa réappropriation par la mode, le luxe ou l’art contemporain en un nouveau vecteur de snobisme et de distinction, au sens où l’entendait Bourdieu. Par sa récupération au second degré, voire au troisième degré, le moche fonctionne en courant alternatif sur le même mode que l’ironie: il mime l’inclusion tout en excluant.

Contrairement à cet essai qui mêle questionnement intime et grande focale sociétale pour ouvrir de riches perspectives à ses lecteurs en osant soulever des questions sans en imposer de réponses. Avec ce livre lui-même joliment moche – en clin d’oeil complice avec son objet -, Alice Pfeiffer montre en tout cas que le moche peut être un bien joli terrain de jeu pour comprendre notre société.

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