L’ombre du Kremlin plane sur les élections françaises

Poutine
Poutine © Belga
Pierre-Henri Thomas
Pierre-Henri Thomas Journaliste

Dans les services secrets russes, on a coutume de dire que “la goutte d’eau creuse la pierre, non par force, mais en tombant souvent”.  C’est ce que fait Moscou en distillant des milliers de messages pour fracturer le « front républicain » qui doit s’opposer au Rassemblement National.

Depuis des mois, des centaines de comptes pilotés directement ou non par la Russie abreuvent les réseaux sociaux de contenus qui doivent faire exploser les démocraties libérales et pousser une extrême droite populiste, poreuse aux lobbies du Kremlin.

La mécanique n’est pas neuve.  On l’a vue à l’œuvre en 2016 lors de l’élection de Donald Trump, meilleur ennemi de Vladimir Poutine. On la voit aujourd’hui apparaître avec la campagne très violente qui s’abat sur l’Estonienne Kaja Kallas qui vient d’être nommée à la tête de la diplomatie européenne. Et on l’observe aussi, grâce aux travaux des chercheurs du CNRS (le centre national de la recherche scientifique, en France), dans le champ politique.

Le cas Donald Trump

« Il nous faut tirer des enseignements de la déliquescence de l’Amérique et prendre conscience de la contribution de l’ingérence du Kremlin à la situation actuelle de la France », avertit David Chavalarias, mathématicien, directeur de recherche CNRS et responsable scientifique de la  plateforme Politoscope, qui analyse depuis des années maintenant les millions de tweets politiques qui passent sur X/Twitter. Cette plateforme vient de publier une étude intéressante et inquiétante décryptant la propagande du Kremlin via les réseaux sociaux pour influencer les élections (voir ici : https://politoscope.org/2024/07/3471/ )

Que Moscou cherche à influencer les élections dans les démocraties, les  preuves sont diverses et variées. Cela va de la publication des « Kremlins papers » par The Guardian, des comptes rendus de réunions des services secrets russes pour pousser à tout prix le candidat Trump à la Maison Blanche en 2016. La Russie avait hacké le compte mail privé d’Hillary Clinton et du parti démocrate, permettant d’attaquer la candidate démocrate à la présidence. Plus subtilement, un agent russe avait donné à un ancien membre des services secrets britanniques de fausses informations sur Trump, ce qui avait conduit à la publication d’un dossier contre le candidat républicain, puis d’une décrédibilisation de ces accusations puisque les faits rapportés étaient faux.

Mais les services secrets russes avaient aussi mobilisé les réseaux sociaux avec le but explicite, dévoilés par les  Kremlin Papers, de «  creuser le fossé politique entre la gauche et la droite » ; « agir sur l’espace médiatique et les circuits de circulation d’information» ; « instaurer un climat antisystème» ; insérer des « virus médiatiques » dans la vie publique « capables de s’auto-entretenir et s’auto-reproduire », dont le but serait de « modifier la conscience collective, en particulier dans certains groupes ».

Tomas Schuman, un ancien du KGB, avait expliqué la stratégie des services secrets russes pour saper les constructions démocratiques. Elle consistait « à corrompre certaines personnalités clés, mais aussi, plus secrètement, à modifier la perception de la réalité dans l’esprit de millions d’électeurs des sociétés pluralistes. »

L’inversion du réel

Cette stratégie, on la voit à nouveau en œuvre en France aujourd’hui. Les fermes à bots du Kremlin et de ses alliés cherchent à modifier les perceptions à coup de publicités ciblées mensongères (comme de fausses annonces de recrutement de l’armée française pour aller s’engager en Ukraine) et de comptes très actifs sur les réseaux sociaux, l’objectif est en effet de faire exploser le « front républicain », cette alliance entre la gauche et la droite démocratique pour faire rempart au Rassemblement National.

« Pour abattre le front républicain, deux stratégies sont possibles, résume David Chavalarias. Le rendre sans objet en normalisant l’extrême-droite, idéalement jusqu’à ce que ses partisans puissent prétendre rejeter le préfixe “extrême”. C’est ce à quoi s’emploie le Rassemblement National depuis plusieurs années. La seconde stratégie consiste à faire en sorte que les partis de gouvernement se détestent au point de ne plus pouvoir faire front républicain. C’est (aussi) ce à quoi s’emploie le Kremlin depuis plusieurs années. Mais le summum de la réussite reste encore d’arriver à inverser le front républicainen faisant en sorte que les électeurs de partis de gouvernement s’abstiennent ou donnent leurs voix à un parti d’extrême-droite pour faire barrage à un parti de gouvernement. »

Et cela marche. Serge Klarsfeld, le célèbre « chasseur de nazis », a affirmé qu’« en cas de duel, il votera RN qui soutient les Juifs, face à LFI résolument antijuif ».

Cette perception de Serge Klarsfeld, et de bien d’autres, va pourtant à l’encontre des enquêtes de terrain. Certes, il y a un antisémitisme à gauche. Mais il est encore plus fort à f-droite. Voici quelques jours, un rapport de la Commission nationale consultative des droits de l’homme française montrait qu’en réalité, l’antisémitisme, en progression sensible, était plus répandu chez les électeurs de droite que chez ceux de gauche. « Il existe de l’antisémitisme à gauche, tout particulièrement à la gauche de la gauche, chez les proches des Insoumis et d’EELV notamment. Mais à un niveau inférieur à la moyenne de l’échantillon, et sans comparaison avec celui observé à l’extrême droite et chez les proches du Rassemblement national, » notait la CNCDH.

Ce rapport de terrain par des experts indépendants qui effectuent cette tâche chaque année est donc loin de ce que nous disent les réseaux sociaux, de ce qui ressort des débats et plus généralement du champ médiatique où le terme antisémite est désormais résolument associé à une certaine gauche, et plus spécialement à LFI ? Qu’on nous comprenne bien. Il ne s’agit pas ici de nier qu’il existe des sentiments très violemment hostiles aux Juifs auprès de certaines personnalités de gauche. Il s’agit plutôt de comprendre pourquoi on ne souligne pas dans le débat politique français le fait que cet antisémitisme est bien plus prégnant à l’extrême droite.

La stratégie du chaos

Comment cela est-il possible ? Par une stratégie qui vise à « amplifier la perception des horreurs de Gaza auprès de la communauté LFI afin qu’elle impose le cadre du conflit israélo-palestinien aux législatives avec son corollaire sur la montée d’attitudes hostiles envers l’islam », explique David Chavalarias.

De nombreux comptes pro-russes relaient en effet inlassablement des images insoutenables de Gaza. « Cela favorise la radicalisation de LFI et, en conséquence, la polarisation politique entre extrême-gauche et extrême-droite. De l’autre les communautés juives traumatisées par le 7 octobre et la droite ont été matraqués depuis des années par le narratif sur les « islamo-gauchistes » (qui ne peuvent qu’être antisémites) et l’équivalence « Nouveau front populaire= LFI ». Pour couronner le tout, la perception de la montée de l’antisémitisme et son caractère anxiogène ont été amplifiés par le Kremlin via des actions sur le territoire telles que les tags de l’étoile de David sur les murs de Paris et les tags de “mains rouges” sur le Mémorial de la Shoah. On trouve également des comptes sur Twitter incarnant sous faux drapeau de soi-disant comptes prônant l’islamisme politique », observe le mathématicien du CNRS.

Ainsi, la stratégie russe que dévoilent les contenus et les interactions des comptes pro russe ne consiste pas à soutenir telle ou telle idée, mais à opposer deux clans : ces comptes soutiennent à la fois les opposants à l’islamo-gauchisme et les opposants à la politique d’Israël. Ils sont des machines à polariser.

« En théorie, ajoute David Chavalarias, on peut tout à fait être préoccupé par les horreurs commises par le Hamas et le gouvernement de Netanyahu au Proche-Orient et par la montée de l’antisémitisme et d’attitudes hostiles envers l’Islam en France ». Netanyahu et des responsables du Hamas sont d’ailleurs tous sous mandat d’arrêt de la Cour pénale internationale. Mais en pratique il n’est plus possible, dans la discussion publique, mis à part quelque personnalité, de se dire anti Netanyahu et anti Hamas.

« Un faux dilemme et deux amalgames qui apportent de la confusion », ajoute David Chavalarias. Premier amalgame : Arabes & Musulmans = Palestiniens = Hamas = Terroristes. Deuxième amalgame : Juifs = Israéliens = Netanyahu = État Terroriste. Quant au faux dilemme, il est celui-ci : si vous êtes pour les Palestiniens vous êtes nécessairement contre les Israéliens, et vice-versa. Ceci implique de paraître antisémite ou raciste aux yeux de ceux qui ont choisi le camp opposé, voire de tolérer l’antisémitisme au nom de la défense des Palestiniens ou l’islamophobie au nom de la défense des Juifs. Voici le pied de biche inséré entre les électeurs des partis de gouvernement, avertit David Chavalarias. Il les rendra irréconciliables autour d’un front républicain. Un petit coup sur le bras de levier et tout vole en éclats ».

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