Quel serait l’impact pour la Belgique d’un changement de régime en France ?

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Pierre-Henri Thomas
Pierre-Henri Thomas Journaliste

Le premier tour des élections législatives française a livré son verdict, plaçant la droite populiste en tête. Pour l’instant, l’effet sur l’économie belge est très limité.

Le premier tour des élections législatives françaises a placé le Rassemblement national aux portes du pouvoir, devançant le Nouveau Front Populaire et reléguant le parti de la majorité présidentielle à la troisième place, avec 20% des voix.

Entre les deux tours des élections législatives françaises, beaucoup de choses peuvent encore se passer, et plus encore après le résultat final des élections. Mais déjà, on peut craindre qu’une grande période d’incertitude socio-­économique se profile à l’horizon. Cette incertitude pour la France induit aussi, par ricochet, une ombre sur ses voisins et donc sur la Belgique.

Déjà des coups de sonde

A Bruxelles, certaines agences d’immobilier de luxe ont eu ces derniers jours des demandes de ménages très aisés songeant, le cas échéant, à préparer leur exil fiscal. Mais dans les régions frontalières aussi, un certain frémissement est perceptible.

Ainsi, explique Julien Legrand, administrateur de l’agence immobilière Leclercq, à Tournai, “ces derniers jours, nous avons effectivement réalisé plusieurs visites avec des prospects voulant quitter le territoire français, craignant la situation politique du pays. Ces personnes redoutent notamment une situation ‘extrémiste’, tant de la droite que de la gauche. Cette situation pourrait être un tremplin pour notre marché. Nous avions anciennement connu un exil fiscal des Français, et il s’avère que cette fois-ci, il pourrait être politique”.

Mais il s’agit évidemment de coup de sonde. Car si ces prospects “s’intéressent à notre marché tournaisien, il est clair qu’aucune décision ne sera prise de leur part avant de connaître clairement le nouveau positionnement du pays”, ajoute Julien Legrand. Un frémissement est également déjà perceptible auprès des fiscalistes et des spécialistes de l’ingénierie patrimoniale.

“Nous avions anciennement connu un exil fiscal des Français, et il s’avère que cette fois-ci, il pourrait être politique.” – Julien Legrand (agence immobilière Leclercq)

“De nombreux Belges ont des intérêts en France et nous avons beaucoup de dossiers liés à ce pays, explique Sabrina Scarna, avocate fiscaliste (TetraLaw). Nous ressentons une énorme inquiétude, surtout de la part des conseillers français. Donner un avis juridique en parlant des conséquences fiscales, alors qu’il existe un grand point d’interrogation sur ce que sera la fiscalité dans un mois, c’est compliqué”, dit-elle.

Pour ceux qui détiennent du patrimoine en France, qu’ils soient Français ou étrangers, les résultats des élections seront difficiles. “La fin de l’impôt sur la fortune et l’instauration d’un impôt sur le fortune immobilière (mesure prise sous le gouvernement d’Edouard Philippe, en 2018) avaient stabilisé la situation et même suscité à nouveau des envies de retour en France, rappelle Sabrina Scarna. Si jamais le Nouveau Front populaire passe, il y aura des départs, c’est certain.”

La peur du Front populaire

Cette coalition de gauche veut en effet, entre autres, rétablir l’ISF et augmenter les taux d’imposition pour ceux dont les revenus dépassent 4.000 euros mensuels nets. “Et une victoire du Rassemblement national fait peur aussi parce que, indépendamment des considérations politiques, beaucoup se disent que tôt ou tard au niveau économique, leurs revendications ne sont tout simplement pas payables”, ajoute la fiscaliste. “Finalement, que ce soient des gens qui ont des idées impayables et qui devront bien un jour faire face à des réalités, que ce soient des gens qui ont des dogmes qui les mettront certainement en place, ou que ce soit une demi-victoire du camp d’Emmanuel Macron, qui devra bien faire quelque chose, tout cela crée énormément d‘incertitudes. Il y a donc une véritable inquiétude de paralysie en France, et c‘est mauvais pour l‘économie.”

Les tourments électoraux en France se sont fait sentir sur les marchés financiers. La Bourse de Paris a perdu une petite dizaine de pour cent. Une note de Citi estime que la Bourse française pourrait décrocher de 20% dans le cas où la gauche ou le Rassemblement national gagnerait une majorité absolue (289 sièges). Mais au lendemain du premier tour, les marchés ont paru rassurés, spéculant sur l’impossibilité du RN d’avoir une majorité absolue, et l’échec relatif du Front Populaire. La nécessité d’avoir un gouvernement de coalition éviterait donc les trop grands dérapages budgétaires. C’est du moins le pari des investisseurs.

Il reste que la dette française continuera d’être un point d’attention. L’écart entre les taux français et les taux allemands s’était creusé petit à petit ces dernières semaines, reflétant le stress des investisseurs, qui avaient déjà été douchés, avant les élections, par la dégradation de la note de la dette française par l’agence S&P. Au lendemain du premier tour, ce spread était encore de 70 points de base. C’est relativement peu. “Cela n’a rien à voir, pour le moment en tout cas, avec ce que nous avons connu sur les spreads grecs, irlandais, portugais, italiens, lors de la grande crise des dettes souveraines de 2010 à 2012″, tempère le directeur des études de l’IESEG Eric Dor.

Un actif systémique

“Il n‘y a pas de ventes massives d‘obligations françaises, poursuit-il. Aujourd’hui, environ 55% de la dette souveraine française est détenue par l’étranger. Et les grands gestionnaires de fonds sont attentistes.” Il faudrait un grand choc en effet pour les décider à vendre, car pour une part importante, les dettes souveraines européennes ont été achetées lorsque les taux étaient très bas, voire négatifs. “Vendre maintenant implique forcément de vendre à perte, souligne Eric Dor. Il faudrait donc une très grosse inquiétude pour que les gros détenteurs des dettes publiques françaises se décident à vendre.”

Pour les économistes de Deutsche Bank, “la soutenabilité budgétaire sera un facteur de risque clé, sachant que le déficit primaire de la France (c’est-à-dire le déficit budgétaire sans tenir compte de la charge d’intérêt) est un des plus élevés de la zone euro”. Si jamais un mouvement de vente devait avoir lieu, il entraînerait des conséquences majeures. Les obligations françaises, dont l’encours atteint 2.300 milliards, sont l’actif sans risque le plus important de la zone euro. Si elles sont sous pression, cela “pourrait présenter davantage de risques de contagion systémique”, avertit Deutsche Bank. Les banques belges, par exemple, ont 8,1 milliards d’euros d’obligations françaises dans leur portefeuille. Et l’Etat belge reste encore actionnaire de BNP Paribas à hauteur d’un peu plus de 5%.

Mais le risque d’une panique financière pour l’instant est très limité. “Je ne pense pas qu’un stress financier en France soit le plus ennuyeux pour la Belgique, ajoute Eric Dor. Le plus ennuyeux, c’est que la France est quand même un grand partenaire commercial de la Belgique. Si cela devait être le chaos économique, c‘est par le commerce extérieur que nous serions affectés.”

Un cygne gris peu probable

Xavier Debrun, le chef du département des Etudes de la Banque nationale, a analysé pour nous, juste avant le premier tour des élections, les programmes des deux partis le plus susceptibles de l’emporter.

“Au niveau économique, le programme de la gauche est très à gauche, dit-il. C‘est un véritable choc fiscal, avec en parallèle, une augmentation forte des dépenses. C’est un programme de stimulus keynésien, qui pourrait ressembler un peu à ce que François Mitterrand a essayé de faire en 1981… et qui n’a pas fonctionné. Du côté du Rassemblement National, le programme initial, économiquement plutôt de gauche, semble avoir glissé récemment à droite, sans doute pour se rapprocher des ‘Républicains’ et tenter d’avoir une majorité absolue.”

Mais il y a l’aspect européen. “La France vient d’être mise, avec la Belgique, en procédure pour déficit excessif, rappelle Xavier Debrun. Une partie de la gauche est plus encline à écouter ce qui se passe en Europe, mais le Nouveau Front Populaire doit composer avec une gauche plus radicale. Du côté du RN, on ne sait dans quelle mesure il ira à la confrontation avec l‘Europe.”

Le Rassemblement national, qui avait inscrit dans son programme une réduction de moitié de la contribution française à l’Europe, n’est pas en faveur de la construction européenne. “Il est clair que ce que le président du RN Jordan Bardella veut faire, notamment en matière de préférence nationale, de mouvements de capitaux, etc. va à l’encontre des traités européens, affirme Xavier Debrun. Or, dans tous les pays démocratiques européens, le principe ‘pacta sunt servanda’ implique que les traités sont au-dessus de la constitution et doivent être respectés. Il existe un précédent, en Italie. L’arrivée au pouvoir de Giorgia Meloni a effrayé énormément de gens. Mais elle mène finalement une politique plutôt classique de droite. Et nous n’avons pas vu de catastrophe au niveau des finances publiques.”

“Si le RN l’emporte, et s’il cela ne suscite pas de mouvement de panique, je ne vois pas d’effet majeur sur l’économie belge.” – Xavier Debrun (Banque nationale de Belgique)

Mais tant que le second tour des élections n’a pas apporté de clarification, “nous en sommes réduits à élaborer des scénarios, ajoute Xavier Debrun. Le risque, est l’apparition d’un cygne noir, ou plutôt d’un cygne gris, car ce ne serait pas un événement totalement imprévu. Ce serait la concrétisation du risque de ‘guerre civile’ qu’évoque Emmanuel Macron, l’arrivée d’une situation potentiellement chaotique. Mon opinion personnelle est que ce n’est pas un scénario central. S’il n’y a pas de majorité qui se dégage, Emmanuel Macron nommerait probablement un gouvernement technique, qui gérera les affaires courantes jusqu’à ce qu‘il y ait une nouvelle dissolution ou une élection présidentielle”.

Et Xavier Debrun conclut : “Admettons que nous ayons à l’issue des élections une majorité claire avec un programme spécifique. Si c’est la gauche, nous aurons des hausses de salaire en France, des hausses d’impôts et sans doute des réfugiés fiscaux en Belgique. Finalement, au niveau belge, nous gagnerons deux fois. D’une part en compétitivité. Et de l’autre, si la gauche fait une relance keynésienne, nous bénéficierons de quelques effets via les flux commerciaux, puisque bon an mal an, la France absorbe entre 12 et 13% des exportations belges. Et, si le RN l’emporte, et s’il cela ne suscite pas de mouvement de panique, je ne vois pas d’effet majeur sur l‘économie belge”.

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