L’imprévisible et puissant Elon Musk est-il le vrai président des États-Unis ?
L’entrepreneur manipule les foules avec sa plateforme X, pèse sur l’économie et interfère dans les affaires européennes. Proche de Donald Trump, Elon Musk partage sa vision inquiétante du monde, mais il lui fait de l’ombre, aussi. Jusqu’où peut aller son pouvoir ? Menace-t-il la démocratie ? Des experts répondent.
Cela fait plusieurs jours que le nouveau président des États-Unis, Donald Trump, est officiellement en place. Depuis son élection, Elon Musk lui fait toutefois de l’ombre, jusqu’à ce salut controversé lors de la fête d’investiture. Salut nazi ou pas? Les avis divergent, mais l’homme soutient ouvertement l’extrême droite européenne.
Personnage tentaculaire, l’entrepreneur multiplie les prises de position et les bravades. Sur sa plateforme X, il entend rendre la parole au peuple et encourager une liberté d’expression sans freins. Avec ses entreprises – Tesla, Starlink, SpaceX, etc. – il influe sur le cours du monde.
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Nommé en tant que commissaire à l’efficacité gouvernementale, Musk dispose d’un rayon d’action indéfini. On l’a surtout entendu, via son réseau social, vilipender les pouvoirs en place en Allemagne et au Royaume-Uni, pour soutenir en retour les extrémistes de l’Afd et de Remain UK. Son hyperactivité est telle que Donald Trump lui-même a dû rappeler qu’il était le président et que, de toute manière, Elon Musk ne pourrait pas le devenir car il ne dispose pas de la nationalité américaine.
“Des conflits d’intérêt partout”
“Dans le cas d’Elon Musk, il y a un mélange des genres qui est assez problématique, souligne Nicolas Van Zeebroeck, professeur d’économie numérique à la Solvay Brussels School of Economics. Il cumule les casquettes et on voit les conflits d’intérêt partout. C’est un patron de média, à la tête de X, qui se retrouve avec un pouvoir politique, ce qui est un souci réel : ce n’est pas pour rien que l’on essaie de séparer les pouvoirs dans les démocraties. Mais il est également patron de Tesla : très actif en Chine, il a besoin de rester dans les bonnes grâces du gouvernement chinois. C’est malsain. Enfin, avec SpaceX, il est dépendant des contrats publics de la Nasa.”
Son “multi-pouvoir” est énorme, souligne Nicolas Van Zeebroeck. Il est issu de la versatilité de ses activités avec des ramifications dans l’économie. “C’est aussi le fruit de l’hégémonie de ses entreprises, appuie-t-il. Malheureusement, c’est aussi lié à sa personnalité : il a un agenda politique et social, à la différence d’un Zuckerberg, patron de Meta. Son investissement dans X n’est manifestement pas financier, mais vise à peser sur le fond des politiques.” Elon Musk est passé d’un soutien aux démocrates à un appui actif des “Maga” (Make America Great Again).
“Elon Musk a un agenda politique et social. Son investissement dans X n’est manifestement pas financier, mais vise à peser sur le fond des politiques.” – Nicolas Van Zeebroeck (Solvay Brussels School of Economics)
La cause de sa “reconversion” serait due à une haine viscérale du “wokisme”, développée après la transition de genre de l’un de ses fils. “C’est difficile de commenter le changement de personnalité des gens, reconnaît le professeur de Solvay. On m’a interrogé récemment sur le changement de posture de Mark Zuckerberg, manifeste également. Ce qui est sûr et cohérent chez Musk, c’est sa vision très libertarienne du monde. Les technologies numériques et internet avaient une vocation très libertarienne en visant la décentralisation du monde, le contournement des structures institutionnelles classiques et le partage de connaissances le plus libre possible. D’un point de vue commercial, on s’est rendu compte que cela menait à des monopoles économiques. Et que d’un point de vue éditorial, leurs patrons ont la tentation d’influencer la ligne. Une personne seule détient un pouvoir énorme.”
“Un pouvoir inquiétant”
“Le pouvoir de la Big Tech américaine est inquiétant, particulièrement en cette période, estime Tanguy Struye, professeur de relations internationales à l’UCLouvain. Ce n’est pas le cas uniquement d’Elon Musk. Jeff Bezos (Amazon) et Mark Zuckerberg (Meta) ont fait allégeance à Donald Trump par pur intérêt économique. Même un CEO comme Tim Cook (Apple) a intérêt à aller dans ce sens en raison de ses problèmes avec l’Union européenne. La Big Tech dans son ensemble rentre dans une logique conservatrice et adopte les codes de la désinformation puisque Facebook abandonne sa modération. Par ailleurs, on parle moins de Peter Thiel (CEO de PayPal, ndlr), mais c’est peut-être le plus dangereux : c’est lui qui a financé la campagne du vice-président Vance, avec une approche raciste et eugéniste. Ils incarnent la peur que la race blanche disparaisse.”
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Ce n’est pas un hasard si Elon Musk soutient les partis d’extrême droite partout dans le monde, prolonge Tanguy Struye. “Cela dépasse de loin le projet américain. Aux yeux d’Elon Musk et de Peter Thiel, l’internet permet enfin la libération du peuple et que chacun puisse s’exprimer. Peu importe ce que l’on dit, ce n’est pas cela qui est important. La liberté d’expression qu’ils défendent est extrêmement violente et elle est tronquée par les algorithmes. Elon Musk est entré dans une logique où le peuple doit avoir le pouvoir, ce qui signifie la disparition du ‘deep state’, c’est-à-dire les institutions actuelles.”
Le paradoxe, prolonge le professeur de l’UCLouvain, c’est que Donald Trump et ses alliés dénoncent les élites… mais veulent devenir eux-mêmes les nouvelles élites. “Dans le cas de Peter Thiel, cela va très loin car il veut tout simplement se débarrasser de l’État pour créer des communautés. En conséquence de cela, on retournerait à une logique tribale, avec un rapport de force permanent. Avec l’arrivée de Trump, on pourrait arriver à ce système d’État où l’internet l’emporte sur la démocratie.”
“Avec l’arrivée de Trump, on pourrait arriver à ce système d’État où l’internet l’emporte sur la démocratie.” – Tanguy Struye (UCLouvain)
“Les effets pervers de l’algorithme”
La boîte noire de l’algorithme est décuplée par une volonté politique. “Le pouvoir de l’algorithme, en soi, est déjà colossal, explique Nicolas Van Zeebroeck. C’est lui qui filtre, décide ce que l’on voit ou pas, avec des effets accumulatifs et addictifs. Cela répondait à une logique commerciale avant tout, pour optimiser le temps que l’on passe sur la plateforme. Cela a des effets pervers : pour cela, il faut des contenus qui vous engagent, avec lesquels vous enragez, dans lesquels vous vous retrouvez vraiment… Cela amène vers une maximalisation du contenu polarisant.”
L’évolution d’Elon Musk va dans un sens encore plus préoccupant car il est désormais un militant. “Indépendamment de l’algorithme, il veut libérer la parole et s’affranchir d’une chape de plomb progressiste et wokiste qui ne ferait que prévaloir le côté politiquement correct, poursuit le professeur d’économie numérique. Le libertarisme, normalement, c’est la démocratie dans ce qu’elle a de plus noble. Ici, on en arrive à défendre la liberté d’expression pour les négationnistes ou les homophobes : est-ce vraiment un combat à mener ?”
Le débat sur la liberté d’expression est devenu l’hypocrisie majeure de notre temps. “Au départ, cette liberté visait à permettre la possibilité de critiquer les autorités, dit le professeur de Solvay. Cela est très sain. Mais ce ne doit pas être la liberté d’invectiver, d’ostraciser, d’humilier, etc. Le plus dérangeant aujourd’hui, c’est que l’on défend surtout le droit de raconter tout et n’importe quoi. Cela pose deux problèmes. Premièrement, cela aggrave la polarisation, l’outrance, la stigmatisation et la violence verbale. Deuxièmement, cela met sur un même pied les faits, les travaux scientifiques et l’opinion de monsieur Tout-le-Monde. C’est un affaissement de la cohésion sociale. C’est destructeur pour la démocratie.”
Est-ce une évolution typiquement américaine ? “La liberté d’expression n’a traditionnellement pas la même portée en Europe, dit Nicolas Van Zeebroeck. Aux États-Unis, elle est presque absolue, alors qu’elle est fortement encadrée en Europe. Ce qui se passe aujourd’hui en lien avec la montée des populismes, c’est un déplacement de la fenêtre d’Overton : on rend audible et tolérable quelque chose qui ne l’était pas. Quand un propos n’est pas légalement répréhensible, la norme sociale peut normalement le tempérer. Cela évolue sous les coups de boutoir de quelques personnes. Dans le cas de Trump, on peut encore se dire qu’il a été démocratiquement élu. Musk, lui, ne tire son pouvoir que de l’argent.”
“Dans le cas de Trump, on peut encore se dire qu’il a été démocratiquement élu. Musk, lui, ne tire son pouvoir que de l’argent.” – Nicolas Van Zeebroeck (Solvay Brussels School of Economics)
L’Union européenne entend réguler les plateformes, certaines voix s’élèvent même pour interdire X. Mais est-ce possible… et crédible ? “Il y a une forme de triangle, explique le spécialiste de l’économie numérique. Au sommet, il y a la puissance économique des plateformes : elles sont là pour capturer l’attention, collecter des données, faire du chiffre et, pour cela, ont tendance à limiter la modération. À côté de cela, il y a l’audience et le contenu, modéré ou non, ainsi que le choix des utilisateurs de ces plateformes : tous n’ont pas envie de s’associer à des contenus. Le troisième pilier, c’est le pouvoir politique qui est ambivalent : il a envie de réguler et de responsabiliser les plateformes, mais il est le premier à utiliser ces médias. La meilleure preuve, ce sont les montants investis par les partis belges sur ces réseaux.”
Cette ambivalence, et la difficulté de réguler, est liée, aussi, à la puissance extrême de ces géants du net. Combien de personnalités n’ont-elles pas annoncer quitter X… pour y rester malgré tout ?
“Des tensions permanentes”
L’arrivée au pouvoir de Donald Trump et son accointance avec la monde de la tech pourraient remodeler le monde. Isolationniste, le président américain a développé une rhétorique impérialiste en visant le Groenland, le canal de Panama et le Canada, tandis qu’Elon Musk interfère dans la politique européenne.
“L’idée de Trump s’inscrit dans une vision classique des relations internationales, qui remonte au 19e siècle, analyse Tanguy Struye. Elle s’applique dans tous les pays, sauf en Europe où nous sommes naïfs : comme Poutine en Russie, comme Modi en Inde ou comme Xi en Chine, il se pose en tant que grande puissance avec sa sphère d’influence. Cela sous-entend que toutes les puissances de moindre importance vont devenir l’objet d’un jeu entre grandes puissances, avec des zones tampons et des tensions permanentes. C’est une logique de compétition, pas de stabilité.”
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Cette confrontation mondiale se construit également sur les technologies et l’intelligence artificielle, ce qui implique les matières premières pour les nourrir. “C’est l’une des raisons pour lesquelles Trump s’intéresse au Groenland, au canal de Panama et à l’Amérique du Sud.” C’est l’objet de cette alliance plus profonde construite entre Donald Trump et la Big Tech.
Mais cette alliance a ses limites. “Quand Elon Musk a pris trop de place les premières semaines, Donald Trump s’est énervé, d’autant que les démocrates posaient la question de savoir qui était le vrai président, prolonge le professeur de l’UCLouvain. Il a craqué en rappelant qu’Elon Musk ne pourrait jamais devenir président parce qu’il est Sud-Africain. Trump étant Trump, il a craqué. Elon Musk et les autres devront faire très attention car il n’acceptera jamais qu’on ne le considère pas comme président. Ces deux mâles alpha vont s’entendre jusqu’au moment où cela va casser.”
D’autres sujets ont donné lieu à de premiers bras de fer. “On a également vu des tensions au sujet de l’immigration, complète Tanguy Struye. Elon Musk a, en quelque sorte, insulté les Maga en affirmant qu’il n’y avait pas assez de personnel qualifié aux États-Unis pour faire vivre l’intelligence artificielle ou le quantique et qu’il faudrait le chercher ailleurs. Il s’est déjà mis pas mal d’alliés de Trump à dos. Ce dernier va devoir trouver un équilibre entre le Big Tech et les Maga. Sur la Chine aussi cela frictionne car Musk en a besoin pour Tesla.”
L’histoire n’est d’ailleurs pas finie puisque la branche américaine de X est en négociation pour le rachat de TikTok. “C’est inquiétant, constate Tanguy Struye, car cela renforcera encore sa mainmise sur les réseaux sociaux. En politique belge, certains affirment qu’Elon Musk n’est pas un danger car il exprime ses positions politiques à titre privé. Mais il agit exactement comme les Chinois et les Russes ! Il est dans une logique où il soutient l’extrême droite et l’ultra-conservatisme. Cela arrange les partisans du nationalisme partout dans le monde. Certains sous-estiment le danger.”
“On a pris pour argent comptant le fait que la démocratie et la liberté d’expression allaient de pair, mais on voit que cette liberté, amplifiée par les réseaux sociaux, peut devenir toxique, acquiesce Nicolas Van Zeebroeck. On a supprimé la distinction entre la discussion de comptoir à petite échelle, qui était auto-modérée et sans conséquence, avec la diffusion à l’échelle mondiale du contenu. Cela pose des défis de gouvernance colossaux et auxquels nous ne sommes pas préparés. L’humanité n’est pas mûre pour des outils d’une telle puissance !”
“Trump peut l’écarter, mais…”
Elon Musk est-il le vrai président des États-Unis et un acteur majeur du chaos mondial ? À cette évidence, le professeur de Solvay émet toutefois un bémol : “Il y a un contre-pouvoir dans l’histoire, c’est Trump lui-même. Ce sont deux personnalités affamées. Lors de son premier mandat, Trump écartait rapidement ceux qui commençaient à lui déplaire. Le président élu a le pouvoir de sortir Musk de son équipe du jour au lendemain. Cela arrivera rapidement. Combien de meilleurs potes Trump n’a-t-il pas déjà perdus ou évincés ? Cela reste une alliance de circonstance.”
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Cela étant, le pouvoir politique a également besoin de son soutien économique et financier. Elon Musk, s’il est écarté, pourrait avoir une capacité de nuisance importante. “Certains acteurs non étatiques ont davantage de pouvoir que les États, insiste Tanguy Struye. Musk a une fortune plus importante que la Belgique. Trump va devoir le gérer et ce n’est pas facile. En cas de tensions, Musk pourrait très bien détruire Trump par la force des réseaux sociaux. Du jour au lendemain, il pourrait retourner Starlink contre les intérêts américains. Ces géants de la Big Tech pourraient également couper Trump de certains de ses soutiens financiers.”
Elon Musk, conclut le professeur de l’UCLouvain, détient désormais une somme de pouvoirs jamais vue. “C’est d’autant plus dangereux qu’il est là pour détruire les démocraties. La grosse crainte sur le long terme, c’est que l’on est issu du siècle des Lumières, mais les plombs ont sauté. Nous entrons dans une nouvelle ère d’obscurantisme total où il n’y a plus aucune réalité scientifique. Tout est remis en question au nom de la liberté d’expression.”
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