Pour Mikael Petitjean, chef économiste de Waterloo Asset Management, une baisse prématurée des taux directeurs américains ferait peser le risque d’une surévaluation du marché des actions, au moment où la Fed est fragilisée par des tensions internes, symbolisées par le limogeage de Lisa Cook.
Jerome Powell a laissé entendre à Jackson Hole qu’une baisse des taux pourrait être envisagée en septembre. Pourquoi cette déclaration a-t-elle autant fait réagir les marchés ?
Mikael Petitjean : Parce qu’il a reconnu que la politique monétaire américaine se trouve aujourd’hui en territoire restrictif. Il a évoqué la possibilité que « l’évolution de l’équilibre des risques » justifie un ajustement. Résultat : les marchés ont immédiatement anticipé une baisse du taux directeur dès septembre avec une probabilité de 90 %, et même trois baisses d’ici la fin de l’année à 40 %.

Pourtant, du point de vue macroéconomique, la situation est assez claire.
Effectivement. L’inflation reste au-dessus de 2 %, la demande domestique est résiliente et les conditions financières se sont déjà assouplies d’environ 100 points de base sur un an. Dans ces conditions, assouplir trop vite risquerait de pousser les marchés à la hausse de manière excessive.
Où en est la croissance compte tenu de la guerre commerciale ?
Le modèle GDPNow de la Fed d’Atlanta prévoit une croissance annualisée d’environ 2,3 % au troisième trimestre. Ce n’est pas une croissance explosive, mais on est loin d’un atterrissage brutal. La consommation des ménages est solide : les ventes au détail ont progressé de 0,5 % en juillet, et juin a même été révisé à +0,9 %.
Et le marché du travail ?
Il ralentit, mais sans signe de récession. En juillet, les créations d’emplois ont été décevantes, mais elles restent positives. Les demandes d’allocations chômage tournent autour de 230 000 par semaine, ce qui est normal. Le point de vigilance, c’est la hausse du chômage de longue durée : plus de 1,8 million de personnes sont concernées, et la durée moyenne de chômage a atteint 24 semaines. Cela peut refléter les incertitudes commerciales et les ajustements liés à l’IA dans les entreprises.
Quel est le risque pour les marchés financiers si les taux baissent trop vite ?
Les valorisations sont déjà très tendues. Le ratio cours/chiffre d’affaires attendu du S&P 500 est au plus haut historique (3,10). Le ratio P/E à 12 mois est de 22,5, au-dessus de la moyenne des 5 et 10 dernières années. Une nouvelle baisse de taux pourrait provoquer une hausse euphorique des actions. À ce stade, un assouplissement de la politique monétaire risque de pousser les cours trop hauts, trop vite. Étant donné le niveau des bénéfices actuels, une hausse de 11% environ du S&P 500 nous amènerait à un P/E de 25, équivalent à celui en vigueur en 2000. Il y a néanmoins un facteur qui ne doit pas nous faire paniquer : la marge nette des entreprises du S&P 500 est d’environ 13,5 %, bien au-dessus des 8 % de l’an 2000 et à un plus haut depuis quatre ans.
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Donc, baisser les taux maintenant serait malgré tout dangereux ?
Le vrai danger d’une politique trop accommodante, c’est d’alimenter des déséquilibres financiers qui obligeraient ensuite la Fed à resserrer brutalement. Cela mettrait en péril à la fois la maîtrise de l’inflation et la soutenabilité de l’emploi.
Mais certains plaident quand même pour une baisse. Quels sont leurs arguments ?
C’est vrai. Le ralentissement de l’emploi et l’incertitude commerciale existent et ne doivent pas être ignorés. Mais ils ne suffisent pas, en l’état, à déclencher un assouplissement.
Alors, quel est le scénario le plus raisonnable, selon vous ?
Le plus raisonnable sur le plan économique et financier reste le statu quo en septembre : garder des marges de manœuvre, rappeler la priorité donnée à la stabilité des prix et conditionner toute baisse de taux à une véritable désinflation dans les services ou à un affaiblissement plus net du marché du travail.
Pour terminer, un mot sur le limogeage de Lisa Cook : qu’en pensez-vous ?
C’est préoccupant. Le licenciement de Lisa Cook soulève un problème institutionnel majeur. Officiellement, le président Trump justifie sa décision par des soupçons de fraude hypothécaire mais Lisa Cook nie catégoriquement ces accusations et conteste la légalité de son éviction.
En réalité, c’est l’indépendance de la Réserve fédérale qui est en jeu ?
La loi prévoit en effet que les gouverneurs ne peuvent être démis que “pour motif valable”, et nombre d’experts estiment que cette procédure n’a pas été respectée. Il y a sept gouverneurs et si Cook est effectivement licenciée, il y aurait trois gouverneurs étiquetés “républicains”, y compris Powell, contre deux “démocrates” car il y a un autre siège vacant pour le moment.
Ceci dit, le comité monétaire de la Réserve fédérale inclut également les douze présidents des banque régionales, dont cinq ont le droit de vote, tout comme les gouverneurs.
C’est en effet systématiquement le cas du président de la banque de la Réserve fédérale de New York, par exemple. Contrairement aux gouverneurs qui sont nommés par le président des États-Unis et confirmés par le Sénat, les présidents régionaux sont choisis par le conseil d’administration de leur banque régionale, composé en partie de représentants du secteur privé (banques, entreprises, universités, etc.) et en partie de représentants publics. Leur nomination doit ensuite être approuvée par le conseil des gouverneurs à Washington, mais pas par le président ni par le Sénat. Ils ne peuvent donc pas être révoqués directement par le président des États-Unis.
Au-delà de la personne de Lisa Cook, l’affaire traduit une volonté politique de reprendre la main sur la banque centrale.
C’est inquiétant pour la crédibilité et la stabilité de l’institution : une Fed perçue comme instrumentalisée perdrait la confiance des investisseurs, au moment même où elle doit gérer des choix monétaires délicats. Le fait que les marchés n’aient pas réagi de manière excessive reflète sans doute une attente prudente : tout dépendra désormais de l’issue du bras de fer juridique qui s’ouvre entre Lisa Cook et la Maison-Blanche.