Réchauffement climatique: “Il y a une forte corrélation entre climatisation et développement économique”

Incendie Mos Angeles
Un escalier est tout ce qui reste d'une propriété en bord de mer ravagée par l'incendie de Palisades, le long de la Pacific Coast Highway à Malibu, en Californie. © Belga
Pierre-Henri Thomas
Pierre-Henri Thomas Journaliste

S’adapter au réchauffement climatique est aussi nécessaire que s’efforcer de réduire les émissions de CO2. Mais on en parle peu, regrette François Lévêque, professeur à Mines Paris-PSL, qui souligne par exemple que sans climatisation, le développement économique des pays chauds est compromis.

Professeur d’économie à Mines Paris-PSL, la célèbre “école des mines”, François Lévêque a corédigé, avec son collègue Matthieu Glachant, lui aussi professeur d’économie dans la même grande école, un essai dont le titre est à première vue anxiogène : Survivre à la chaleur (*). Le message est cependant nuancé et partiellement optimiste : nous ne sommes pas démunis face aux changements qui nous assaillent. Et déjà, dans de nombreux cas, nous nous adaptons.

François Lévêque
François Lévêque © D.R.

François Lévêque explique que l’idée du livre lui est apparue peu après la vague de chaleur exceptionnelle que la France a connue en juin 2022. “C’était la première canicule observée au printemps, et les travaux ont montré qu’il y avait eu une diminution spectaculaire de la mortalité en France liée aux vagues de chaleur, explique-t-il. Parce que depuis la canicule de 2003, nous avons mis en place un système d’alerte, des informations sont diffusées, nous avons placé des climatiseurs dans les Ehpad, nous savons désormais qu’il faut téléphoner à nos parents âgés pour les inciter à se rafraîchir et à boire… L’adaptation sauve des vies”, souligne le professeur.

TRENDS-TENDANCES. On s’adapte, mais il y a encore du chemin à faire. Les inondations de Valence ont causé plus de 200 morts en Espagne en octobre dernier.

FRANÇOIS LÉVÊQUE. À Valence, le système d’alerte a failli. Non pas parce que la prévision météorologique s’était trompée – elle avait bien annoncé un risque très élevé, mais parce qu’en bout de chaîne, un responsable politique, le président de la communauté de Valence, n’a pas transmis les consignes de fermer les écoles, de ne pas sortir en voiture, de ne pas se rendre au supermarché ou au travail… C’est donc un problème de gouvernance. La bonne règle consiste sans doute à éviter que des élus soient en bout de chaîne. Dans le passé, la maire de Madrid, qui avait averti la population de ne pas sortir alors qu’il ne s’est finalement rien passé, avait été conspuée. Le risque de perdre sa crédibilité est trop fort pour un responsable politique.

Pour prévenir la population, il faut donc un organisme indépendant qui ne craigne pas de perdre des électeurs s’il se trompe. Une autre explication du nombre élevé de victimes à Valence est le manque d’expérience. En Floride, les gens sont familiers des alertes ouragan, ils savent qu’ils doivent quitter leur maison, en protéger les fenêtres par des planches, etc. Si un tel événement devait se répéter à Valence, la réaction serait différente et le nombre de décès et les dégâts matériels beaucoup moins élevés.

Dans le débat climatique, on parle énormément d’atténuation (réduire les émissions de carbone), mais très peu d’adaptation. Pourquoi ? Parce que nous nous adaptons sans le savoir ?

Effectivement, si un ménage décide de s’acheter un ventilateur ou un climatiseur, c’est une initiative individuelle privée. Mais la croyance que l’adaptation se fait toute seule est fausse. L’intervention publique est aussi nécessaire s’il s’agit, par exemple, de protéger une ville côtière contre les inondations. Il faut relever les digues. Il ne sert à rien que vous construisiez un petit mur devant votre maison au bord de la mer. Si l’on parle peu d’adaptation, c’est aussi parce qu’il y a l’idée, dans certains cercles, que les efforts d’adaptation démotiveraient ceux pour réduire les émissions et que l’argent que l’on dépense pour s’adapter est de l’argent qui n’est pas investi dans l’atténuation. De plus, s’adapter aurait un côté égoïste. Or il en va de l’intérêt général. Il n’est pas égoïste de vouloir sauver des vies, de réduire le nombre de décès liés aux inondations, aux canicules ou aux feux de forêt. Mais il est vrai qu’il y a une sorte d’égoïsme national: contrairement à la réduction des émissions, l’adaptation bénéficie au territoire et à ses habitants, et non à l’ensemble de la population de la planète.

C’est l’une des grandes leçons que vous tirez : les pouvoirs publics doivent être des acteurs majeurs dans ce processus d’adaptation.

Oui. Les initiatives privées sont importantes, mais elles doivent être accompagnées. Qu’il s’agisse d’informer le public sur les risques ou sur les équipements les plus efficaces et les bon gestes. Ou qu’il s’agisse de faire connaître et diffuser les bonnes pratiques. Si un agriculteur développe le sorgho à la place du maïs trop gourmand en eau, son expérience peut servir à d’autres. Si une station de ski de basse altitude développe des modèles économiques différents parce que son enneigement diminue, cela va servir à d’autres stations. Les politiques publiques sont également importantes parce que certaines initiatives privées peuvent conduire à des effets défavorables : gaspiller de l’eau, surconsommer de l’énergie, détruire des espèces protégées, etc. Il faut donc des politiques publiques pour éviter la maladaptation.

“Les initiatives privées sont importantes, mais elles doivent être accompagnées. Qu’il s’agisse d’informer le public sur les risques ou sur les équipements les plus efficaces et les bon gestes.”

Nos analyses et propos sont nuancés. Notre livre ne se veut ni “rassuriste”, ni catastrophiste. Les “rassuristes”, souvent d’anciens climato-sceptiques, disent que le changement climatique n’est pas grave car nous trouverons toujours des solutions pour s’adapter, en particulier grâce au progrès technique. Malheureusement, il y a des phénomènes comme les mégafeux face auxquels il n’y a rien à faire du point de vue de l’adaptation. Dans les forêts boréales, au nord du Québec, en Sibérie, etc., il n’y a pas de marges de manœuvre, pas de population, pas de moyens d’éteindre les flammes. On ne voit pas, même technologiquement, comment aborder le problème et comment s’adapter. Donc, la forêt brûle. Contre les mégafeux, la seule solution consiste à réduire les émissions.

Cependant, nous ne sommes pas catastrophistes non plus parce que les scénarios noirs sur les effets du changement climatique ne tiennent généralement pas compte de nos capacités d’adaptation. Le déplacement de population pour quitter des zones inondées, l’achat d’un ventilateur ou d’un climatiseur, le remplacement du maïs par le sorgho sont autant de formes d’adaptation qui réduisent les dommages causés par le changement climatique.

Vous abordez dans votre livre différents domaines, petits et grands, où la nécessité d’une adaptation est déjà bien présente : l’agriculture, les stations de ski, la lutte contre la montée des eaux… Un chapitre m’a frappé, c’est celui concernant la climatisation. Cette dernière est un enjeu majeur, et pourtant méconnu.

Le climatiseur pour les pays chauds peut être comparé à ce qu’a apporté le chauffage dans nos pays. Sans chauffage, les populations ne seraient pas au même endroit, et la productivité serait beaucoup plus faible. De même, il existe une forte corrélation, dans les pays chauds, entre le niveau de développement économique et le taux d’équipement en climatisation. Sans climatisation, Singapour ne se serait pas développé comme aujourd’hui. Les ménages chinois sont désormais équipés à plus de 50%. En revanche, en Inde, où seulement 5% des ménages sont équipés de climatiseurs, des dizaines de milliers de personnes meurent en raison des vagues de chaleur.

On s’attend donc à une climatisation massive en Inde qui accompagnera son développement économique. L’Agence internationale de l’énergie prévoit qu’en 2050, 30% de la consommation d’électricité en Inde sera liée à la climatisation. Voilà un bon exemple pour montrer la complémentarité entre l’adaptation et l’atténuation, puisqu’il faut faire en sorte que les climatiseurs fonctionnent à partir d’une électricité décarbonée.

Ce qui n’est pas gagné en Inde où les centrales électriques fonctionnent surtout au charbon…

Ce n’est effectivement pas gagné, mais les Indiens meurent aussi en masse à cause des particules fines émises par le charbon. Il y a donc une forte incitation à réduire la pollution liée au charbon qui va finir par s’imposer. Si l’Inde sort du charbon, ce ne sera pas pour réduire les émissions de carbone, mais pour abaisser la mortalité causée par les particules fines émises par les centrales thermiques de ce type.

Pour les pays chauds, le climatiseur peut être comparé à ce qu’a apporté le chauffage dans nos pays. © Getty Images

Nous n’avons pas toujours des idées très justes sur l’impact du réchauffement qui touche de manières très différentes les diverses régions du monde ?

En effet. C’est un élément dont on hésite parfois à parler, mais si le réchauffement climatique augmente le nombre de décès dans le monde (on estime aujourd’hui à 100.000 le nombre de décès supplémentaires liés à la chaleur par an alors que la température globale n’a pas encore augmenté de deux degrés, ndlr), ce n’est pas le cas pour la plus grande partie des États-Unis et de l’Europe. Les effets de l’élévation de température sur la mortalité dans les régions de haute latitude sont positifs parce qu’il y a des hivers moins froids : il y a moins de mortalité associée au froid et ces décès en moins sont plus nombreux que les décès en plus l’été.

Une autre fausse intuition concerne la migration climatique. Selon vous, le réchauffement ne devrait pas entraîner de grands flux migratoires internationaux. Pourquoi ?

Les migrations actuelles sont essentiellement intranationales. Elles touchent aussi les pays voisins, mais s’effectuent minoritairement sur longue distance. Migrer au loin est coûteux, il faut de l’argent, des moyens dont beaucoup manquent. Cela réduit considérablement les migrations sur longues distances.

Le changement climatique exacerbe les inégalités. C’est un paradoxe : les populations qui ont les moyens pour s’adapter au changement ne sont pas celles qui en ont le plus besoin. En schématisant, les populations des pays de basse latitude sont en général les plus pauvres et les plus exposées aux dérèglements climatiques. Ce sont les pays qui sont à la fois plus vulnérables et qui ont le moins de capacité d’adaptation. S’il n’y a pas d’aide envers ces pays-là, les inégalités vont croître encore avec les pays occidentaux de haute latitude : Amérique du Nord, Europe… Il est nécessaire de mettre en place une aide massive des pays riches vers les pays pauvres en matière d’adaptation.

Le fait-on ?

Pas suffisamment. Lors de la COP 29, les pays développés se sont engagés à verser 300 milliards de dollars aux pays du Sud à l’horizon 2035, mais on est très loin du compte. Et dans les 100 milliards par an que les pays développés s’étaient engagés à verser jusqu’en 2025, il y a moins de 20% qui sont dédiés à l’adaptation. Et ce sont essentiellement des prêts.

On parle des inégalités entre pays, mais elles existent aussi à l’intérieur de nos pays. Souvent, ce sont les populations les plus précaires qui souffrent le plus du dérèglement climatique. On le voit à Mayotte. On le voit à Phoenix, dans l’Arizona, où ce sont les populations noires, pauvres qui souffrent lors des vagues de chaleur. Dans les pays riches, les politiques d’adaptation doivent donc viser en particulier les populations les plus démunies, qui sont les plus vulnérables et qui manquent de moyens pour s’adapter.

Une autre idée contre-intuitive concerne nos habitudes alimentaires. Pousser nos populations à manger moins de viande ne va pas vraiment réduire les émissions globales de CO2. Pourquoi ?

Parce que, dans les pays en développement, il y a une corrélation entre développement économique et consommation carnée. Les pays qui se développent ont une consommation carnée qui augmente. Si les pays de l’OCDE diminuent considérablement leur consommation de viande, cela n’aura pas énormément d’effet parce que l’essentiel de la population n’est pas chez nous. Nous serons deux milliards de plus d’ici 2050, mais cette population supplémentaire ne sera pas dans nos pays. Comment la nourrir ? Sur papier, c’est facile : soit vous augmentez les surfaces, soit vous augmentez le rendement par hectare. Mais en réalité, l’augmentation des surfaces cultivées stagne : grâce à l’élévation de température, de nouvelles surfaces cultivables vont apparaître au Nord, mais d’autres vont disparaître au Sud. Reste donc une intensification, qui autant que faire se peut ne soit pas dommageable à la planète. En Afrique, il n’y a encore que très peu d’irrigation, par exemple. Il y a une marge d’adaptation par l’intensification, mais sera-t-elle suffisante ? Faire face à cette demande alimentaire supplémentaire sera le défi de demain.

Contre la montée des océans, nous paraissons aussi impuissants. Certaines villes vont-elles avoir les pieds dans l’eau ?

C’est le grand défi pour les siècles prochains. Mais pour le nôtre, les études sont très catégoriques. La création ou l’élévation des digues pour protéger les villes – New York, Ho Chi Minh, Shanghai, Dakar… – est ce qu’il faut faire. Cela coûte cher, mais ce coût n’est rien rapporté aux destructions qui sont évitées. Mais cette parade ne sera pas éternellement possible. Devant l’ampleur de la montée des eaux au-delà de 2100-2150, il faudra alors déplacer populations et infrastructures vers l’intérieur des terres.

Devant l’ampleur de la montée des eaux au-delà de 2100-2150, il faudra alors déplacer populations et infrastructures vers l’intérieur des terres.

Le bon exemple est d’ores et déjà donné par Jakarta, la capitale indonésienne menacée par la montée des eaux. Le gouvernement indonésien a décidé de créer une nouvelle capitale (Nusantara, ndlr) à 1.500 km de là. Nous assisterons donc à très long terme à un double mouvement. D’une part, une plus grande compétitivité relative des grandes cités éloignées des côtes comme Berlin. Et puis, il faudra créer de nouvelles villes, des mégapoles ou des villes de tailles plus modestes, je ne sais pas. C’est encore difficile à imaginer à une aussi longue échéance.

Profil
• 1957. Naissance à Paris. 
 Docteur en économie, professeur à l’École des Mines 
 A publié près de 100 articles dans les journaux académiques, ainsi que de nombreux ouvrages sur la régulation, la concurrence et l’énergie (Les habits neufs de la concurrence en 2017, Les entreprises hyperpuissantes en 2021, etc.) 
 Exerce également une activité de conseil dans ses domaines de spécialité tant auprès d’institutions publiques que d’entreprises 
 A fondé le cabinet de conseil Microeconomix, qui a rejoint Deloitte en 2016

(*) Matthieu Glachant et François Lévêque, Survivre à la chaleur. Adaptons-nous, éditions Odile Jacob, 240 p., 22,90 euros.

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