Qui est scandaleusement riche ?
Les classements réguliers des grandes fortunes et les projets de taxation des fortunes réveillent le débat: est-il scandaleux d’être riche?
“Je n’aime pas les riches.” On se souvient de cette punch line assénée par François Hollande en 2012 quand il était le candidat socialiste à la présidence française. Les riches n’ont pas bonne presse. “C’est l’air du temps, constate Geert Noels, économiste et fondateur d’Econopolis. Je suis actif comme économiste depuis 33 ans. Au début de ma carrière, il n’y avait pas ces débats quotidiens sur les grandes fortunes. Il y avait davantage d’admiration pour ceux qui accomplissaient quelque chose. Aujourd’hui, les sources de richesse encore acceptées sans critique sont les gains à la loterie et les salaires des sportifs.”
Ce sentiment d’admiration-haine vis-à- vis des détenteurs de grands patrimoines s’exacerbe à chaque fois qu’un classement ou une étude paraît. En janvier, le réseau d’ONG Oxfam avait sorti un rapport sur les inégalités soulignant que “les plus fortunés se sont considérablement enrichis et les bénéfices des entreprises ont atteint des sommets, provoquant une explosion des inégalités”. Et tout récemment, le classement des milliardaires publié par le magazine économique américain Forbes a réveillé une nouvelle fois le débat sur l’utilité des riches. Bien sûr, ces classements ont leurs faiblesses.
Un calcul fluctuant
Ils ne prennent en compte que la fortune financière nette (ce qui fait dire aux critiques qu’un étudiant américain qui emprunte pour ses études est, selon cette méthodologie, plus pauvre qu’un paysan burkinabé qui n’a rien). Et ils sont biaisés par les aléas de la Bourse: il est en effet beaucoup plus facile de valoriser un actif qui se traite sur les marchés qu’un patrimoine immobilier, une collection d’œuvres d’art ou des participations dans des sociétés non cotées.
C’est ce qui explique les hauts et les bas dictés par les cours de Bourse: la fortune de Bernard Arnault (CEO du groupe LVMH) a progressé en 2022 d’une soixantaine de milliards de dollars alors que celle de Jeff Bezos, patron d’Amazon, en a perdu pratiquement autant. “Ces classements évoluent beaucoup. Avec le temps, le risque que la fortune s’évapore est réel, note Geert Noels. L’intelligence n’est pas toujours héréditaire. Et quand on a du succès, on devient peut-être plus vulnérable car on est attaqué de tous côtés. Il n’est pas simple de garder une fortune: inflation, malchance, guerre… Nombreux sont ceux qui ont été impactés par le conflit en Ukraine.”
Parfois fugaces ou fragiles, les grandes fortunes se retrouvent néanmoins dans le collimateur politique. Pour un gouvernement endetté, c’est une source a priori facile pour renflouer les caisses sans perdre ses électeurs. Chez nous, par exemple, cinq des sept partis de la Vivaldi (tous sauf les libéraux) seraient en faveur d’un impôt sur la fortune.
Mais quand est-on considéré comme fortuné? Aux Etats-Unis, le seuil est à 100 millions de dollars. L’administration Biden travaille à un projet qui appliquerait un impôt minimum de 20% aux ménages dont la fortune dépasse cette limite. Pour le président du PS Paul Magnette, c’est à partir de 2 millions d’euros de patrimoine financier, montant à partir duquel il propose de “taxer les riches”.
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Vingt millions de couronnes, soit 1,7 million d’euros, c’est aussi le seuil à partir duquel la Norvège impose les fortunes. Pourquoi parler de la Norvège? Parce qu’en quelques mois, une trentaine de ses riches ont fui le pays, en réponse à l’augmentation de 0,1% de l’impôt sur la fortune qui est passé de 1 à 1,1% en novembre dernier. Preuve que taxer les grandes fortunes n’est pas si facile, que les grands patrimoines sont très mobiles et que tout le monde n’est pas Bill Gates ou Warren Buffett qui ont donné leur fortune à une fondation. Les riches, comme les autres, ne s’embarrassent pas toujours de morale. Et si l’on veut rééquilibrer la taxation, c’est une affaire mondiale.
Des rentiers parasites?
Derrière cette volonté d’aller trouver l’argent chez les riches, il y a souvent l’idée que de toute façon, cet argent a été gagné de manière injuste. “Les gens très riches continuent de concentrer une part de plus en plus importante de la richesse au détriment de tous les autres. Et tout cela sans véritablement travailler”, affirme ainsi Paul Magnette. Ces propos reprennent des idées communes à l’égard des riches. Primo, ce sont des rentiers, ils ne travaillent pas. Ces gens touchent un capital tombé du ciel (héritage, coup de chance, etc.). Pourtant, quand on observe le classement de Forbes, la plupart des milliardaires ne sont pas devenus riches par héritage.
Elon Musk, Warren Buffett, Bill Gates, Jeff Bezos ou Bernard Arnault ont constitué leur fortune à partir de pas grand-chose et ont travaillé énormément. “Comparer Musk avec un pompier ne mène pas à un vrai débat, ajoute Geert Noels. Je ne suis pas un admirateur d’Elon Musk mais celui-ci se distingue par une capacité à innover et à prendre des risques, et des responsabilités importantes pour la société au sens large. Les entrepreneurs ne font pas nécessairement des choses dégoûtantes. Ce qu’il faut, c’est construire un bon cadre et donner les bons stimuli pour que les entrepreneurs soient responsables.”
La croissance économique fait que le gâteau à partager est plus grand et qu’il y a donc moins de gens qui meurent de faim.
Deuxième idée reçue: l’économie est un jeu à somme nulle: les riches deviennent plus riches “au détriment de tous les autres”. Dans la vraie vie, ce n’est pas le cas: la croissance économique fait que le gâteau à partager est plus grand et qu’il y a donc moins de gens qui meurent de faim.
Le dernier rapport de la Cnuced (Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement) souligne que “la pauvreté dans le monde est passée de plus d’une personne sur trois (38% de la population mondiale) en 1990 à moins d’une personne sur 10 (8,4%) en 2019”.
“Si l’Etat est pauvre et manque de ressources, il peut créer une histoire pour dire que cette richesse est vicieuse et qu’il faut la taxer. Mais cette réflexion populiste n’explique pas pourquoi l’Etat et la société ne seront pas plus riches si les riches deviennent plus pauvres”, observe Geert Noels. Tertio, le rendement de leurs capitaux est plus important que celui du commun des mortels. Là, c’est généralement vrai et cela contribue à une concentration de richesses. D’où l’importance de mettre en place des garde-fous lorsque cette concentration devient néfaste pour la société. Cela ne date pas d’hier: en 1911, l’empire de Rockefeller, qui avait conquis une position monopolistique dans le pétrole, fut divisé en 34 sociétés indépendantes.
L’Europe n’est pas les Etats-Unis
Enfin, quatrième idée reçue: parler des hyper-riches et de leurs dizaines de milliards fait référence aux inégalités qui existent aux Etats-Unis et qui nous font penser que la situation s’est aggravée chez nous aussi. Or, malgré le discours ambiant, ce n’est pas le cas. Si l’on prend la redistribution des revenus disponibles, la Belgique est un des pays les plus égalitaires au monde, plus encore après les crises de 2008 et 2020 (voir infographie ci-dessous).
Et si l’on prend la fiscalité sur le patrimoine (droits de succession et donations, taxes sur l’immobilier, taxe sur l’actif net des sociétés), notre pays perçoit, selon l’OCDE, un impôt de 3,56% du PIB, ce qui est presque le double de la moyenne des principaux pays industrialisés (1,86%). Cela ne signifie pas qu’il n’y aurait pas encore des mesures à prendre pour améliorer la progressivité de l’impôt, mais en tout cas, on ne part pas de rien.
L’inégalité est-elle juste?
Souvent, derrière la question des hyper-riches se cache un autre débat, celui sur les inégalités. Interviewé dans les pages suivantes, Marc De Vos, qui a publié un livre sur le sujet (Les vertus de l’inégalité, éd. Saint-Simon, 2017), fait observer que l’inégalité est comme le cholestérol: il y a la bonne et la mauvaise.
La mauvaise inégalité, c’est l’injustice qui fait que tous n’ont pas la même chance de faire ce qu’ils veulent de leur vie. La réussite scolaire – et donc, au final, le niveau de salaire – dépend pour partie du milieu social. C’est de ce type d’inégalités dont parle l’OCDE quand elle constate que “le creusement des inégalités a coûté plus de 10 points de croissance au Mexique et à la Nouvelle-Zélande, près de 9 points au Royaume-Uni, à la Finlande et à la Norvège, et de 6 à 7 points aux Etats-Unis, à l’Italie et à la Suède”.
Ces injustices qui limitent les chances de certains étaient fortement critiquées par Adam Smith, le père de l’économie politique. Il tirait à boulets rouges sur ces gens qui cherchaient à acquérir une position proche des cercles de pouvoir pour se construire une fortune, rappelle Geert Noels: “Adam Smith voyait quelque chose de vicieux à chercher à s’approprier une rente sur la société en privant les générations futures de la liberté d’avoir les mêmes chances de succès que les générations précédentes”.
En revanche, il existe des inégalités justes. Tout le monde n’a pas les mêmes dons, ni les mêmes motivations dans la vie. Cette distinction permet ainsi de comprendre pourquoi le fait d’avoir des gens très riches n’est pas nécessairement une tare pour la société.
Je ne veux pas moins de milliardaires, je veux moins de pauvres.” Nicolas Bouzou, économiste et essayiste
“Selon la théorie libérale de la justice, certaines inégalités peuvent être justes à partir du moment où elles profitent à tous, abonde l’économiste et essayiste Nicolas Bouzou. C’est la bonne clé d’analyse. Des gens comme Bernard Arnault sont des chefs d’entreprise qui créent beaucoup d’emplois et de richesse. Aux Etats-Unis, où la question des inégalités est plus forte, Bill Gates ou Warren Buffett remettent dans le circuit économique 99% de leur richesse.”
Beaucoup d’économistes estiment toutefois que la théorie du ruissellement ne fonctionne pas. “Il n’y a en effet pas de théorie générale, répond l’essayiste. Il existe des situations où ces inégalités ne provoquent pas d’injustices, et d’autres ou elles en provoquent. Par exemple, il n’y a pas de ruissellement provenant des oligarques russes.”
“Dans le classement de Forbes, ajoute Nicolas Bouzou, ce sont souvent des entrepreneurs et il n’y a pas beaucoup de cas scandaleux. Lorsque Stéphane Bancel, CEO et actionnaire du laboratoire Moderna qui développe des vaccins et thérapies contre les cancers et les maladies rares, était devenu milliardaire, j’avais dit, avec un peu de provocation, que je ne savais pas que le capitalisme était aussi moral. Mais j’avais dit aussi: je ne veux pas moins de milliardaires, je veux moins de pauvres…”.
Dans le cadre des fêtes de fin d’années, nous ressortons nos meilleurs contenus au cas ou vous les auriez manqué. Cet article a été publié en mai 2023.
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