Poutine revendique l’Arctique et son “canal de Panama blanc”
La Russie a fait de l’Arctique une priorité stratégique. Pour s’emparer de la Route maritime du Nord et assoir son influence, elle use de moyen économique, diplomatique mais aussi juridique. Le tout avec l’aide de la Chine.
L’Arctique a une importance stratégique pour l’économie russe. À elle seule, elle représente 11 à 12 % du PIB. Elle est aussi une importante source de ressources naturelles : 83 % du gaz et 17 % du pétrole que la Russie exporte sont extraits dans cette région. Et personne n’ignore que les sols de la région regorgent de richesses encore inexploitées. Jusqu’à présent, celles-ci étaient particulièrement difficiles d’accès. Mais le réchauffement climatique étant passé par là, elles semblent plus accessibles. Au point que la Route maritime du Nord (RMN ou NSR en anglais et aussi parfois appelée Voie maritime du Nord, soit VMN), qui longe les côtes russes de l’Arctique, représente aujourd’hui de plus en plus une alternative plausible aux routes commerciales traditionnelles, notamment le canal de Suez.
Exportation des ressources
Actuellement, la Russie utilise principalement la RMN pour exporter ses ressources énergétiques, notamment le gaz naturel liquéfié (GNL) provenant de la péninsule de Yamal. Cependant, elle ambitionne d’élargir cette route au transport de conteneurs et au commerce international. Le dégel aidant, le trafic sur cette route a fortement augmenté, multiplié par dix, et elle est devenue un axe clé d’exportation contrôlé par la Russie, notamment vers la Chine. En un an, le volume de marchandises transportées sur cette route a bondi de 9 à 37,9 millions de tonnes.
Cette voie, qui relie l’Atlantique au Pacifique, est particulièrement intéressante pour la Chine et l’Inde. Par rapport à la voie classique, elle permet de raccourcir de 30 % le trajet entre l’Europe et l’Asie. Des économies de temps et de carburant qui peuvent, en théorie, renforcer la compétitivité des entreprises et réduire les coûts du commerce international.
Selon une étude du Conseil québécois d’Études géopolitiques (CQEG), il faut tout de même modérer l’optimisme suscité par ce qui pourrait sembler être un nouveau « Panama blanc ». « Les routes polaires ne sont réellement intéressantes en distance que si les transits envisagés sont réalisés à partir de la Chine du Nord ou de la Corée du Sud à destination des ports de l’Europe du Nord. Et ce n’est valable que pour une période de moindre glace, soit 3 à 4 mois de l’année uniquement », précise l’étude.
À cela s’ajoute encore la question des assurances. Dès que l’on dépasse le 60e degré de latitude, une surprime est exigée pour le navire, mais également pour le chargement.
Néanmoins, pour peu que les conditions s’améliorent et que l’infrastructure suive, le transport maritime pourrait très vite s’adapter et tout de même opter pour les routes arctiques. D’autant plus que l’industrie maritime est avant tout une industrie d’opportunité.
Un nouveau front stratégique
L’Arctique joue un rôle stratégique croissant pour la Russie, car proche des États-Unis par le pôle. Longtemps considéré comme un espace de prestige et de rivalité militaire, son importance s’est aujourd’hui déplacée vers l’exploitation des ressources naturelles, en particulier le gaz naturel liquéfié (GNL). Longtemps, le pétrole et le gaz sibériens transitaient plus au sud, par des pipelines desservant l’Union européenne. Aujourd’hui, l’exportation du GNL se fait par la mer.
Poutine ne l’ignore pas. Faisant fi de la Convention des Nations unies sur le droit de la mer, la Russie a le contrôle total de cette Route maritime du Nord. Mais plutôt que d’opter pour une attaque armée, la Russie s’appuie, pour l’instant, sur le droit. Plus précisément, sur une exception autrefois accordée au Canada pour protéger les droits des Inuits.
Qu’importe que la justification légale soit contestée et que cette décision puisse être invalidée, l’Administration de la Route maritime du Nord, soit la NSRA en anglais, est depuis février 2019 sous l’autorité de Rosatom, la même compagnie qui gère la flotte de brise-glaces nucléaires russes. Forte de son bon droit, ou du moins de son interprétation, la Russie impose aux bateaux qui empruntent cette route une autorisation de la NSRA (et donc des autorités russes) ainsi que l’acquittement d’une taxe de passage fixée par Moscou. Cet axe clé d’exportation, notamment vers la Chine, est donc, en pratique, sous contrôle russe.
La Russie a quelques encablures d’avance
Contrairement aux États-Unis et à l’Occident, cela fait des années que la Russie investit massivement dans les infrastructures stratégiques et les navires brise-glaces capables de naviguer dans ces régions glacées. On estime aujourd’hui que sa flotte compte une quarantaine de navires, dont plusieurs à propulsion nucléaire. Autant de bateaux capables de, littéralement, ouvrir la voie à une conquête militaire du Grand Nord. Car la RMN « fait l’objet d’une militarisation importante : bases militaires et aériennes, stations radar, d’écoute, sites mobiles de missiles les plus récents ».
Une initiative encouragée par la Chine. Elle aussi souhaite accroître sa présence dans la région. Le pays se prétend « presqu’Arctique » et l’intègre dans son ambitieux programme de la Route de la soie. La dépendance croissante de la Russie à l’égard de Pékin pourrait obliger Poutine à accorder à la Chine une place plus importante dans l’Arctique, d’autant plus que la Russie ne possède pas encore les technologies et les financements nécessaires à ses ambitions. Les conditions extrêmes imposent en effet un coût élevé d’exploitation : infrastructure adaptée au pergélisol, équipements résistants au froid et attractivité pour une main-d’œuvre qualifiée. Cet « impôt du froid » renchérit considérablement les projets arctiques
Fin de l’exceptionnalisme arctique
La guerre en Ukraine a également mis fin à l’exceptionnalisme arctique, qui permettait une coopération internationale malgré les tensions. La suspension du Conseil de l’Arctique en 2022 isole la Russie, qui se tourne vers d’autres partenaires.
L’adhésion de la Finlande et de la Suède à l’OTAN modifie aussi profondément l’équilibre stratégique en Arctique. L’Alliance atlantique renforce son interopérabilité dans la région, notamment entre les forces scandinaves et américaines, tandis que les États-Unis affichent une volonté accrue d’y affirmer leur présence, comme en témoigne leur intérêt pour le Groenland.
Si un conflit militaire direct en Arctique reste peu probable, les tensions s’exacerbent, rendant possible une escalade indirecte entre la Russie et l’Occident. Toutefois, la militarisation de l’Arctique doit être relativisée : il n’existe pas de conflits territoriaux entre les États de la région, et les différends sur les plateaux continentaux sont toujours traités par la voie diplomatique.
La modernisation des équipements militaires russes dans l’Arctique s’inscrit surtout au cœur d’une double stratégie, mêlant protection des ressources et affirmation géopolitique. Car ce « Panama blanc » pourrait se muer en un axe majeur, permettant d’échapper aux possibles blocus occidentaux. Pour la Russie, mais aussi pour la Chine.
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