L’eau-de-vie nationale italienne mérite d’être redécouverte, à travers ses producteurs de qualité.
Qui n’a pas eu la bouche en feu au sortir d’une trattoria à cause d’une verre de grappa gentiment offert en fin de repas ? C’est souvent ce souvenir que l’on garde de cette eau-de vie de marc italienne… Au cours de son histoire, la grappa n’a en effet jamais été considérée comme un produit d’excellence, notamment à cause de sa composition. A base de peaux, de pépins (et parfois de rafles) fermentés, elle fut longtemps l’apanage des paysans, les nobles lui préférant le vin ou le distillat de vin. Mentionné pour la première fois au 14e siècle, cet alcool a donc traversé les époques en véhiculant une image de simplicité, celle d’un produit fort, voire brûlant le gosier.
Un produit populaire
La grappa est l’alcool national italien. Le marché domestique absorbe d’ailleurs 70% de la grappa produite. Traditionnellement, sa consommation a souvent été associée à l’après-repas. On la sert dans le café, en caffè corretto ou, en shot à côté, en amazzacaffè (littéralement tueur de café). Mais depuis les années 1980, les habitudes des Italiens ont changé, ils boivent moins d’alcool et donc moins de grappa. La consommation de cette eau-de-vie a ainsi chuté de 39 millions de litres par an en 1974 à 23 millions aujourd’hui.

Historiquement, c’est après-guerre que s’est construite l’image internationale de la grappa. Les Italiens n’avaient pas d’argent pour acheter du pain ou des pâtes, encore moins de l’alcool. Lorenzo Marolo, fils de Paolo Marolo, le fondateur de la distillerie piémontaise Marolo, se souvient : ” Mes grands-parents avaient un bar devant la gare d’Alba. Ils me racontaient que, tous les matins, les agents ferroviaires buvaient du grigio verde, un mélange de 2/3 de grappa et d’1/3 de sirop de menthe vendu à seulement 5 lires le verre. Deux fois moins cher que l’espresso ! Pour vendre un produit à ce prix-là, il fallait produire à bas coût de grandes quantités de grappa. Après la Seconde Guerre mondiale, ce sont ces industries qui se sont placées sur le marché international, en diffusant un produit de très basse qualité. C’est ce qui a ruiné l’image de la grappa ! ”
Aujourd’hui, il y a de nouveau beaucoup de petites distilleries qui misent sur des produits de qualité. Et la tendance est aux grappas vieillies ou monocépages. Mais il y a encore fort à faire pour promouvoir la grappa en dehors des frontières de la Botte, alors qu’elle représente seulement 1% des ventes sur le marché mondial des spiritueux.
Nardini, la plus ancienne distillerie d’Italie
A l’entrée orientale du célèbre Ponte Vecchio, dit aussi Ponte degli Alpini, symbole de la ville de Bassano del Grappa, se trouve la grapperia Nardini, où, jusqu’au 19e siècle, on vendait la grappa en vrac. Dans cette ville commerçante du Veneto toujours aussi florissante, touristes et locaux se pressent dans ce ” local historique d’Italie ” pour l’apéro. C’est ici que Bortolo Nardini installe sa distillerie de grappa en 1779, considérée comme la plus ancienne d’Italie, en choisissant une position stratégique sur la rivière Brenta. Après quelques années de succès, en 1860, il est l’un des premiers à introduire une nouvelle méthode de production : la distillation à la vapeur. Ce qui lui permet d’obtenir une grappa de plus grande qualité qu’avec la méthode à feu direct.

Aujourd’hui, la société Nardini possède deux grandes distilleries, une à Bassano et l’autre à Monastier di Treviso. Elles utilisent des marcs de raisin (merlot, cabernet franc, pinot gris, friulano) en provenance du Haut Veneto et du Friuli, qui sont distillés dans les 24 heures. Soit au bain-marie, soit dans des colonnes à flux continu à vapeur. Les grappas produites selon les deux méthodes sont ensuite assemblées. Nardini a développé des produits d’une grande finesse, en proposant des doubles voire des triples distillations (gamme Extrafina), en travaillant aussi sur des vieillissements jusqu’à 15 ans dans des fûts de chêne de Slavonie.
Mais la grande force de Nardini est d’avoir su préserver son ancrage familial, puisque c’est aujourd’hui la septième génération qui est à la tête de l’entreprise. Une famille qui a su négocier le virage du 21e siècle. A l’image de ce ” Bolle “, un bâtiment contemporain commandé en 2004 à l’architecte Massimiliano Fuksas pour les 225 ans de la marque, Nardini a su, par exemple, investir le champ de la mixologie (les grappas blanches et riserva se déclinent ainsi en 40 °, 50 ° et 60 °).
” En Italie, la consommation a baissé ces dernières années mais les chiffres sont en train de monter à l’export, où nous sommes présents sur 42 marchés, particulièrement en Allemagne et en Suisse, mais aussi aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne, confie Antonio Guarda Nardini. Cela fait déjà 12 ans que nous avons aussi investi dans le secteur du cocktail, pour développer la consommation de la grappa. ”
Marolo, une grappa monocépage
Jusqu’en 1870, les grappas classiques étaient réalisées avec des marcs de raisin indifférenciés. Seule la distillerie Bocchino di Canelli, dans le Piémont, produisait, dès 1898, une grappa monocépage de muscat. Mais c’est la famille Nonino qui a changé l’image de la grappa en 1973, en déposant le terme monocépage.
” Même si les producteurs ont toujours distillé au rythme des vendanges le muscat, puis le dolcetto, au final, tout était mélangé, c’était ça l’esprit de la grappa, s’enthousiasme Lorenzo Marolo. Mais le monocépage était la bonne idée pour élever l’image de ce produit standard. Nos cousins, producteurs de distillats de vins, continuent de penser que la grappa est un produit de basse qualité, parce que nous utilisons une matière première destinée à être jetée. Mais le marc contient 90% des substances aromatiques du raisin. En distillant un concentré de saveurs, on obtiendra un concentré de saveurs et l’on capturera ainsi l’essence d’une variété, mais aussi d’un terroir. ”
A la distillerie Marolo, on ne travaille que des marcs de cépages nobles, ultra-frais et donc encore très chargés en substances aromatiques. Marolo propose ainsi des grappas monocépages exceptionnelles ( moscato, arneis, barbaresco, barolo, etc.), dont certaines sont vieillies en fûts de chêne ou d’acacia de 5 à 20 ans.
Une bonne grappa, c’est quoi ?
Mais aujourd’hui, chez Marolo, on va plus loin, en parlant de grappas de crus. ” Nous sommes en train de restructurer un immeuble dans le coeur du village de Barolo, où nous créerons un lieu pour le vieillissement des grappas de crus. L’année dernière, nous avons ainsi distillé 14 crus différents de barolo : cannubi, cicala, ginestra, etc. Si on compare un brunate et un bussia par exemple, il y a un monde de différence. Le brunate développe des senteurs plus fruitées, tandis que le bussia, dans la zone du barolo originelle, a des senteurs de sous-bois, mentholées et d’eucalyptus. ”

S’associer à l’un des vins les plus prestigieux d’Italie est sans nul doute un bon calcul pour la grappa. La grappa de barolo est d’ailleurs la meilleure vente de chez Marolo, avec le moscato. Dont la formidable Après, une grappa de moscato ambrée vieillie cinq ans en fût de chêne ayant contenu auparavant du moscato de l’île de Pantelleria en Sicile.
Pour Lorenzo Marolo, produire une bonne grappa, c’est avant tout travailler avec des marcs de raisins frais et de qualité. ” Quand tu es petit, tu as besoin de peu de marc de raisin. Tu peux donc en prendre soin, éviter le pourrissement. Quand tu es grand, les trois mois de vendange ne suffisent pas à produire toute la grappa dont tu as besoin. Tu dois donc stocker le marc dans des silos. Par la force des choses, la qualité baisse… ”
Il s’agit aussi d’utiliser des installations de distillation discontinues. ” Une distillation de type continu permet d’obtenir rapidement de grandes quantités d’alcool, mais pauvres en arômes. Mais quand le marc n’est pas frais, c’est mieux pour l’industrie d’avoir un produit final plus neutre. Nous utilisons le bain-marie, une méthode discontinue utilisée pour la production de l’eau-de-vie de fruit. Quand on distille lentement, on arrive à extraire tout l’arôme contenu dans les peaux. Mais faire une bonne grappa, c’est comme faire un bon espresso, il faut trois choses : la matière première, la machine et le barista. On ne distille pas aux mêmes gradations alcooliques les variétés aromatiques et celles qui le sont moins. C’est l’art du maître distillateur. ”
De son côté, Antonio Guarda Nardini insiste sur la sélection des marcs et la filtration à froid du produit final pour enlever les substances huileuses. Son truc infaillible pour aider le consommateur à choisir : ” En frottant un peu de grappa sur le dos de la main, vous devez sentir un arôme frais de raisin. Vous ne devez surtout pas sentir le côté très huileux, signe d’une grappa de mauvaise qualité ! ”
Fiche technique de la grappa
La grappa est une eau- de-vie obtenue par la distillation de marc de raisin – peaux et pépins – fermenté. En cela, il ne faut pas la confondre avec l’eau-de-vie de raisin, issue de la distillation du moût, ou la distillation de vin (Brandy, cognac, armagnac).
La dénomination ” grappa ” est réservée aux eaux-de-vie de marc obtenues avec des matières premières issues de raisins produits et vinifiés exclusivement en Italie. Distillation et embouteillage doivent également se faire en Italie. A noter que le canton du Tessin, en Suisse italophone, a, lui aussi droit à l’appellation ” grappa ” ainsi que Saint-Marin.
Une indication géographique protégée (IGP) a été attribuée aux régions suivantes : Lombardie, Vénitie, Piémont, Trentin, Frioul, Sud-Tyrol et Sicile. Une IGP a également été spécifiquement accordée à deux villages : Barolo (Piémont) et Marsala (Sicile).
Le titrage en alcool doit être de minimum 37,5%. La grappa peut être vecchia, vieillie pendant une période de 12 mois minimum, riserva ou stravecchia, si le vieillissement est d’au moins 18 mois, en général dans des fûts de chêne, d’acacia ou de cerisier.
Castagner, Bertagnolli, Bonollo Umberto, Branca, Casoni, Franciacorta, Marzadro, Nardini, Segnana, Stock Italia et Zanin sont les principaux producteurs, qui se partagent 70% du marché de la grappa.