Tanguy Struye (UCLouvain): “L’Europe risque d’être vassalisée par la Chine”

L’Inde et la Chine, deux puissances qui pourraient remettre en cause l’ordre mondial actuel. © Belgaimage
Olivier Mouton
Olivier Mouton Chef news

Tanguy Struye, professeur de relations internationales à l’UCLouvain, évoque dans un livre l’importance des “deux géants du XXIe siècle”. Si un partenariat serait judicieux avec les Indiens, il met en garde contre la domination actuelle des Chinois : “On risque de se faire avaler sans même s’en rendre compte.”

Tanguy Struye, professeur de relations internationales à l’UCLouvain, publie un ouvrage passionnant intitulé Le Dragon et L’Éléphant. Chine et Inde, les deux géants du XXIe siècle (éd. CNRS). Il évoque pour Trends-Tendances ces deux pays dont on sous-estime l’importance sur les plans géopolitique et économique.

Si l’on n’y prend pas garde, dit-il, la Chine risque de dominer le monde avec une économie totalement intégrée et une mainmise complète sur les terres rares. L’Inde, elle, est la puissance démographique montante, dont les atouts sont réels. Attention de ne pas jeter ces deux monstres dans les bras l’un de l’autre… contrairement à ce que Donald Trump est en train de faire. Le risque est existentiel.

TRENDS-TENDANCES. On parle beaucoup de Trump et de Poutine, mais ces deux géants veulent remettre en cause l’ordre mondial. Néglige-t-on le risque ?

TANGUY STRUYE. En Europe, nous sommes concentrés sur la Russie, c’est vrai, et nous avons tendance à oublier que ces deux géants peuvent être intéressants comme partenaires ou, surtout, inquiétants parce qu’ils peuvent devenir des concurrents importants. En ce qui concerne la Chine, il y a déjà une conscience de son pouvoir et de sa stratégie de conquête. L’Inde, en revanche, on ne sait pas trop comment gérer ce pays occupé à émerger et qui pourrait être amené à concurrencer la Chine.

La Chine va payer sa démographie déclinante, l’avenir ne se trouve-t-il pas en Inde ?

Sur papier, l’Inde devrait être le prochain pays émergent. Mais cela fait 20 ans que l’on parle des BRICS et on a bien vu que le Brésil, la Russie ou l’Afrique du Sud n’ont pas le rôle économique important qu’on leur promettait, contrairement à la Chine qui est devenue la première ou la deuxième économie mondiale, selon la façon dont on calcule. L’Inde dispose d’atouts, dont son essor démographique, mais attention : l’IA et la robotisation induiront peut-être un besoin de main-d’œuvre moins important alors que l’Inde ne parvient toujours pas à trouver un emploi pour les 10 millions de jeunes qui arrivent chaque année sur le marché du travail. Pour devenir la troisième économie mondiale, elle devrait avoir une croissance de 9% par an : on en est loin. En outre, la région est instable avec le Pakistan, l’Afghanistan, le Bangladesh, le Myanmar… et l’Inde ne la contrôle pas.

La Chine s’assume comme un empire désireux de puissance, alors que l’Inde ne choisit pas son camp : une faiblesse ?

La politique de non-alignement indienne a été une volonté depuis son indépendance dans les années 1950. Aujourd’hui, on parle en effet de “multi-alignement”, en fréquentant tout le monde. Sur le court terme, cela peut être bénéfique parce qu’elle ne se met personne à dos. Mais cela a des limites parce que les Indiens devront faire des choix en matière de politique étrangère. C’est un signe de faiblesse, effectivement.

“Sur le court terme, le multi-alignement de l’Inde peut sembler bénéfique, mais cela a des limites : les Indiens devront faire des choix. C’est un signe de faiblesse.”

L’Inde et la Chine pourraient-elles se rapprocher ? En augmentant les droits de douane sur l’Inde, le président américain, Donald Trump, n’incite-t-il pas New Delhi à faire ce choix ?

Donald Trump a en effet commis une erreur vu la fierté indienne et son passé colonial. Il faut approcher ce géant de manière intelligente et subtile pour, petit à petit, l’amener vers nous. C’est ce que les présidents américains ont fait pendant 20 ans. Si Trump remet cela en question, ce n’est pas pour des enjeux stratégiques ou géo-économiques, mais bien pour des raisons d’ego : il n’a pas apprécié que les Indiens ne reconnaissent pas son rôle dans le cessez-le-feu signé avec les Pakistanais au mois de mai dernier. C’est la seule et unique raison. Le fait que l’Inde achète du pétrole à la Russie n’est pas un argument qui tient la route : la Chine fait de même et elle n’a pas été sanctionnée. Or, c’est très mal joué de Trump sur le plan géopolitique car les États-Unis auraient bien besoin de l’Inde pour freiner les avancées chinoises.

L’Union européenne a-t-elle une carte à jouer en se rapprochant de l’Inde et de la Chine ?

Je pars du principe que conclure un partenariat à long terme avec l’Inde serait une bonne chose, mais on ne parvient déjà pas à conclure un accord commercial, notamment en raison du fait que l’Inde nous attaque sur le Green Deal. Par rapport à la Chine, je suis beaucoup plus sévère : se dire que parce que l’on a des tensions commerciales avec les États-Unis, on ferait bien de se rapprocher de la Chine, ce serait une énorme erreur ! Les Chinois exercent un dumping social important, ils inondent nos marchés de voitures électriques, le tout avec un impact important sur notre stabilité sociale. L’Europe doit, au contraire, veiller à sa souveraineté énergétique.

La Chine n’est-elle pas le prochain maître du monde ? C’est la grande inquiétude des États-Unis…

Les États-Unis voient tout au travers de ce conflit avec la Chine, mais leur approche actuelle de confrontation n’est pas très subtile. Vu leur quasi monopole sur les terres rares, les Chinois disposent d’un argument de taille. Tant les Européens que les Américains ont été extrêmement naïfs en laissant la Chine mettre la main sur ces richesses. Nous avons eu 15 ans pour ouvrir des mines ou nouer des partenariats avec des pays disposant de réserves pour rester numéro un dans les batteries, les éoliennes, les nouvelles technologies, etc. Et on ne l’a pas fait.

Les Chinois ont été beaucoup plus intelligents que nous. Nous devons veiller à ne pas être vassalisés par la Chine, comme les Russes le sont déjà, tant nous dépendons d’eux dans de nombreux domaines. La Chine met en place une économie qu’elle contrôle totalement, depuis l’approvisionnement jusqu’aux nouvelles technologies, tout en veillant à ce que le reste du monde soit dépendant d’elle. Cela fonctionne… Même les batteries des voitures non-chinoises sont chinoises. Et les terres rares détermineront qui sera le leader économique de demain. Ils ont eu une vision sur le long terme, nous en payons le prix aujourd’hui. On risque de se faire avaler sans même s’en rendre compte.

“Les Chinois ont été beaucoup plus intelligents que nous. Nous devons veiller à ne pas être vassalisés par la Chine tant nous dépendons d’eux dans de nombreux domaines.”

Votre livre, est-ce une manière de dire qu’il faut s’intéresser à ces deux géants plus finement qu’on ne l’a fait jusqu’ici ?

Oui, parce que c’est indispensable de le faire si on ne veut pas souffrir des conséquences de leur future domination. Je voulais aussi m’interroger sur le fait de savoir si ces deux pays pourraient former d’ici 20 ou 30 ans un duopole susceptible de remplacer l’Occident. Pour l’instant, la réponse reste clairement négative parce que les divergences entre Chinois et Indiens sont trop importantes sur de nombreux points. Mais nous devons, nous aussi, veiller à ce que les deux géants ne se rapprochent pas.

Ce que Donald Trump risque de provoquer par son action…

Absolument, Donald Trump a raté ces huit derniers mois la possibilité d’ancrer l’Inde dans notre camp. C’est aussi ce que l’Europe a échoué à faire avec la Russie ces 15 dernières années. Le président russe, Vladimir Poutine, porte évidemment une responsabilité énorme par rapport à ce qui se passe, dont le conflit ukrainien. Mais le résultat de tout cela, c’est que, pour l’instant, les Chinois sont en position de force par rapport aux Russes et qu’ils regardent avec un grand sourire les tensions entre Américains et Indiens. Cela les conforte dans leur position. Là où Trump espérait affaiblir l’axe Chine-Iran-Russie, il a fait tout le contraire. Il parle avec Poutine pour rien, il affaiblit l’axe transatlantique, il se coupe avec l’Iran et l’Inde. Au fond, il déforce les États-Unis sur la scène internationale en rupture avec ses prédécesseurs, en particulier Joe Biden.

“Donald Trump a raté ces huit derniers mois la possibilité d’ancrer l’Inde dans notre camp. Là où il espérait affaiblir l’axe Chine-Iran-Russie, il a fait tout le contraire.”

La Chine et l’Inde pourraient-elles nous dominer un jour ? Sommes-nous inconscients de la menace et de l’hostilité à notre égard?

Le problème, c’est que ces États émergents mettent l’accent sur le nationalisme, l’identité et la fierté de l’histoire. C’est certainement le cas de Xi Jinping en Chine et de Narendra Modi en Inde. Il ne faut pas non plus négliger d’autres acteurs qui montent comme l’Indonésie ou le Vietnam, certes plus petits, mais en croissance. La menace est réelle d’arriver à des simplismes civilisationnels où l’on décrit l’Europe ou les États-Unis comme étant la source de tous les maux. C’est une ère profondément inquiétante parce que le dialogue devient extrêmement compliqué. Lors du sommet Poutine-Trump en Alaska, le président russe a fait une longue leçon d’histoire à son homologue américain dans le but de démontrer la grandeur de la Russie. On n’entend que de tels discours de nos jours…

Les soutiens actuels du régime Modi en Inde étaient considérés auparavant comme de dangereux extrémistes. N’est-ce pas fou ?

Oui, ce qui est inquiétant dans le système international actuel, c’est que cette approche désinhibée tend à l’emporter partout. L’ultra-conservatisme religieux s’impose aux États-Unis, le nationalisme hindou prévaut en Inde, la Chine est dominée par un hyper-nationalisme d’un autre type, et je ne parle même pas de la Russie. Même le Japon est désormais dirigée par une Première ministre ultra-nationaliste. Plusieurs pays européens ont basculé et ce n’est sans doute pas fini. Tout cela compliquera la gestion du monde. Nous rentrons dans une période pleine d’incertitudes.

© PG

Tanguy Struye, “Le Dragon et L’Éléphant. Chine et Inde, les deux géants du XXIe siècle”,
éditions CNRS, 128 pages, 28 euros.

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