“Ludification de l’argent”: dans une Argentine en récession, une “épidémie” d’arnaques irrésistibles
Dans les recoins d’une Argentine ballottée entre inflation et récession explosent les cas d’arnaque collective, montages frauduleux type “pyramide de Ponzi”, à l’image d’un procès en cours et de communautés escroquées à grande échelle.
San Pedro, bourg paisible à 170 kilomètres de Buenos Aires, Alta Gracia au nord (700 kilomètres), Esquel loin au sud (1.870 kilomètres)… la liste s’allonge de villes, villages où nombre ont basculé, bouche à oreille aidant, dans un mirage de rendements fabuleux virant au cauchemar.
Le modus operandi: des groupes Whatsapp ou Telegram vantent des placements rapides et rentables via une présumée cryptomonnaie, jusqu’à +2% par jour. De premiers “investisseurs” gagnants font foi, attirant d’autres, dont les fonds servent à rétribuer les participants initiaux. Jusqu’à effondrement, quand se tarissent les apports des investisseurs, ou que trop veulent retirer en même temps.
A San Pedro, la “plate-forme financière” RainbowEx a annoncé il y a 15 jours “suspendre temporairement les retraits pour les utilisateurs en Argentine et leurs comptes associés”. La justice enquête depuis et n’a pour l’instant inculpé que deux Argentins, laissés libres.
Pour Adolfo Suárez Erdaire, avocat d’une centaine de lésés — mais qui reçoit des appels de partout dans le pays — “le délit de fraude pyramidale est établi”. “On parle d’une arnaque de 49 millions de dollars”, avance-t-il à l’AFP.
En procès, et sur Netflix
A San Pedro “entre 15.000 et 20.000 personnes ont été affectées”, soit environ un quart de la population, a estimé le maire Cecilio Salazar sur Radio 10. “Cela a commencé il y a un an, mais sur les cinq-six derniers mois la croissance est impressionnante”.
“J’ai fait confiance, comme quelques autres dans ma famille”, avouait sur la chaîne Cadena 3 Carlos Rodriguez, un employé municipal proche de la retraite, à qui RainbowEx promettait un retour de 80-100 dollars par jour — “presque mon salaire”. Il a perdu ses économies.
A Esquel (28.000 habitants), les services du procureur ont annoncé lundi s’organiser pour gérer la masse de témoignages “de victimes d’arnaque d’une plate-forme d’investissement”.
Cette plate-forme, Peak Capital Team — qui a fermé le 18 octobre –, a fait l’objet de plaintes similaires dans les provinces de Santa Fe (centre), San Juan (sud), Cordoba (nord). “Il y a des milliers de victimes” et “les arnaques portent sur des millions”, ajoute le parquet.
“C’est une véritable épidémie, parce qu’il n’y en a pas qu’une (pyramide) qui est tombée, mais trois ou quatre en même temps”, analyse pour l’AFP Maximiliano Firtman, universitaire expert en informatique, qui a enquêté sur San Pedro.
Il a ainsi débusqué (et interviewé) deux acteurs… polonais, qui en septembre ont donné une conférence dans un hôtel de Buenos Aires, pour parler de RainbowEx, se faisant passer pour des exécutifs américains. Pour eux, un contrat “d’acteur” comme un autre.
Ces arnaques “profitent du moment de crise. Les gens sont vraiment dans le besoin et beaucoup ne comprennent pas comment marchent les cryptomonnaies”, poursuit le spécialiste.
Des arnaques si ancrées dans le paysage que le leader d’une d’elles, Leonardo Cositorto, actuellement en procès pour une fraude pyramidale en 2020-21, a fait l’objet d’une docufiction sortie en mai sur Netflix.
L’actuel président Javier Milei avait lui-même en 2021 — il n’était alors que député, mais surtout économiste médiatique — été brièvement associé — pour donner une “opinion” selon lui — à une firme crypto, CoinX, offrant des retours alléchants, et par la suite visée par la justice.
“Ludification de l’argent”
M. Firtman parle de “Ponzidémie”, en référence à “des gamins qui disent à un autre, qui dit à un autre, de laisser tomber le lycée, l’université”, des “jeunes de 19 ans qui veulent apprendre à des gamins de 16 ans comment faire de l’argent facile”.
Des jeunes, qui plus encore que les autres Argentins, sont frappés par la pauvreté (60% des 15-29 ans, contre 52% de la population).
Les arnaques viennent sous toutes formes. Cette semaine circulait sur les réseaux sociaux un deepfake, une vidéo truquée où l’idole et capitaine de l’équipe de football nationale Lionel Messi vante un projet “pour remercier les fans”, “aider les Argentins qui veulent devenir riches”.
“Si tu as 75.000 pesos (75 dollars), en une semaine ils deviennent deux millions (2.000 USD). Pas besoin d’être expert en économie ou connaisseur des marchés”, dit la “voix” de Messi, invitant à rejoindre un groupe Instagram.
“L’argent est devenu numérique, abstrait, électronique” diagnostique le sociologue Ezequiel Gatto, dans le quotidien Pagina 12. “Il y a une ludification, une +game-ification+ de l’argent” avec certaines interfaces qui ressemblent à des jeux vidéo.
“Cette relation entre argent et jeux est importante, pour comprendre pourquoi les jeunes font une transition assez simple des jeux vidéo vers la spéculation ou les paris”.