Risques de réputation et de compliance: comment tracer son chemin dans la jungle des règles et des sanctions?

Pierre-Henri Thomas
Pierre-Henri Thomas Journaliste

Les entreprises doivent se conformer de plus en plus à des obligations réglementaires, qui englobent le respect de sanctions internationales parfois très complexes. C’est un risque qui grandit. Tout manquement peut entacher leur réputation, voire impacter directement leurs affaires.

1. Vers une baisse de l’inflation réglementaire ?

“Les règles de compliance s’étagent sur plusieurs niveaux, explique Nabil Jijakli, Deputy CEO de Credendo . Au niveau de l’OCDE, à partir du début des années 2000, on a vu apparaître des règles liées à la lutte contre la corruption et le blanchiment, à l’harmonisation fiscale, à la bonne gouvernance, au droit du travail et à la lutte contre le travail des enfants…”

“Ces règles obligent à mettre en place certains processus. Les entreprises, notamment financières, doivent ainsi réaliser un screening de leurs clients, afin de s’assurer, par exemple, qu’ils ne tombent pas sous le coup de sanctions. À cela s’ajoute une série de règles européennes, comme le RGPD pour la protection des données, ou DORA pour veiller à la résilience des entreprises en cas de cyberattaques”, ajoute le Deputy CEO de Credendo.

“La multiplication des réglementations est difficile à quantifier clairement au niveau macro-économique, mais il est clair, à tous les niveaux, que les entreprises signalent un impact, observe Charlotte de Montpellier, senior economist chez ING Belgium. Les statistiques montrent que les entreprises investissent de plus en plus non pour produire mieux ou plus, mais pour respecter les réglementations”. La publication du rapport Draghi sur la compétitivité de l’Europe a mis le doigt sur ce handicap. Les autorités européennes devraient donc lever le pied. “Mais les réglementations qui existent ne vont pas disparaître. C’est un caillou dans la chaussure des entreprises, et spécialement des entreprises européennes”, ajoute l’économiste.

Sylviane Delcuve, senior economist chez BNP Paribas Fortis, abonde: “chaque fois que je parle avec mes interlocuteurs des États-Unis et de l’Europe, le sujet des contraintes apparaît. Lors d’une interview donnée il y a quelques semaines, l’ancien commissaire européen Thierry Breton disait que l’Europe avait voulu réglementer beaucoup trop de choses. Un groupe de sociétés qui voulait entraîner des robots au niveau intelligence artificielle a décidé de ne pas le faire en Europe parce qu’il y a trop de règles. On s’exclut de l’opportunité de démarrer de nouvelles activités et de rester dans la course.”

2. Comment naviguer dans une mer de sanctions ?

En parallèle, on assiste aussi à une multiplication des sanctions internationales, visant à limiter la prolifération des armes nucléaires, le terrorisme, le blanchiment, la corruption…. Et gare à l’entreprise qui ne les respecte pas. “En 2014, le géant bancaire BNP Paribas a dû payer une amende de 8,9 milliards de dollars aux États-Unis, pour avoir financé des opérations au Soudan, à Cuba et en Iran, trois pays qui étaient visés par un embargo américain”, rappelle Pascaline della Faille, Country and Sector Risk Manager chez Credendo. “Les sanctions ne datent pas d’hier, et elles ont toujours été utilisées à une double fin, de politique étrangère et de sécurité”, dit-elle.

Mais l’outil est devenu très complexe à mettre en place. Car si certaines sanctions émanent de l’ONU et sont donc censées être appliquées par tous, mais ce n’est pas toujours le cas. D’abord parce que certains pays ne se conforment pas aux règles onusiennes. “La Russie n’applique plus les sanctions à l’encontre de la Corée du Nord”, précise Pascaline della Faille. Ensuite parce que certaines sanctions sont prises par un pays ou un groupe de pays. On songe par exemple aux sanctions américaines et européennes visant la Russie. “L’efficacité de cet outil est relative”, résume Pascaline della Faille. Si en effet l’Iran, Cuba ou le Venezuela ont été assommés, l’économie russe, elle, ne s’est pas effondrée.

Pour une entreprise, naviguer dans cette mer de sanctions n’est pas sans risques. L’appréciation du champ d’application des sanctions américaines est ainsi particulièrement compliquée, en raison de l’extraterritorialité de certaines règles américaines. Par exemple, toute banque, où qu’elle soit située, qui utilise le dollar est ainsi soumise aux règles américaines par le simple fait que les transactions en dollars passent par le système de clearing américain.

“Les sanctions des États-Unis et de l’Union européenne contre la Russie ont en partie visé les réserves de la Banque de Russie placées chez Euroclear, en Belgique”, rappelle Pascaline della Faille. Mais leur application est difficile, car “confisquer les avoirs d’un État est une bombe atomique et peut mener à de longues procédures, souligne Nabil Jijakli. C’est pour ça d’ailleurs qu’Euroclear ou l’état belge sont extrêmement prudents, et que l’on ne parle que d’utiliser les intérêts générés par les avoirs gelés”, dit-il.

Les discussions sur le désengagement du dollar reflètent le nouvel ordre économique mondial.
Pascaline della Faille

Pascaline della Faille

3. Le roi dollar a-t-il perdu sa couronne ?

“Cet exemple d’Euroclear souligne que, pour certains pays, avoir ses réserves logées dans des institutions occidentales n’est plus tout à fait sûr”, ajoute Nabil Jijakli. Assisterait-on alors à un déménagement et, plus précisément, à une dédollarisation du monde ? “Le phénomène reste anecdotique par rapport aux flux mondiaux, tempère Charlotte de Montpellier. Je ne pense pas que la dédollarisation soit à court terme un risque majeur pour nos entreprises qui exportent. En 2025, le commerce des matières premières se fera toujours en dollars”.

Il n’empêche, certains pays discutent pour se désengager du billet vert. “Ces discussions ne sont pas spécialement liées aux sanctions. Elles reflètent aussi le nouvel ordre économique mondial, explique Pascaline della Faille. En 2000, les “BRICS” représentaient 8% du PIB mondial, et le G7 65 %. Alors qu’en 2020, les BRICS comptaient pour 25% et G7 45%. Nous sommes dans une autre réalité.”

C’est d’ailleurs ce qui explique que la dédollarisation soit davantage présente dans les échanges “Sud-Sud”, ajoute Raphaël Cecchi, Senior Country Risk Analyst chez Credendo. “Environ 30% des transactions commerciales entre la Chine et ses très nombreux partenaires commerciaux s’effectuent désormais en yuan, dit-il. L’utilisation d’une monnaie alternative au dollar permet d’échapper aux contrôles occidentaux. Les échanges entre la Russie et l’Inde se font en roupies”.

Ce remplacement du dollar n’est pas sans poser de problèmes. “Parfois, l’un des deux partenaires accumule des devises dont il ne sait que faire”, observe Raphaël Cecchi. La politique de change de certains États freine également le phénomène. “La Chine désire conserver un contrôle des changes. Ce contrôle et l’insuffisante convertibilité du renminbi limitent le développement international de la monnaie chinoise”, ajoute Raphaël Cecchi.

4. Comment s’adaptent les entreprises ?

Dans cette forêt réglementaire qui se densifie, les entreprises sont forcées de s’adapter. Ces dernières développent leurs services juridiques, soit en interne, quand elles en ont les moyens, soit en faisant appel à des sous-traitants. “Ce sont des investissements non productifs, mais nécessaires, car quand il y a une faille, cela peut faire très mal. Les procès en corruption sont légion”, ajoute le Deputy CEO de Credendo. Ericsson, Siemens, Alstom, TotalEnergies, Teva, ENI, Embraer ont été condamnés, essentiellement aux États-Unis, à verser des dizaines, voire des centaines de millions de dollars d’amendes pour avoir versé des pots-de-vin.

“Les réglementations augmentent, et nos efforts pour s’y conformer aussi, souligne Geert Goossens, Chief Compliance Officer de Credendo. Mais ce n’est pas toujours facile. Si je prends l’exemple des sanctions russes, nous devons effectuer des recherches détaillées pour être sûr que nous ne couvrons pas des clients qui essaient de contourner les sanctions. À un certain moment nous devons finaliser nos recherches, mais en théorie, elles pourraient se poursuivre sans fin”, dit-il.

Si on demande aux patrons ce qui, aujourd’hui, dans leur activité, a le plus d’impact, ils répondront souvent : les réseaux sociaux.
Ermeline Gosselin

Ermeline Gosselin

Un dernier point est le risque d’image et de réputation qu’une entreprise court si elle ne respecte pas ces règles voire, plus largement, si elle fait un faux pas. Un risque de réputation que les entreprises prennent davantage en considération.

“Nous avons assisté ces derniers temps à l’augmentation des demandes pour que nous réalisions des audits de réputation, relève Ermeline Gosselin, CEO de Gosselin & de Walque. Les entreprises n’ont pas forcément une perception juste, efficace, directe de leur réputation, à la fois en interne et en externe, auprès du grand public, auprès des politiques,… mais de plus en plus de dirigeants prennent conscience de la valeur de leur réputation, à quel point elle peut avoir un impact sur leurs relations avec les autorités, mais même sur leur chiffre d’affaires”, dit-elle.

Et dans ce souci de veiller à leur image, l’e-reputation, la réputation numérique, occupe une place de plus en plus importante. “Les patrons que nous connaissons disposent d’une revue de presse. Ils savent ce qui se dit dans les médias. Mais si on leur demande ce qui, aujourd’hui, dans leur activité, a le plus d’impact, ils répondront souvent : les réseaux sociaux”, poursuit Ermeline Gosselin.

Un bad buzz, causé par un manquement réglementaire voire simplement une opération marketing mal évaluée, peut se révéler catastrophique. Le géant brassicole AB InBev en a fait l’amère expérience en 2023, lorsqu’il a offert un pack de Bud Light, bière très populaire aux Etats-Unis, à une influenceuse transgenre. Une opération marketing qui a été répercutée de manière très négative sur les réseaux sociaux parce que la Bud Light était “la bière des barbecues”, populaire auprès d’une clientèle américaine rurale et conservatrice qui a mal pris cette ouverture à un autre public. Et l’a fait savoir sur les réseaux sociaux.

Le bad buzz a fait chuter l’action de l’entreprise de 20% et réduit le volume des ventes de ce produit aux États-Unis.

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