Paul Vacca
“Le faux, comme l’oeuvre d’art, est le résultat d’un travail collaboratif”
Les théories littéraires – et notamment celles dites de “la réception” – ont montré depuis longtemps ce que la séparation entre “auteur” et “lecteur” pouvait avoir de factice. S’il existe effectivement une personne qui écrit le livre – “l’auteur” – l’objet ne deviendra une oeuvre littéraire qu’à partir du moment où quelqu’un le lit en tant que tel.
Si l’auteur livre le texte, ce sont ses lecteurs – et chaque lecteur dans l’intimité de sa propre lecture – qui en délivrent in fine la signification profonde. Une oeuvre littéraire est de ce fait toujours une co-création, une approche dialectique entre auteur et lecteur où l’un n’existe pas sans l’autre. Cette approche collaborative a l’avantage de balayer deux dogmes bien installés : celui de l’intention toute puissante de l’auteur et celui de la lecture considérée comme passive.
Le faux, comme l’oeuvre d’art, est le résultat d’un travail collaboratif.
C’est aussi sous cette perspective, nous semble-t-il, qu’il convient d’appréhender un phénomène comme celui des fake news. Car il nous apparaît tout aussi artificiel de penser qu’en matière d’infox, il y aurait d’un côté un émetteur qui façonnerait de A à Z la fake news et de l’autre côté, nous, les pauvres récepteurs qui la subirions. Dans un espace ouvert comme le nôtre aujourd’hui où nous sommes tous à la fois émetteur et récepteur, une fake news est une oeuvre collaborative et collective. En la relayant, on en devient de fait le co-auteur et on la renforce dans son statut. Et peu importe que ce soit pour l’avaliser ou la nier. Car une fake news sort souvent renforcée par les démentis qui continuent de lui assurer une diffusion. La seule arme efficace contre une fake news, c’est le silence : sans écho, elle n’existe plus.
Or, abandonner ce fameux schéma mécaniste qui voudrait qu’il y ait d’un côté des “émetteurs” et de l’autre des “récepteurs”, implique également de faire le deuil de l’opposition entre d’un côté “les méchants trompeurs” et de l’autre “les gentils trompés”. Un manichéisme confortable pour se dédouaner sur des coupables – les trolls factories russes, les “populistes”… (liste non exhaustive) – mais, hélas, illusoire : le faux, comme l’oeuvre d’art, est le résultat d’un travail collaboratif.
Cette coproduction du faux a d’ailleurs pu être modélisée au 19e siècle par un éminent spécialiste de la question : P.T. Barnum. Avant de devenir le ” plus grand showman sur terre ” avec ses cirques, il a pu expérimenter le rapport que le public entretenait avec les canulars. Pour cela, il disposait de ses propres laboratoires : ses musées où 4.000 visiteurs se pressaient chaque jour pour admirer un bric-à-brac où le faux se mêlait allègrement au vrai, où les animaux vivants exotiques côtoyaient une sirène (en réalité une tête de singe conservée cousue sur la queue d’un poisson) ou une femme âgée de 160 ans.
Il put ainsi faire deux découvertes majeures : 1. Que ses clients aimaient être dupés si, et seulement si, ils y trouvaient un intérêt ou que cela les amusait. 2. Que le canular pour être efficace ne devait pas avancer sous le masque du vrai : escroquer ses clients en leur faisant croire que quelque chose de faux était vrai ne marchait pas ; il fallait au contraire rendre les clients complices du canular. Des découvertes auxquelles nous proposons de donner le nom de “théorème de Barnum” car elles permettent de comprendre le phénomène des fake news en dehors de tout manichéisme factice. Et d’ouvrir un champ d’investigation moins obnubilé par le “qui ?” et les émetteurs fantômes que par le “pourquoi ?” et la réalité des mécanismes collectifs.
Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici