Nous devons moins dépendre de la Chine pour les matières premières
Pauvre en matières premières, l’Union européenne a, de plus, abandonné leur traitement à d’autres pays et même la fabrication de produits semi-finis. Elle comprend enfin le piège et tente de faire volte-face.
En mettant le turbo en faveur des énergies qualifiées de propres et en laissant ses frontières ouvertes, l’Europe s’est-elle tirée une balle dans le pied? Beaucoup l’ont affirmé en rappelant que les panneaux solaires venant de l’Empire du milieu avaient anéanti le secteur en Europe. Ou, plus récemment, en évoquant la concurrence chinoise dans le domaine des voitures électriques et surtout des batteries.
En réalité, le problème doit s’entendre à une échelle plus vaste : pour que l’Europe reprenne la main au niveau des produits finis, il lui faut disposer des matières premières. Or, non seulement le Vieux Continent n’en a-t-il que très peu directement, mais encore ses approvisionnements en provenance d’autres parties du monde ne sont-ils pas nécessairement aussi sûrs qu’escompté. Comment ne pas retenir la triste leçon de l’addiction de l’Allemagne au gaz russe?
L’Europe était dépendante aux énergies fossiles et si nous n’agissons pas maintenant, nous aurons une dépendance aux matières premières critiques, résumait en mars 2023 Thierry Breton, commissaire européen à l’Industrie. C’est dans cet esprit que la Commission européenne lance alors l’idée d’une initiative spécifique, dans le cadre du “plan industriel vert” devant assurer la compétitivité des industries européennes face à la Chine et aux Etats-Unis. Un accord intervient le 13 novembre entre les Etats et le Parlement, tandis que le Conseil avalise la version finale du Critical Raw Materials Act (CRM Act) le 18 mars 2024.
Partenariats stratégiques
Qu’est-ce qu’une matière première critique ? Celle qui revêt une grande importance économique pour l’Union, ainsi qu’un risque élevé de rupture d’approvisionnement.
La Commission en compte actuellement 34 (la liste n’est pas figée), allant de l’antimoine au vanadium, en passant par le magnésium ou encore le phosphore. La moitié d’entre elles sont par ailleurs qualifiées de stratégiques : bore, cobalt, cuivre, germanium, lithium, manganèse, sans oublier le graphite et les terres rares, légères comme lourdes, presque toutes indispensables à la transition énergétique.
Le CRM Act met l’accent sur trois axes. D’abord, la signature de partenariats stratégiques avec des pays tiers. Avant l’Act en question, tant l’Union que plusieurs pays à titre individuel ont signé des accords avec divers fournisseurs de matières premières. En décembre 2022, l’Europe s’est ainsi assurée d’un accès plus facile au cuivre et surtout au lithium chiliens. Le pays détient les plus grandes réserves mondiales du second, dans les lacs salés de l’Atacama. Accords aussi avec, entre autres, le Canada, le Kazakhstan, l’Argentine, le Groenland, ou encore la Norvège, le Rwanda et l’Ouzbékistan cette année. Sans oublier le très large partenariat signé en mai dernier avec l’Australie.
Certains industriels européens ont négocié en direct. Ainsi le groupe automobile Stellantis s’est assuré, pour 155 millions de dollars, une partie de la production de cuivre de la mine argentine de Los Azules. L’Europe promeut également la création de clubs d’acheteurs, souligne Adel El Gammal, professeur de géopolitique de l’énergie, pour compenser le poids excessif de certains pays producteurs.
La Chine en direct… et plus encore en indirect
Outre le désir de stimuler la recherche de matériaux alternatifs et promouvoir le recyclage, le CRM Act vise trois cibles : 10 % de matières extraites en Europe d’ici 2030, 25 % de matières recyclées et 40 % transformées dans l’Union européenne. Par ailleurs, aucun pays tiers ne peut représenter plus de 65 % de l’approvisionnement. Une proportion a priori considérable, mais largement dépassée aujourd’hui pour plusieurs matières : la Turquie nous fournit 99 % du bore, le Kazakhstan 71 % du phosphore, l’Afrique du Sud 94 % du ruthénium, 93 % de l’iridium, 81 % du rhodium, 71 % du platine… C’est toutefois la position de la Chine qui inquiète. Ce pays fournit à l’UE 97 % du magnésium, 71 % du gallium, 65 % du bismuth et surtout 85 % des terres rares légères et 100 % des terres rares lourdes, ces 17 métaux aux propriétés magnétiques. Plusieurs sont indispensables à la fabrication des “aimants permanents”. Peu médiatisés, ceux-ci sont pourtant essentiels, tant pour les voitures électriques que pour les éoliennes.
L’Alliance européenne pour les matières premières a identifié 14 projets d’extraction ou de recyclage des terres rares en Europe, de quoi assurer 20 % des besoins à moyen terme.
La localisation des gisements est une chose, celle des capacités de traitement en est une autre, souligne Adel El Gammal, qui est aussi secrétaire général de l’European Energy Research Aliance (EERA). “Entre le minerai de lithium et le lithium pur utilisé dans les batteries, il y a un processus de raffinage fort complexe, qui demande de très gros investissements et beaucoup d’énergie. Et la Chine y a pris une énorme avance !”, poursuit-il. Le pays n’est que le troisième producteur mondial du minerai de lithium, avec 15 % environ du total, loin derrière l’Australie (47 %) et le Chili (30 %), mais il traite quelque 85 % de la production australienne et il s’est solidement implanté au Chili. Résultat : alors que c’est ce dernier pays qui approvisionne (indirectement) l’Union européenne à hauteur de 78 % au niveau du minerai, 97 % du lithium pur vient (directement) de Chine, soulignait en mars 2023 Ursula von der Leyen, présidente de la Commission européenne !
D’inquiétants précédents
Autre exemple : le cobalt. Le Congo en assure 70 % de la production mondiale, mais Pékin détient ou finance la plupart des mines du pays et, surtout, traite l’essentiel de son minerai. C’est finalement la Chine qui fournit plus de 60 % du cobalt à l’échelle mondiale. Notons quand même que le solde provient de Belgique et de Finlande, sortant des usines du groupe belge Umicore ! La situation est beaucoup plus critique encore pour les fameuses terres rares. Pékin possède 60 % des réserves mondiales, mais quelque 90 % de ses capacités de traitement. Ayant valorisé cette ressource vers l’aval, c’est la Chine qui assure la quasi-totalité de l’approvisionnement de l’Europe en aimants. Le pays détient aussi un quasi-monopole pour le graphite utilisé dans les batteries (pour l’anode) et les éoliennes.
Dans quelle mesure est-ce dangereux ? Fin 2023, Pékin a instauré un permis d’exportation pour les producteurs de graphite, quelques mois après avoir imposé des restrictions sur les exportations de gallium et de germanium. Ce n’est pas nouveau : en 2010, Pékin avait temporairement interdit les exportations de terres rares vers le Japon, à l’occasion d’une dispute sur la souveraineté de certaines îles. Elle avait ensuite limité fortement ses exportations globales, tombées de 70.000 tonnes en 2003 à 12.000 en 2012. Et demain ?
A quand la production propre ?
Le recyclage, importante source de matières premières ? “Oui, mais seulement à l’issue du premier cycle de vie de la technologie, rappelle Adel El Gammal. Il ne représentera pas des volumes importants avant de nombreuses années.” Et qu’en est-il de la production dans l’Union ? “Il est vrai que l’Europe n’est pas totalement démunie, mais on compte généralement 10 à 15 ans entre la découverte et l’exploitation. L’obtention des permis, le financement, sans oublier la résistance des riverains, sont aussi compliqués à gérer qu’une mine est très disruptive”, poursuit notre interlocuteur. Ce fut naguère le cas au Portugal et tout récemment en Serbie, pour le lithium. La Tchéquie possède elle aussi un important gisement de ce métal, comme la France, avec le site d’Imerys dans le Massif central.
L’Europe n’est pas démunie de terres rares non plus, comme en témoigne la très médiatisée découverte faite près de Kiruna, dans le nord de la Suède. L’Alliance européenne pour les matières premières (ERMA), lancée en 2020 par la Commission, a même identifié 14 projets d’extraction ou de recyclage des terres rares en Europe, de quoi assurer 20 % des besoins à moyen terme. Fort bien, mais dans l’immédiat ? “Il faudrait construire et ensuite protéger nos technologies, souligne Adel El Gammal. N’oublions pas que l’Europe était leader dans le photovoltaïque jusqu’à la crise de 2008. Les aides d’Etat ont alors diminué, mettant le secteur en difficulté, et la Chine a tout racheté. Elle détient aujourd’hui plus de 90 % de la production des éléments critiques, comme les cellules. L’Europe ne pourrait reprendre le dessus qu’avec une nouvelle technologie.”
Cesser d’être un herbivore…
Outre un énorme effort de recherche, faut-il davantage d’aides d’Etat ? Les Etats-Unis et la Chine les pratiquent massivement depuis longtemps et l’Europe commence enfin à sortir de sa naïveté en emboîtant (un peu) le pas : Berlin a empêché le naufrage de Siemens Gamesa, fabricant et exploitant de technologies éoliennes, et, avec la bénédiction de la Commission, a accordé une aide massive au fabricant suédois de batteries Northvolt pour l’implantation d’une usine en Allemagne. Père de la Chine moderne, Deng Xiao Ping déclarait en 1992 : “Le Moyen Orient a le pétrole, la Chine a les terres rares”. Grâce à ce visionnaire, le pays a pris une énorme longueur d’avance et tient quasiment l’Europe à sa merci…
L’Union semble le comprendre et, en plus d’avoir enfin une vision, elle semble prête à cesser d’être “le dernier herbivore dans un monde de carnivores”, suivant les termes de l’ancien ministre des Affaires étrangères allemand Sigmar Gabriel. Il était temps… en espérant qu’il n’est pas trop tard. Attendu dans les prochaines semaines, le rapport rédigé par Mario Draghi, ancien président de la BCE, sur la compétitivité de l’Europe jettera d’intéressants éclairages sur la question.
Solvay est actif dans les terres rares!
Ironie de l’histoire : le groupe chimique français Rhône-Poulenc (devenu Rhodia et fusionné avec Solvay en 2011) disposait à La Rochelle d’une unité de traitement des terres rares présentée comme la plus importante du monde. Le processus est complexe, car il s’agit de séparer les divers métaux, qui sont groupés et présents en très faibles quantités.
Le groupe avait toutefois délocalisé en Chine cette activité très énergivore et très polluante. Solvay a décidé de réactiver cette activité en 2022 et a confirmé en mai dernier son intention de “lancer prochainement la première phase d’une unité de production à grande échelle d’oxydes de terres rares séparés pour aimants permanents”. Le groupe Solvay a par ailleurs ouvert en 2012 une usine récupérant six terres rares présentes dans les ampoules basse consommation.
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