Tarifs douaniers, chaînes de production chamboulées, exportations à l’arrêt…: la mondialisation malmenée


En deux semaines, Donald Trump a secoué le commerce mondial comme un prunier. Quelles en sont les conséquences ? Comment réagissent les entreprises belges ? C’est notre dossier cette semaine.
Depuis deux semaines, les entreprises mondiales jouent à un colin-maillard destructeur. L’administration américaine leur a bandé les yeux et les fait tournoyer au gré de ses décisions soudaines et contradictoires.
Dossier: “Droits de douane”
Le 2 avril, Donald Trump lance sa guerre commerciale et taxe presque l’entièreté du reste du monde. Le 9 avril, il gèle ces tarifs, tout en maintenant un taux minimum de 10% pour tous, mais il poursuit l’escalade avec la Chine. Puis il fait demi-tour et annonce une exemption sur certains produits chinois : smartphones, PC, écrans plats, composants électroniques, alors que la Chine, en représailles, arrête ses exportations de terres rares, cruciales pour l’industrie occidentale. Puis l’exemption américaine pour les produits chinois est remise en question, Howard Lutnick, le secrétaire d’État au Commerce, la qualifiant de temporaire.
“Suis-je le seul à penser que la situation n’est pas rose, que le conflit avec la Chine va être très dévastateur et que nous allons connaître au moins 90 jours d’incertitude considérable ?”, s’interroge l’ancien économiste en chef du Fonds monétaire international, Olivier Blanchard. Non, il n’est pas le seul. Beaucoup pensent, comme lui, que nous avons donc quitté l’ère de la mondialisation heureuse pour entrer dans celle de la démondialisation nerveuse.
On négocie…
Il y a certes un point positif : on négocie. L’Union européenne et les États-Unis ont entamé des discussions cette semaine. Elles devraient néanmoins se dérouler dans un climat tendu. La fuite des messages échangés entre hauts responsables américains montre ce qu’ils pensent des Européens : ils sont “pathétiques”, et ce sont des “profiteurs” qu’il faut “faire payer”. La position des États-Unis est d’ailleurs que l’Union européenne doit acheter pour 350 milliards de biens américains en plus – essentiellement du gaz et des énergies fossiles selon Donald Trump – pour faire disparaître ces droits de douane. Cela va être difficile : l’UE importe, tous pays confondus, environ 80 milliards de dollars de GNL par an…
Face à ces décisions contradictoires, le commerce s’arrête. Jaguar, Land Rover, Audi, VW, Nissan, Rolex, Breitling… ont décidé de suspendre, temporairement espèrent-ils, l’exportation de certains modèles, voire de toute leur gamme vers les États-Unis.
Et aux États-Unis, les entreprises ne savent plus que faire. Tesla, par exemple, la guerre commerciale frappant l’entreprise de deux côtés. D’une part, une série de composants, et surtout les batteries, sont fabriqués en Chine. Et d’autre part, Tesla vendait en Chine 500.000 à 600.000 véhicules par an. La guerre commerciale fait que les Tesla Model S et Model X, assemblés aux États-Unis, ne sont plus disponibles sur le marché chinois. Tesla, qui avait une part de marché de 6 à 7% en Chine, risque donc de la perdre, sans doute au profit de BYD.
Beaucoup d’entreprises américaines voient aussi leurs parts de marché s’envoler. C’est le cas des fermiers et des éleveurs américains. La Chine et l’Europe se ruent aujourd’hui sur le Brésil et l’Argentine pour sécuriser leur approvisionnement agricole.
Une question de compétence
Les chefs d’entreprise savent bien que le rêve de Donald Trump de forcer les entreprises américaines à rapatrier l’activité manufacturière chinoise aux États-Unis est irréalisable. Le patron d’Apple, Tim Cook, l’expliquait dès 2015 : “L’idée reçue est que les entreprises viennent en Chine en raison des faibles coûts de main-d’œuvre, disait-il. La vérité est que la Chine a cessé d’être un pays à faible coût de main-d’œuvre il y a de nombreuses années. La raison (pour laquelle Apple est en Chine, ndlr) est la compétence, la quantité de compétences disponibles en un seul endroit et le type de compétences qu’on y trouve. Les produits que nous fabriquons nécessitent un outillage très avancé et la précision requise pour l’outillage et le travail avec les matériaux que nous utilisons est à la pointe de la technologie. Les compétences sont très développées ici. Aux États-Unis, vous pourriez organiser une réunion d’ingénieurs en outillage, et je ne suis pas sûr que nous pourrions remplir une salle. En Chine, vous pourriez remplir plusieurs terrains de football.”
Les chefs d’entreprise savent bien que le rêve de Donald Trump de forcer les entreprises US à rapatrier l’activité manufacturière chinoise aux États-Unis est irréalisable.
La Chine fait des choses que les États-Unis ne peuvent pas faire. Et cela profite essentiellement aux entreprises américaines : la Fed a calculé que sur un iPhone vendu 1.000 dollars, la Chine ne perçoit que 10 à 15 dollars de revenus. La grande majorité de la plus-value est captée par Apple et ses actionnaires.
Les grandes entreprises technologiques américaines essaient de faire comprendre cela à Donald Trump, ce qui a mené à ces exemptions (temporaires ?) sur ordinateurs et smartphones. Mais les petites entreprises n’ont pas la même influence. Les réseaux sociaux sont remplis de plaintes d’entrepreneurs américains. Ici, c’est une patronne d’un magasin d’objets exotiques : “J’ai créé et géré seule ma petite entreprise pendant presque trois ans. Je vends des vêtements et de la literie en bambou et maintenant, avec cette taxe, je devrai probablement fermer. Mon travail acharné est réduit à néant, je suis dévastée. Je venais juste d’atteindre ma 10.000e commande la semaine dernière”.
Là, c’est un petit industriel : “Je viens de recevoir un e-mail de l’un de nos distributeurs chinois disant qu’ils ne distribueront plus leurs produits aux États-Unis, la raison invoquée étant, en gros, que le marché américain est devenu trop difficile pour continuer à y vendre et qu’ils gagnent plus d’argent ailleurs. Personne aux États-Unis ne fabrique de produits comparables.”
Un peu partout, aux États-Unis mais aussi ailleurs, des chaînes de production commencent donc à tourner au ralenti. “Les chaînes d’approvisionnement nécessitent une planification à long terme qui est presque impossible dans l’environnement actuel”, relève le patron de Flexport, une entreprise américaine de logistique basée à San Francisco, interrogé par le New York Times. “Tant d’entreprises sont paralysées et aspirent à la stabilité”, ajoute-t-il.
Le dollar, un refuge ?
Ce nouveau climat de défiance fait aussi de gros dégâts sur les marchés financiers. Un analyste de Bank of America conseillait en fin de semaine dernière de vendre les actions américaines tant que la situation ne s’est pas éclaircie. Des fonds de pension, notamment canadiens et danois, revoient aussi leurs allocations et se désengagent du risque américain.
Toutefois, ce n’est pas sur la Bourse mais sur le marché obligataire que l’inquiétude est la plus grande. Le marché des treasuries, les obligations du Trésor américain, est en effet à regarder de près. C’est d’ailleurs lui qui peut faire plier Donald Trump. Si le président américain a en effet reculé sur ses tarifs douaniers le 9 avril, c’est parce qu’il assistait à une remontée très brusque des taux d’intérêt sur la dette américaine, et son secrétaire au Trésor Scott Bessent craignait un début de vente panique des obligations américaines. On a appris par la suite que ces ventes ne venaient pas de Chine, comme on l’avait pensé, mais du Japon : des hedge funds japonais emportés par les turbulences financières avaient dû déboucler en urgence leurs positions et vendre des paquets d’obligations.
Ce n’est pas sur la Bourse, mais sur le marché obligataire, que l’inquiétude est la plus grande.
Mais cet accident a mis le doigt sur quelque chose de très important. Comme l’explique l’économiste australien Justin Wolfer, qui enseigne à l’université du Michigan, “traditionnellement, quand l’économie mondiale commençait un peu à tanguer, les investisseurs mettaient leur argent dans des obligations américaines : prêter au gouvernement américain était considéré comme la place la plus sûre où mettre son épargne. Mais lors du chaos de ces derniers jours, les gens ont été moins enclins à prêter au gouvernement américain, qui n’est plus la main ferme et assurée qu’il était auparavant.”
Ce changement de perception, s’il devait se confirmer, serait une véritable révolution. Si les obligations de l’État américain ne devaient plus être considérées comme sûres, le marché se tournerait vers d’autres actifs, et les États-Unis risqueraient de se retrouver avec un énorme problème pour financer leur dette à des taux relativement bas. D’ailleurs, les taux américains ont commencé à monter et c’est cela qui inquiète particulièrement les responsables du Trésor US.

“Faisons exploser l’économie !”
Le pire, sans doute, est que cette perte de confiance mondiale ne s’en ira pas de sitôt car elle est alimentée par les fondements même de la politique commerciale de Donald Trump et de ses deux principaux conseillers : Steve Miran pour le volet financier et Peter Navarro pour le commerce. Ils sont en effet convaincus que les États-Unis doivent éradiquer tout déficit commercial. Ils estiment que si une entreprise coréenne, par exemple, vend une machine au Brésil 10 millions de dollars, et qu’elle place ces 10 millions en bons du Trésor américain, cette opération augmente la dette américaine de 10 millions, à charge, finalement, des citoyens américains !
Or, c’est incorrect : le déficit commercial américain est simplement le signe que les Américains consomment plus que ce qu’ils produisent. Et le déficit de la balance des paiements est alimenté par le fait que le dollar est la devise de réserve et d’échange mondial. Les dollars circulent souvent en dehors des États-Unis, sans augmenter la dette des Américains. Il suffit de se rappeler l’immense marché des eurodollars qui a surgi à partir des années 1970, quand les monarchies pétrolières amassaient des billets verts et les prêtaient en retour à des sociétés, généralement européennes, qui en avaient besoin.
Faire changer d’avis Donald Trump sur le sujet semble cependant être une gageure, parce qu’il est entouré de personnes qui n’osent pas le contredire. Ce n’était pas le cas lors de son premier mandat. Son principal conseiller économique d’alors était Gary Cohn, un ancien président de Goldman Sachs. Dans son livre intitulé Fear, le célèbre journaliste Bob Woodward relate un échange musclé entre Cohn et Trump.
Gary Cohn, criant presque aux oreilles du président : “Écoutez, les seules fois où notre déficit commercial diminue, c’est pendant des périodes comme la crise financière de 2008. Notre déficit commercial diminue parce que notre économie se contracte. Si vous voulez que notre déficit commercial diminue, nous pouvons faire en sorte que cela se produise. Faisons simplement exploser l’économie !” Donald Trump avait reculé cette fois-là. Mais il n’est pas sûr qu’aujourd’hui, il recule à nouveau.
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