“Sell America”: la fin du privilège exorbitant du dollar?

Symbole de la puissance américaine, le dollar vacille. Entre pressions sur la Fed, tensions commerciales et perte de confiance des marchés, l’ex-monnaie refuge pourrait bien perdre son statut d’actif intouchable. Un glissement aux airs de tournant historique, qui appelle à revoir sans tarder votre stratégie d’investissement.
“Le dollar est notre monnaie, mais c’est votre problème.” Cette phrase choc, lancée il y a plus d’un demi-siècle par John Connally, alors secrétaire au Trésor américain, avait laissé pantois les ministres européens des Finances de l’époque. Elle scellait l’hégémonie du billet vert dans un monde tout juste entré dans l’ère post-Bretton Woods avec la fin de la convertibilité du dollar en or annoncée par Richard Nixon en 1971.
Depuis, Washington n’a cessé de transformer sa monnaie en levier de puissance, à la fois économique et géopolitique. La Chine, le Japon et d’autres fournisseurs des États-Unis se sont mués en créanciers captifs, empilant des montagnes de bons du Trésor pour recycler leurs excédents commerciaux. Le dollar est aussi devenu une arme diplomatique, permettant à l’Oncle Sam d’imposer l’extraterritorialité de son droit bien au-delà de ses frontières.
Privilège exorbitant du dollar
Le billet vert constitue ainsi l’un des piliers de l’exceptionnalisme américain, alimentant une machine économique bien huilée. Depuis l’an 2000, le PIB par habitant réel (après inflation) des États-Unis a ainsi bondi de près de 40%, contre seulement 22% dans la zone euro.

Aujourd’hui, ce privilège exorbitant – pour reprendre l’expression de Valéry Giscard d’Estaing – semble vaciller, comme le souligne le comportement des investisseurs. Jusqu’il y a peu, le dollar et les bons du Trésor américain constituaient des abris naturels en période de turbulence sur les marchés boursiers.
Face aux secousses politiques et économiques provoquées par le retour de Donald Trump à la Maison Blanche, le mot d’ordre est désormais : “Sell America” (vendre l’Amérique), dixit l’agence Bloomberg.
Chaque soubresaut sur Wall Street s’accompagne ainsi non seulement d’un repli des actions, mais aussi d’une baisse du dollar et d’une hausse des rendements obligataires – signe d’un désamour pour les bons du Trésor.
Droits de douane

Cette dynamique s’est cristallisée début avril, avec l’annonce de droits de douane dits “réciproques”, dont les niveaux extrêmement élevés ont plongé l’économie mondiale dans un nouveau conflit commercial. Sous la pression des marchés obligataires – marqués par une remontée fulgurante des taux longs –, l’administration Trump a été contrainte de temporiser, ramenant les surtaxes douanières à 10% pour 90 jours (hors Chine). Un geste qui a brièvement rassuré Wall Street, les principaux indices rebondissant après leur creux du 7 avril.
Mais une fois la dépréciation du dollar prise en compte, ce rebond s’apparente davantage à un trompe-l’œil. L’écart n’a en effet cessé de se creuser avec les marchés européens, comme en témoigne le graphique intitulé “Wall Street en chute libre».
Menace sur Jerome Powell
Le deuxième épisode de tensions a éclaté autour du week-end pascal. Mécontent de la décision de la Réserve fédérale de maintenir ses taux inchangés, Donald Trump s’en est violemment pris à Jerome Powell, le président du Conseil des gouverneurs de la Fed qu’il avait pourtant lui-même nommé en 2017.
En déclarant sur les réseaux sociaux que “le départ de M. Powell ne pourrait pas arriver assez vite”, il a clairement laissé planer la menace d’un limogeage anticipé. Tandis que les constitutionnalistes débattaient de la légalité d’un tel geste, les marchés s’inquiétaient d’une remise en cause de l’indépendance de la Fed.
Une question qui n’a rien de rhétorique : une banque centrale politisée tend à laisser filer l’inflation pour servir l’agenda du pouvoir. En 2021, le président turc Recep Tayyip Erdogan avait ainsi congédié le gouverneur de la banque centrale pour installer un fidèle chargé de baisser les taux. Résultat, l’inflation a atteint jusqu’à 85% en 2022, la lire turque a perdu les trois quarts de sa valeur et les investisseurs étrangers ont fui.
Opération séduction
Après de nouvelles secousses sur les marchés d’actions, obligataires et des changes, Donald Trump a fini par changer de ton, annonçant qu’il ne comptait finalement pas limoger Jerome Powell. La Maison Blanche a même entamé une opération séduction, affichant son optimisme sur les négociations commerciales avec l’Inde et promettant un geste d’apaisement envers Pékin.
Les marchés boursiers ont vivement salué ces annonces. Mais côté obligataire et sur le marché des devises, la réaction a été bien plus réservée. Une divergence qui s’explique par la nature des investisseurs : acheter une action, c’est faire la balance entre risques et opportunités. Acheter un bon du Trésor, en revanche, c’est jouer la sécurité, accepter un rendement limité en échange de garanties.
Objectif d’inflation
Autrefois, cette garantie résidait dans la convertibilité du dollar en or. Aujourd’hui, elle repose sur la crédibilité de la Réserve fédérale et son objectif d’inflation de 2% par an, censé préserver le pouvoir d’achat du billet vert.
Officieux depuis 1996, cet objectif a été formellement entériné en 2012 et, dans l’ensemble, bien respecté.

Seule entorse notable : les années post-covid, où le retour brutal de l’inflation a pris de court la plupart des banquiers centraux. La confiance dans le dollar est ainsi restée intacte. En 2022, il intervenait encore dans 88% des transactions de change, selon l’enquête triennale de la Banque des règlements internationaux (BRI). En clair : près de neuf opérations sur dix impliquent un échange contre le dollar.
Hasard du calendrier, la BRI a lancé une nouvelle édition de cette enquête le 1er avril. Les premiers résultats, attendus en septembre, offriront un instantané précieux de l’impact de la politique de Donald Trump sur l’usage du dollar dans le monde.
En 2022, près de neuf opérations sur dix impliquaient un échange contre le dollar, selon la Banque des règlements internationaux.
Conseil des gouverneurs
Il semble toutefois peu probable que le pic des tensions soit déjà derrière nous. Le moratoire sur les droits de douane “réciproques” expire en juillet, et la récente confirmation de Jerome Powell à la tête de la Fed ne le protège que jusqu’à la fin de son mandat, en mai 2026.
Son successeur pressenti, Kevin Warsh, ex-gouverneur de la Fed (2006-2011), était connu pour sa rigueur. En pleine crise financière, il plaidait ainsi pour un resserrement de la politique monétaire face à des risques d’inflation – très hypothétiques. Depuis, l’ancien banquier a rejoint le cercle des proches de Donald Trump et adopté une ligne plus variable, accusant la Fed de ne pas en avoir fait assez (contre l’inflation) sous Biden et d’en faire trop aujourd’ hui.
Mais même à la tête de l’institution, Kevin Warsh ne disposerait que d’une voix sur douze au sein du comité de politique monétaire composé de sept gouverneurs et de cinq représentants régionaux. Les mandats des gouverneurs, conçus pour garantir l’indépendance de la Fed, durent 14 ans – un seul expirant tous les deux ans.
Les marchés resteront particulièrement vigilants au moindre indice d’une tentative de renouvellement anticipé du Conseil des gouverneurs. Surtout depuis que la Cour suprême, à majorité républicaine, a ouvert la voie en validant le licenciement de Gwynne Wilcox et Cathy Harris, administratrices de deux autres agences fédérales indépendantes.
Limiter l’exposition au dollar
Autant dire que Jay Woods, stratégiste en chef chez Freedom Capital Markets, n’est pas près de souffler. “Chaque jour, c’est de l’incertitude, de l’incertitude, encore de l’incertitude. On anticipe un scénario, et c’en est un autre qui se réalise”, résume-t-il.
Dans ce climat instable, la prudence s’impose plus que jamais face à une exposition trop forte au dollar. Sans entrer dans des scénarios extrêmes, Donald Trump et son vice-président JD Vance ont toujours affiché leur préférence pour un dollar faible, afin de relancer les exportations américaines. Un retour aux niveaux plancher de 2008 se traduirait par une envolée de 40% du taux de change EUR/USD. Même étalée sur dix ans, une telle dépréciation suffirait à quasiment anéantir le rendement actuel des bons du Trésor.
Dans ce contexte, qu’il s’agisse de liquidités, d’obligations ou d’actions à dividendes, le choix de titres libellés en euros s’impose comme l’option la plus judicieuse, permettant d’éviter un risque de change devenu soudainement central. D’autant que l’euro, en regain de stature, joue désormais les devises refuge, s’étant récemment renforcé face au dollar australien, au yen ou encore à la livre britannique.
L’or et le bitcoin se sont aussi illustrés, profitant eux aussi des incertitudes ambiantes. Mais attention, ces actifs restent cotés en dollars et leur volatilité peut amplifier les chocs.
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