Stefaan De Rynck (ambassadeur de l‘UE en Belgique): “L’Europe deviendra plus forte, parce qu’il n’y a pas d’autre solution”
Depuis ce 1er janvier, la Belgique préside l’Union européenne, pour un mandat de six mois. C’est un programme chargé qui l’attend, notamment avec la mise en œuvre du nouveau pacte sur la migration et l’asile. Stefaan De Rynck, représentant de la Commission européenne en Belgique, s’attend à un semestre passionnant.
Ces dernières semaines, l’Union européenne a apporté de vraies nouvelles. Une réforme majeure de la politique d’asile et de migration a été adoptée et les négociations d’adhésion avec l’Ukraine et la Moldavie vont débuter. Ces décisions ont des implications considérables pour le statut de l’Europe dans le monde, ainsi que pour le fonctionnement et la cohésion interne de l’Union. Cette dernière n’est jamais évidente. Par exemple, la “décision historique” sur les négociations d’adhésion s’est accompagnée d’une déception : un programme d’aide de 50 milliards d’euros pour maintenir l’Ukraine à flot n’a pas été approuvé, même si une nouvelle tentative aura lieu lors du prochain sommet de l’UE.
Cette situation est typique de l’Union européenne : il est rare qu’elle fasse des pas en avant sans pas de côté. La Belgique, qui préside désormais le Conseil des ministres, devra compter sur son talent diplomatique. Le temps presse. Les élections européennes ont lieu en juin. D’ici là, le pacte sur la migration et l’asile devrait avoir débouché sur des résultats tangibles. Mais conclure un pacte est une chose, le faire fonctionner en est une autre. Stefaan De Rynck, représentant de la Commission européenne en Belgique, en est conscient. “Bien sûr, il y a des tensions sur le dossier de l’immigration. Mais nous devions conclure un pacte. Pour la crédibilité de la politique migratoire européenne, c’était une nécessité.”
Nous devons lutter contre l’immigration illégale. Mais plus de 90 % de l’immigration dans l’Union européenne est légale.”
TRENDS-TENDANCES. Un pacte est un morceau de papier. Le problème, c’est généralement la mise en œuvre.
STEFAAN DE RYNCK. C’est précisément la raison pour laquelle, pendant la présidence belge, la secrétaire d’Etat à l’Asile et à la Migration Nicole de Moor souhaite organiser un grand congrès sur la mise en œuvre du pacte. La situation sur le terrain ne changera pas du jour au lendemain. Les Etats membres devront investir dans des installations et des capacités, et cela prend du temps. Nous devrons gérer les attentes des citoyens.
La migration sera un sujet important lors des élections européennes…
C’est pourquoi nous devons parvenir à un débat politique moins empoisonné sur la migration. Nous avons besoin de l’immigration. Avec une population vieillissante, l’Europe connaît d’énormes pénuries de main-d’œuvre dans de nombreux secteurs. La Commission européenne a mis sur la table un plan visant à attirer les talents des pays tiers. Mais entre-temps, le débat public se concentre sur l’immigration clandestine. Bien sûr, nous devons mettre un terme à l’immigration clandestine. Mais plus de 90 % de l’immigration dans l’Union européenne est légale. Il s’agit de personnes qui viennent ici pour étudier ou travailler.
Un autre dossier important sera celui du financement du budget de l’Union. Avec l’adhésion de l’Ukraine et de la Moldavie, certains Etats membres deviendront des contributeurs nets et non plus des bénéficiaires nets. Est-il grand temps d’augmenter les recettes propres de l’Union ?
Traditionnellement, l’Union européenne tirait une partie de ses recettes propres des droits de douane. Avec la libéralisation du commerce mondial, ces derniers ont considérablement diminué. Il existe aussi une taxe européenne sur le plastique non recyclable, mais l’idée est qu’à terme, elle ne rapporte plus rien. Une proposition de taxe européenne sur les transactions financières est dans l’impasse. Cela signifie que la plus grande partie du budget de l’Union européenne continuera à dépendre des dotations des Etats membres.
Cela permet aux Etats membres de tenir l’Union européenne en laisse.
Un système de recettes propres pour l’Union européenne enlèverait en effet de l’acuité à la discussion budgétaire. Les Etats membres ne cessent de demander combien ils paient pour l’Union et combien ils en retirent. Des ressources propres pour l’Union européenne mettraient un terme à cette discussion sans fin.
Si l’on intègre les pays des Balkans, l’Union européenne compterait plus de 30 membres. Des voix s’élèvent donc pour réclamer une adhésion progressive ou partielle des nouveaux Etats.
Nous le faisons déjà en partie avec l’Ukraine, avec laquelle l’Union européenne a signé un accord d’association en 2014. Depuis la guerre, par exemple, les importations de produits ukrainiens sont exemptes de droits de douane. L’intégration partielle est certainement quelque chose que nous devrions envisager, mais avec des garanties solides sur les règles du marché unique européen. La question est la suivante : si les choses tournent mal, peut-on encore inverser le processus ? Nous ne devons pas nous retrouver dans une situation semblable à celle de la Suisse. Grâce à une série d’accords partiels conclus dans les années 1990, nous espérions que la Suisse deviendrait progressivement un membre à part entière. Mais cela ne s’est jamais concrétisé.
Qu’en est-il de l’argument selon lequel une nouvelle vague d’élargissement serait une vague de trop ? La diversité culturelle et politique deviendrait trop importante pour une union soudée.
En raison de l’invasion russe de l’Ukraine, l’Europe est confrontée à une nouvelle réalité. Il faut arrêter Poutine. Le rétablissement de la paix à nos frontières extérieures – y compris la frontière avec l’Ukraine – est l’une des raisons d’être de l’Union européenne. Cela profite à tous les pays européens, de la Finlande aux Balkans, quelle que soit leur diversité. L’agression russe souligne également la nécessité de renforcer la puissance militaire de l’Europe. En résistant obstinément aux Russes, les Ukrainiens ont prouvé qu’ils pouvaient devenir un énorme renfort pour la défense européenne. N’oublions pas non plus que le sous-sol de l’Ukraine et des Balkans contient de nombreuses matières premières essentielles à la transition énergétique. A l’heure où le libre-échange s’effrite et où de grandes puissances comme les Etats-Unis et la Chine misent sur leurs propres intérêts, il ne faut pas être naïf. L’Europe doit devenir plus souveraine.
Face à la guerre en Ukraine, les Etats membres ont resserré les rangs. Mais sur la question de Gaza, cela s’est avéré plus difficile. L’Europe est-elle encore immature en matière de géopolitique ?
Géopolitiquement, l’Union européenne est déjà beaucoup plus mûre qu’il y a cinq ans, en raison des crises que les Etats membres ont traversées depuis : la guerre en Ukraine et la crise de l’énergie. Auparavant, il y avait eu la crise du covid et le contrôle des exportations de vaccins par les Etats-Unis et d’autres pays. Cela a été un signal d’alarme géopolitique pour l’Europe. Nous avons alors brandi le poing contre Washington. L’Union s’attaque également à la Chine, en menant notamment une enquête sur les subventions accordées aux voitures électriques chinoises sur le marché européen. Dans l’ensemble, cela donne l’image d’une Europe qui va de plus en plus de l’avant sur le plan géopolitique.
Nous nous dirigeons vers un monde plus dur, plus dangereux et plus instable. Dans un tel monde, l’Europe devra gagner en force.”
Longtemps phare du libre-échange international, l’Union européenne semble désormais suivre les Etats-Unis et la Chine en protégeant et en soutenant sa propre industrie. Le libre-échange sera-t-il un jour pendu aux cimaises du musée de l’Europe ?
L’Union européenne reste l’un des derniers bastions du libre-échange dans le monde. L’économie européenne est beaucoup plus ouverte que les économies américaine et japonaise. Avec la Chine, l’Europe a un énorme déficit commercial. Nous essayons de résoudre ce problème en renforçant les politiques européennes et en poussant la Chine à plus de libre-échange et d’ouverture réciproque. Entre-temps, la Commission européenne a signé des accords de libre-échange avec la Nouvelle-Zélande, le Kenya, le Mexique et le Chili. Il faut espérer que le Mercosur (Argentine, Bolivie, Brésil, Paraguay et Uruguay, Ndlr) sera un jour ajouté à cette liste. Avec l’Australie, cela a malheureusement échoué, mais nous continuons d’essayer. Voilà qui prouve combien l’Union européenne continue à défendre le libre-échange.
Pendant ce temps, les Etats-Unis distribuent des milliards aux entreprises, y compris aux entreprises européennes qui investissent sur le sol américain, par le biais de l’Inflation Reduction Act.
L’Inflation Reduction Act sent fortement le protectionnisme. L’Union européenne doit s’y opposer. Mais en même temps, nous devons rester réalistes et renforcer notre propre tissu économique. Grâce au Plan de relance consécutif à la crise du covid, 800 milliards d’euros sont disponibles pour l’écologisation, la numérisation et la modernisation de l’économie européenne. Le plan REPowerEU prévoit des fonds supplémentaires pour les énergies renouvelables. Le Fonds européen pour l’innovation, financé par les recettes de l’échange de quotas d’émission de CO2, devrait à son tour soutenir les nouvelles technologies vertes, comme c’est le cas dans le port d’Anvers. L’Union européenne a également assoupli les règles relatives aux aides d’Etat. Toutefois, l’Allemagne et la France se partagent la majeure partie de ces aides. A terme, le marché unique pourrait s’en trouver déséquilibré. Au cours des cinq à dix prochaines années, l’Union européenne mènera donc un débat animé sur sa politique industrielle.
L’Union européenne reste l’un des derniers bastions du libre-échange dans le monde.”
Ce débat ne devrait-il pas déjà être clos ? Aux Etats-Unis, l’Inflation Reduction Act est en vigueur depuis longtemps. Pourquoi les Etats membres de l’UE agissent-ils toujours aussi lentement ?
En cas de crise, ils vont très vite. Dans le cas de la crise du covid et de l’invasion russe en Ukraine, les divisions internes ont été rapidement surmontées. Mais dans un certain nombre de dossiers, le processus est effectivement trop lent. C’est le prix du fonctionnement de l’Union européenne. Il faut obtenir l’adhésion de 27 Etats membres, ce qui protège d’ailleurs les intérêts des petits pays. Prenons l’exemple du secteur du diamant. Là, grâce à l’inertie européenne, la Belgique a pu faire valoir son point de vue. Car l’inertie a permis de mettre en place un système solide de traçabilité des diamants russes, afin d’éviter le contournement des sanctions et de préserver la position d’Anvers en tant que centre mondial du diamant. Parfois, les décisions lentes sont meilleures.
Lors des négociations du Brexit, vous étiez un proche collaborateur de Michel Barnier, le négociateur en chef de l’Europe. Permettrez-vous au Royaume-Uni de revenir dans l’Union européenne ou en est-il sorti définitivement ?
Il y a un tabou sur ce sujet au sein même de la classe politique britannique. Heureusement, les Britanniques ont réintégré Horizon Europe, le programme de soutien de l’UE à la recherche et à l’innovation. Mais ils ne l’ont fait eux-mêmes qu’après de longues hésitations. La question d’un retour britannique dans l’Union concernera la prochaine génération de politiciens britanniques. Aujourd’hui, nous devons travailler à une coopération plus étroite dans le domaine de l’énergie et dans d’autres domaines. C’est ainsi que nous pourrons progressivement construire une meilleure relation. Un grand débat sur un retour complet se transformerait rapidement en une discussion où tout serait noir ou blanc.
Parfois, les décisions lentes sont les meilleures.”
Quel type d’Europe aurons-nous dans 10 ans ? Une union de quelque 35 Etats membres, un marché des capitaux unifié et une armée européenne ?
L’Europe sera plus forte, parce qu’il n’y a pas d’autre solution. Nous nous dirigeons vers un monde plus dur, plus cruel et plus instable, où les pays choisissent davantage leur intérêt personnel et non plus l’intérêt général. Dans un tel monde, l’Europe devra se renforcer. Cela signifie une Union plus décisive, disposant de plus de ressources propres, capable de défendre son économie, sa sécurité et sa défense – avec l’Otan si elle le peut, mais seule si elle le doit.
Vous semblez très confiant.
Regardez comment les Etats membres ont navigué dans la même direction ces cinq dernières années. La coopération lors de la crise du covid, les sanctions communes contre la Russie : ce n’était pas gagné d’avance. Et maintenant, nous avons la perspective de l’élargissement. En outre, les Etats membres ont beaucoup appris du Brexit. Au nom de l’unité, on peut aussi défendre ses propres intérêts. C’est la leçon la plus importante.
Profil
· Né en 1966
· Maîtrise en philologie classique à la KU Leuven. Doctorat en sciences politiques et sociales à l‘Institut universitaire européen de Florence
· 2001: porte-parole de la Commission européenne
· 2006: chercheur à l‘université de Yale
· 2008: chef de département à la Commission européenne
· 2016: conseiller principal de Michel Barnier pendant les négociations du Brexit.
· Depuis 2021 : représentant de la Commission européenne en Belgique
· Chargé de cours sur les politiques européennes à la KU Leuven
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