“Nous allons prendre des décisions qui impliquent de vrais risques de guerre pour l’Europe” 

L'Europe et l'Ukraine sont à un moment de tournant existentiel. Ici Ursula Von der Leyen et Volodymyr Zelensky en novembre 2023. © Belga
Olivier Mouton
Olivier Mouton Chef news

Grand spécialiste de la géopolitique européenne, Sven Biscop (Institut Egmont) souligne que l’Europe se trouve confrontée à un choix impossible. Soit elle donne des garanties de sécurité à l’Ukraine et elle risque un conflit avec la Russie. Soit elle l’abandonne et le risque… est tout aussi grand. Il n’est pas trop tard pour rétablir la dissuasion, mais il est grand temps! 

Docteur en géopolitique de l’université de Gand, Sven Biscop est directeur du département de politique étrangère et de défense européennes à l’Institut Egmont. Il regarde les changements actuels avec effarement. Sa mise en garde résonne fortement, à l’heure où les dirigeants européens cherchent à réagir à la nouvelle donne provoquée par le dialogue direct entre Etats-Unis et Russie sur l’Ukraine. 

Le monde est-il devenu fou? 

En effet, tout le monde s’interroge et je m’interroge, moi aussi… 

Ce qui se passe est désarçonnant? 

Cela devient tout de même sérieux parce que nous allons prendre des décisions qui impliquent des vrais risques de guerre. 

Dans quel sens? 

Si une coalition européenne décide de garantir la sécurité de l’Ukraine – ou du moins ce qu’il en reste -, cela pourrait engendrer un risque de guerre avec la Russie. Il faut se demander si nous sommes prêts à l’assumer ou pas… Mais si on abandonne l’Ukraine, cela générera des risques également. 

Il n’y a pas de bonne solution, au fond? 

Non. 

Le fait qu’il y a des négociations directes entre les Etats-Unis et la Russie place les Européens dans une situation impossible? 

Le problème n’est pas tant un accord en vertu duquel les Russes garderont les territoires conquis aujourd’hui. Cela, tout le monde le savait déjà et on ne critiquera pas Donald Trump pour cela, parce que les Européens ne peuvent pas faire mieux pour l’Ukraine. Ce que l’Ukraine a perdu, c’est perdu. Mais ce qui est mauvais, c’est que le président américain demande aux Européens d’assurer les garanties de sécurité après l’accord. Il annonce qu’il n’enverra pas de troupes américaines, ok, on peut le comprendre, mais il affirme aussi qu’il n’y aura aucune implication de l’OTAN, sans application de l’article 5 de l’organisation. En clair, tous les risques seraient pour nous. En annonçant que l’article 5 ne s’appliquerait pas, on élimine toute crédibilité de la dissuasion. A cela s’ajoute tout son cinéma sur Zelensky qualifié de dictateur et sa volonté de pouvoir bénéficier des ressources naturelles de l’Ukraine. C’est brutal! 

Mais les messages ne sont-ils pas plus brouillés que cela? 

Donald Trump se laisse aller. Quand il dit que l’Ukraine a commencé la guerre, il sait que c’est faux, mais toute sa communication repose sur des fake news. Il dit ce que les Russes veulent entendre pour arriver là où il veut arriver. Certains membres de son entourage essaient un peu d’adoucir le message et ont des agendas différents: le secrétaire d’Etat à a Défense affirme, par exemple, qu’ils restent engagés pour l’OTAN. Mais on ne sait jamais si ce qu’ils disent a de la valeur ou s’ils parlent au nom de Trump. A la fin, c’est la voix du président qui prime. 

En diplomatie, c’est une configuration compliquée de ne pas connaître l’intention réelle des Etats-Unis? 

Oui, mais le problème se situe aussi chez nous. Nous n’avons pas osé avoir le débat que nous devions avoir. Tout le monde savait que l’Ukraine n’allait pas libérer tout son territoire, mais on s’est contenté d’affirmer qu’on le soutiendrait jusqu’à la victoire totale. Désormais, les Européens doivent réagir rapidement alors qu’il y a, en leur sein, quelques traitres, ce qui rend la prise de décision difficile. Le président français, Emmanuel Macron, a bien fait d’inviter un petit club pour chercher un autre format où l’on peut être décisif. Nous n’avons pas de cabinet de guerre: on ne fait pas la guerre avec un Conseil à Vingt-Sept qui décident à l’unanimité. Idéalement, il nous faudra un petit club mandaté par les Vingt-Sept pour conduire la diplomatie, et la guerre si cela se présente. Voilà ce que l’on cherche. 

Est-on dans un moment où l’on doit gagner du temps pour se préparer? Plusieurs services de renseignement évoquent un risque d’attaque russe d’ici deux ou cinq ans… 

Dès qu’il y aura un cessez-le-feu, les deux parties vont reconstruire leurs forces armées. C’est normal, ce serait étrange qu’il en soit autrement. Il y a une chance que les Russes se relancent sur l’Ukraine quand ils s’estiment en l’état de le faire. C’est pour cela que nous devons faire quelque chose pour garantir la sécurité de l’Ukraine. Si on abandonne l’Ukraine, je suis assez sûr que l’on perdre la Moldavie et la Georgie, tout notre flanc est sera dominé par les Russes. Nous serions coupés des réserves naturelles du Caucase, mais aussi de l’Asie centrale.  

Les pays baltes seraient menacés? 

Je pense plutôt à l’Ukraine pour commencer. Mais si on donne des garanties de sécurité et que la Russie attaque tout de même, ce ne sera plus une guerre russo-ukrainienne, mais russo-européenne. Alors cela ne se limitera pas au territoire ukrainien. Il pourrait y avoir des combats en Finlande, dans les pays baltes, voire des attaques aériennes chez nous. Plus Poutine doutera de l’efficacité de l’article 5, plus il sera ambitieux. Voilà pourquoi il est important d’utiliser les années à venir pour que la dissuasion fonctionne. On pourrait récréer un équilibre stable. 

Ce n’est pas trop tard? 

Il faudra vraiment accélérer, à tous les niveaux. Un secrétaire d’Etat du président américain Barack Obama nous avait déjà mis en garde en 2011 sur la nécessité d’assumer notre défense, à Bruxelles d’ailleurs, parce que la priorité c’est la Chine et l’Indo-Pacifique. Cela fait quatorze ans que l’on sait tout cela, mais on n’a pas voulu le voir. Nous aurions plus être dans une situation plus confortable mais non, ce n’est pas trop tard, tout n’est pas perdu. Dans les Vingt-Sept de l’Union européenne, il y a tout de même 1,5 million de soldats en uniforme, même s’ils ne sont pas tous dans un état de préparation optimal. Et économiquement, nous sommes beaucoup plus puissants que la Russie. L’avantage des Russes, c’est qu’ils disposent de leurs propres ressources naturelles, mais à terme, cet investissement massif dans la défense leur coûtera cher. 

Le risque de guerre n’a jamais été aussi important depuis 1945? 

Je dirais depuis 1989 et la fin de la guerre froide. Les gens oublient facilement que la politique internationale n’est jamais calme. 

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