Le grand dilemme des investisseurs
Investir ou ne pas investir ? Actions ou obligations ? Europe, Chine ou Etats-Unis ? Ancienne ou nouvelle économie ? Nous avons mis les experts sur le gril.
Le 5 décembre 1996, le président de la Réserve féderale (Fed) Alan Greenspan adressait une célèbre mise en garde contre “l’exubérance irrationnelle” des investisseurs. Mais trois ans s’écouleront encore avant que le Nasdaq, le marché américain des valeurs technologique, atteigne son sommet et que la bulle technologique éclate. 1997, 1998 et 1999 ont ainsi été des années boursières exceptionnelles. Les investisseurs qui ont préféré faire un pas de côté après l’avertissement d’Alan Greenspan ont vu passer sous leur nez trois des meilleures années boursières de ces deux dernières décennies.
Aujourd’hui aussi, les mises en garde se multiplient contre les valorisations irrationnellement élevées des actions. Selon les critères développés par le prix Nobel d’économie Robert Shiller, qui compare les cours actuels aux bénéfices des entreprises ajustés pour l’inflation des 10 années précédentes, les actions américaines de l’indice S&P 500 n’ont été plus chères que deux fois dans l’histoire. Aujourd’hui, les investisseurs doivent débourser plus de 10 fois ce bénéfice annuel “historique” pour des actions américaines. Elles n’ont présenté des valorisations plus élevées que juste avant le krach boursier de 1929 et juste avant l’éclatement de la bulle dotcom. “Mais je ne retrouve pas du tout l’euphorie de la fin des années 1990 sur les marchés actuels, commente Steven Vandepitte, expert en investissement chez ING Belgique. Au contraire : c’est la hausse boursière la plus détestée de l’histoire. On observe un grand scepticisme chez les investisseurs, mais je ne trouve pas ce redressement irrationnel. Les émotions ont d’ailleurs moins d’impact aujourd’hui parce que le marché boursier est dominé par des modèles informatiques.” Autre élément important : quand Alan Greenspan a tenu son speech sur l’exubérance irrationnelle des investisseurs, le rapport cours/bénéfice de Shiller se trouvait à peu près au même niveau qu’aujourd’hui. C’est pourquoi les investisseurs font face à un dilemme : (continuer à) investir ou non.
1. Raison d’investir
– Aune récession à l’horizon
Nous avons posé à plusieurs spécialistes des actions la question qui taraude tous les investisseurs : est-il trop tard pour encore surfer sur cette vague ? Si les réponses divergent, tous les stratégistes laissent encore le bénéfice du doute à la Bourse pour 2018. Ils se tiennent cependant prêts à changer d’avis dès qu’ils verront les premières preuves d’un infléchissement de la tendance.
“Personne ne sait combien de temps la Bourse pourra poursuivre sa course folle , explique Steven Vandepitte. La seule chose que nous sachions vraiment – compte tenu du passé – est que le marché atteint en moyenne son sommet un peu plus d’un an avant la récession suivante. Or il n’y a pas encore de récession à l’horizon. Selon toutes les estimations, le risque de crise économique en 2019 est très faible. Si toutes les circonstances sont favorables, les Bourses peuvent encore beaucoup progresser.”
Jérôme van der Bruggen, stratégiste en chef chez Degroof Petercam, pense lui aussi qu’une chute des actions est peu probable avant au moins un an. Mais Philippe Gijsels, stratégiste en chef chez BNP Paribas Fortis, s’en tient à juin ou juillet de l’an prochain. “Tout indique que les Bourses ont encore au moins deux bons trimestres devant elles. Mais il se pourrait très bien que nous devions changer notre fusil d’épaule à la moitié de l’année” explique-t-il. Philippe Gijsels fait également référence au fait que les Bourses précèdent en moyenne un malaise économique de trois à douze mois. “En 2017, nous avons eu droit à la première reprise économique synchronisée dans les trois grands blocs économiques – Etats-Unis, Europe et Chine – depuis 10 ans. Nous nous attendons à ce que la croissance économique reste aussi soutenue en 2018, voire s’accélère encore. Pour les Etats-Unis, nous tenons également compte de l’impact de la réforme fiscale.”
– Protection contre l’inflation
La principale raison d’investir est la protection du pouvoir d’achat. Les maigres taux proposés sur les comptes d’épargne ne suffisent pas à le préserver. La Banque centrale européenne a pour objectif une inflation d’environ 2 % à long terme dans la zone euro. Cela signifie que chaque fois que vous mettez 100 euros de côté aujourd’hui, vous devez disposer de 102 euros l’année suivante et même de 122 euros 10 ans plus tard pour pouvoir acheter au moins autant qu’aujourd’hui avec vos économies. Pour l’instant, la BCE n’atteint pas cet objectif. Selon Jérôme van der Bruggen, l’inflation restera encore un temps sous les 2 % dans la zone euro.
Si le coût de la vie s’est accru de plus de 2 % l’an dernier en Belgique, il n’est guère question de hausse générale des prix dans le reste de la zone euro et aux Etats-Unis. La donne pourrait cependant changer rapidement. Plusieurs stratégistes font référence à l’énigme à laquelle sont confrontées les banques centrales, et notamment la Réserve fédérale américaine : pourquoi l’inflation ne reprend-elle pas alors que l’emploi est en hausse ? Selon la théorie de l’économiste néo-zélandais William Phillips – connu pour la courbe de Phillips -, les deux sont en effet liés.
“Il y a plusieurs facteurs qui expliquent la faiblesse actuelle de l’inflation, explique l’Australienne Sandra Crowl, membre du comité d’investissement du très renommé gestionnaire de portefeuille français Carmignac. Les progrès technologiques entraînent une baisse des prix des produits et services. Les babyboomers, la génération qui dispose du pouvoir d’achat le plus élevé, arrivent peu à peu à un âge où ils ne veulent plus dépenser autant et souhaitent épargner davantage. “En dépit de ces forces déflationnistes, je m’attends à une reprise de l’inflation à court terme. Un regain d’inflation est une mauvaise nouvelle pour les actions, car il obligera les banques centrales à relever leurs taux plus vite que prévu. Il pourrait ainsi peser temporairement sur les cours des actions.”
A plus long terme, les actions devraient offrir une protection contre l’inflation. Si les prix augmentent, les consommateurs paient plus cher leurs produits et services et les revenus des producteurs augmentent. Ces derniers doivent à leur tour payer plus cher les matières premières qu’ils utilisent pour fabriquer leurs produits. Ce sont surtout les entreprises à succès qui parviennent à répercuter la totalité de la hausse des prix – voir plus – sur leurs clients, et qui offrent une protection contre l’inflation à ceux qui y investissent.
Philippe Gijsels aussi est convaincu que l’inflation fera subitement son retour une fois que le chômage sera tombé sous un niveau critique. “Dans les années 1960, on s’est aussi demandé où restait l’inflation après cinq ans d’essor économique. Mais les prix ont recommencé à augmenter durant la deuxième moitié des sixties. Une fois que suffisamment d’Américains auront un travail, les salaires se remettront inévitablement à monter et l’inflation pourra alors s’envoler très rapidement, comme les taux d’ailleurs. Le principal risque pour l’an prochain reste à mes yeux un choc inattendu sur les taux. La banque centrale américaine promet trois relèvements des taux, mais le marché ne semble pas du tout y croire. En 2017, la Réserve fédérale s’était finalement résolue à relever les taux moins vite que prévu initialement. Si les banques centrales font le constat qu’elles sont en retard et qu’elles doivent mettre les bouchées doubles, les investisseurs seront pris à contre-pied.”
2. Maux de tête pour les investisseurs
– Les vannes monétaires se ferment
Selon Sara Crowl, les investisseurs s’interrogent tant sur la situation macro-économique que sur la situation micro-économique. “Au niveau macro-économique, nous sortons de 36 à 37 années de hausse des obligations”, constate-t-elle. “Ces 12 derniers mois ont été marqués par un certain regain de volatilité sur le marché obligataire. Il a commencé dans le segment des obligations publiques américaines, mais les obligations européennes et chinoises ont également subi de fortes fluctuations. C’est le résultat d’un infléchissement de la politique des banques centrales. La Fed a déjà relevé ses taux de base à plusieurs reprises et ne rachète plus de nouvelles obligations avec les liquidités générées par le remboursement à l’échéance des obligations au bilan. Cela aura surtout un impact au deuxième semestre, lorsqu’un nombre croissant d’obligations arriveront à échéance. A partir de janvier, la Banque centrale européenne (BCE) ne rachètera que pour 30 milliards d’euros d’obligations par mois, au lieu de 60 milliards d’euros. Et la banque centrale chinoise est également en train de relever les taux et de fermer les vannes des crédits. Nous avons donc trois banques centrales qui durcissent leur politique monétaire. Si nous additionnons toutes ces mesures, ce sont plus de 500 à 600 milliards d’euros de liquidités qui disparaîtront du système l’an prochain.”
Philippe Gijsels a peine à croire que les banques centrales parviendront à extraire un tel volume de liquidités du système sans causer des remous sur les marchés financiers. “J’aimerais croire le Belge Peter Praet, économiste en chef de la BCE, lorsqu’il prétend que les banques centrales ont évité une récession mondiale, voire une dépression en ouvrant grand les vannes des crédits. Mais si c’est le cas, la fermeture de ces mêmes vannes aura inévitablement des répercussions. Nous ne connaîtrons réellement qu’a posteriori l’effet qu’a eu cet argent bon marché sur les prix des divers actifs.” Aux yeux de Philippe Gijsels, des phénomènes comme l’explosion du cours du bitcoin et les sommes exubérantes déboursées pour des oeuvres d’art sont un effet secondaire de l’injection de cet énorme volume de liquidités dans le système financier. Il souligne que si les banques centrales commencent à durcir leurs politiques, celles-ci devraient selon toute vraisemblance rester relativement souples en 2018.
– Trump doit tenir ses promesses
Le risque existe également que l’économie, en premier lieu l’économie américaine, connaisse quelques ratés. “Le président américain Donald Trump n’est jusqu’à présent guère parvenu à mettre en oeuvre son programme, estime Philippe Gijsels. Il y a eu beaucoup de tweets, beaucoup de controverses, mais peu de réalisations concrètes jusqu’à présent. Cette baisse des impôts finira par arriver car les républicains pourront difficilement se présenter aux électeurs l’an prochain sans ne serait-ce qu’une seule réalisation. Mais est-ce une bonne idée d’ajouter de tels stimuli supplémentaires à une économie qui sort de neuf ans de croissance ? Il faut une réforme fiscale approfondie, et pas seulement une baisse des impôts pour encore prolonger l’expansion économique aux Etats-Unis.”
Le ministre américain des Finances Steven Mnuchin a déjà prévenu il y a quelques mois que des attentes relativement élevées concernant la baisse des impôts et la réforme fiscale étaient déjà intégrées dans les valorisations actuelles des actions. “Si nous trouvons un accord, la Bourse pourra encore progresser. Mais il n’y a aucun doute dans mon esprit quant au fait que nous devrons rendre une partie significative des gains réalisés si nous ne parvenons pas à nos fins.” Sara Crowl est d’avis qu’il y a surtout des marges de déception, par exemple si la réforme fiscale prévue n’entre en vigueur qu’en 2019 et non en 2018. Steven Vandepitte s’attend cependant à ce que l’adoption de la réforme fiscale ait encore un effet positif sur les Bourses.
– Les actions sont peut-être déjà trop chères
Une autre préoccupation se situe au niveau micro-économique et concerne les valorisations des actions, notamment américaines. “Les bénéfices des entreprises se sont accrus de 10 à 12 % en moyenne dans le monde, affirme Philippe Gijsels. Nous prévoyons une croissance similaire des bénéfices pour 2018. Les marges de progression sont peut-être moindres aux Etats-Unis qu’en Europe, mais au niveau mondial, une croissance des bénéfices de 10 à 12 % doit être possible. Le cycle d’investissement n’a pas encore atteint sa vitesse de croisière. Les entreprises n’ont pas encore beaucoup investi. Il n’est pas du tout question de surcapacité.”
Sara Crowl ne s’inquiète pas de l’accès de volatilité de ces dernières semaines, surtout dans les grandes valeurs technologiques américaines. “Quelques prises de bénéfices à la fin d’une année boursière sont normales. Les actions technologiques ne sont pas du tout au niveau de l’époque de la bulle dotcom. Certaines entreprises technologiques parviennent réellement à monétiser leur portefeuille de clients et à étendre leurs activités. Des entreprises internet commencent même à investir dans la distribution par le biais de magasins en briques. Amazon en est l’exemple le plus connu, mais certains groupes technologiques chinois le font également et cela pourrait encore accélérer la croissance des bénéfices. Environ 30 % de nos investissements en actions ont l’un ou l’autre lien avec la technologie. Ce peut être l’e-commerce ou l’offre de services via l’Internet, mais aussi certaines solutions technologiques ou le stockage ou la sécurisation de données dans le cloud.”
3. Diversification des risques
Par le passé, un panaché d’investissements en actions et obligations s’était avéré très rentable pour les investisseurs. Les obligations résistaient quand les actions baissaient. Elles formaient un matelas dans le portefeuille sur lequel les investisseurs pouvaient retomber. Les choses pourraient changer à l’avenir. “La pire crainte des investisseurs est un recul simultané des actions et obligations, explique Steven Vandepitte. Lorsque les Bourses européennes ont récemment perdu du terrain pendant sept jours d’affilée, la valeur des obligations a également reculé pendant quelques jours.”
Le rendement des obligations se compose de deux éléments : le coupon ou les intérêts qui sont payés sur le crédit et la plus-value (ou la moins-value) réalisée sur l’obligation. Ces dernières années, les banques centrales ont été les plus grands acheteurs sur le marché obligataire. Si elles mettent un terme à leurs achats d’obligations, les prix de celles-ci pourraient baisser. Cela ne doit en soi pas être un problème, car les investisseurs récupèrent 100 % de la valeur d’une obligation à l’échéance, remboursés par l’entreprise ou l’Etat qui a émis l’obligation. Mais il arrive aussi que les investisseurs achètent et vendent des obligations avant leur échéance. Ceux qui vendent avant l’échéance subissent donc une moins-value. Ceux qui achètent aujourd’hui des obligations de deuxième main les paieront peut-être un peu trop cher et risquent également d’essuyer une perte.
Pourtant, les obligations ou investissements à revenus fixes restent indispensables dans un portefeuille. Il faut parfois un peu chercher pour trouver du rendement. Steven Vandepitte remarque que la Banque centrale européenne va racheter plus d’obligations d’entreprise pendant la période transitoire et voit surtout du potentiel dans les obligations d’entreprises européennes. Jérôme Van der Bruggen privilégie aussi les obligations d’entreprise à court terme en euros, ainsi que les obligations internationales indexées sur l’inflation qui offrent un rendement croissant à mesure que l’inflation augmente. Sara Crowl pense de son côté que les investisseurs ne peuvent encore obtenir du rendement qu’avec des obligations publiques des pays périphériques de la zone euro, comme l’Italie, le Portugal voire la Grèce, et des obligations de pays émergents comme le Brésil et l’Argentine.
Il n’existe pas de solution prête à l’emploi, poursuit la stratégiste. “On peut réduire la part des obligations et augmenter celle des liquidités en portefeuille, et conserver ces liquidités à portée de main pour investir en cas de correction”, affirme Philippe Gijsels.
Steven Vandepitte est sur la même longueur d’onde. Les portefeuilles des clients KBC comportent même plus de 10 % de liquidités actuellement, affirme l’économiste de la KBC Tom Simonts.
“Vous pouvez également confier une partie de votre argent à un fonds d’actions à gestion active ou à des fonds très flexibles qui adaptent le poids des actions et des obligations aux conditions de marché”, remarque Philippe Gijsels.
– Diversifier
Il est également possible d’intégrer un peu de protection dans le portefeuille en investissant dans des secteurs et catégories d’actifs très divers. Les actions défensives, comme les télécoms et l’industrie pharmaceutique, et les actions sensibles à la conjoncture comme les minières se montreront plus ou moins performante dans des circonstances différentes. On peut également envisager d’investir dans plusieurs régions. “Les investisseurs doivent être prudents avec les entreprises américaines sensibles à la conjoncture, com- me les compagnies aériennes, et les entreprises actives dans l’ancienne économie, estime Sara Crowl. En Europe et dans les pays émergents, nous privilégions toujours les actions sensibles à la conjoncture. Sur le Vieux Continent, nous optons surtout pour des entreprises qui profitent de la croissance locale, comme la compagnie aérienne Ryanair par exemple.”
Tom Simonts conseille en outre une diversification dans des actions du secteur pétrolier comme Royal Dutch Shell. “Les majors pétrolières sont sans doute les seules entreprises qui évoluent à contre-courant des Bourses. Elles dépendent surtout du prix du pétrole. Pour les investisseurs qui osent prendre beaucoup de risques, les biotechnologiques sont également une option. Elles suivent leur propre logique opérationnelle et moins la tendance boursière.” Alors que la plupart des grandes compagnies pétrolières distribuent une part royale de leurs bénéfices aux investisseurs, les entreprises technologiques sont souvent encore déficitaires. Les investisseurs paient alors pour la possibilité que l’entreprise parvienne à mettre un médicament à succès sur le marché.
Steven Vandepitte et Philippe Gijsels recommandent également d’intégrer une bonne portion de petites capitalisations européennes dans le mix d’actions. Ces petites capitalisations sont des actions qui changent moins facilement demain. En période de volatilité boursière, cela peut parfois être un avantage. De plus, ces petites capitalisations européennes sont restées un peu en retrait de la hausse, selon les stratégistes. “Il en va autrement pour les small caps américaines, prévient cependant Steven Vandepitte. Celles-ci ne pourront encore progresser que si elles peuvent profiter plus que prévu de la baisse de l’impôt des sociétés aux Etats-Unis.” Plusieurs experts évoquent encore l’or comme outil de diversification. Tom Simonts émet néanmoins quelques réserves. “Il n’y a pas de dividende, pas de coupon, pas de rendement. Il y a certes un lien étroit entre le prix de l’or et le dollar américain. Si l’on s’attend à ce que le dollar baisse encore, on peut acheter de l’or à titre de protection. Mais je n’y consacrerais pas plus de 5 % de mon patrimoine”.
Investir en 2018
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