“Les États-Unis veulent une Europe forte pour se concentrer sur la Chine”

Benedikt Franke
Daan Killemaes Economiste en chef de Trends Magazine (NL)

Le vice-président américain J.D. Vance a semé l’agitation en Europe en février dernier avec un discours historique lors de la Conférence sur la sécurité de Munich. Selon Benedikt Franke, CEO de cette conférence, cette attaque était loin d’être improvisée. « Il y avait une logique stratégique derrière », explique-t-il.

Le 1er avril, Benedikt Franke figurait parmi les invités de marque de Febelfin Connect, le rendez-vous annuel du secteur financier belge. Franke est le CEO de la Conférence sur la sécurité de Munich (MSC), un forum influent depuis plus de soixante ans sur les enjeux géopolitiques et les risques en matière de sécurité internationale.

Lors de l’édition annuelle de la MSC en février, c’est le vice-président américain J.D. Vance qui a marqué les esprits. Avec un discours aussi dérangeant, il a complètement désarçonné l’élite européenne présente. « La plus grande menace pour l’Europe n’est ni la Chine, ni la Russie, ni un autre acteur externe. Ce qui m’inquiète le plus, c’est la menace venant de l’intérieur », a-t-il lancé, remettant en cause l’interprétation européenne de la liberté d’expression.

« Nous voulions que la Conférence sur la sécurité de cette année soit placée sous le signe de la recherche d’éclaircies dans un tableau sombre », confie Benedikt Franke. « Mais ce fut un échec. La veille au soir, Donald Trump avait eu une “excellente” conversation téléphonique avec le président russe Vladimir Poutine, et le lendemain, J.D. Vance a plombé l’ambiance en faisant quelque chose de très habile. Il a atteint son objectif en passant à une diplomatie de la pression. Il a appuyé là où ça fait mal pour l’Europe, en attaquant nos normes et nos valeurs. Et cela obéissait à une stratégie claire. Trump et Vance veulent que l’Europe soit capable de se défendre seule. Et ils ont raison. Nous avons trop longtemps été abrités sous le parapluie sécuritaire américain. Les appels répétés à l’Europe pour qu’elle investisse davantage dans sa défense n’ont rien donné. D’où ce changement de ton, qui commence à porter ses fruits. »

Vous êtes un intervenant inattendu lors d’un événement du secteur financier.


BENEDIKT FRANKE. « On peut se demander : que fait quelqu’un comme moi, un spécialiste des questions de sécurité, à un événement de réseautage pour banquiers ? Eh bien, le lien n’a jamais été aussi évident. Ce que je dis au secteur financier, c’est : nous avons besoin de votre argent pour financer les investissements en matière de défense. Le développement d’une industrie de défense n’est tout simplement pas possible sans un secteur financier solide. Les caisses publiques ne sont pas assez profondes. Je suis donc ici pour prêcher des convaincus. Et j’espère contribuer à faire évoluer les mentalités vis-à-vis d’investissements que l’on considérait encore récemment comme ‘indécents’. La semaine dernière encore, je parlais avec la plus grande entreprise allemande de défense : il y a deux ans, aucune banque n’était prête à leur accorder une ligne de crédit de 200 millions d’euros. »

Êtes-vous surpris par le début agressif de l’administration Trump ?


FRANKE. « Nous savions que Trump allait agir de manière disruptive, à sa façon bien à lui. Mais j’ai été surpris par ses prises de position sur Panama, le Canada et le Groenland. En revanche, sa ligne sur l’OTAN et le commerce ne me surprend pas : c’est une politique qu’il a toujours annoncée. »

Comment faut-il réagir face à une politique commerciale agressive ?


FRANKE. « En principe, il ne faut pas se laisser marcher sur les pieds par des brutes. Mais si vous réagissez, vous prenez le risque d’une escalade coûteuse. Alors que faire ? Honnêtement, je n’ai pas encore la réponse. Quoi qu’il arrive, nous devons pouvoir gérer tous les scénarios. Cela implique de renforcer notre résilience. Et la défense, ce n’est pas seulement une question de chars ou de drones. C’est aussi une question de résilience économique. »

L’Europe dit vouloir améliorer son “autonomie stratégique”. Mais comment y parvenir ?

FRANKE. « Beaucoup associent encore l’autonomie à l’autarcie, à l’indépendance absolue ou à la souveraineté totale. En Europe, nous devons certes réduire nos dépendances, mais il est plus pertinent de viser une stabilité stratégique qu’une autonomie stratégique au sens strict. L’Europe se tromperait si elle cherchait à suivre une politique d’isolationnisme. Ce n’est pas réaliste. Et surtout, nous ne devons pas nous laisser tenter de reproduire les erreurs du passé, à savoir une trop grande dépendance vis-à-vis d’une seule région. Au cours des quarante à cinquante dernières années, l’Europe – et l’Allemagne en particulier – a profité de trois grandes dépendances. Les États-Unis pour notre sécurité, la Russie pour une énergie à bas coût, la Chine comme principal débouché commercial. C’est un modèle qui n’est pas sain. Diversifier davantage et réduire nos dépendances est un impératif stratégique.

« C’est absurde que les États-Unis ne considèrent pas les 550 millions d’Européens comme un allié fort. »

Investir davantage dans la défense est une priorité pour l’Europe. Le plan européen de 800 milliards d’euros suffit-il ?


FRANKE. « L’industrie européenne de la défense est dans un état préoccupant. Nous avons un petit nombre de grands groupes de défense nationaux que chaque État protège jalousement, et très peu de start-up actives dans le secteur. Et celles qui émergent se concentrent principalement sur les drones ou sur des aspects très limités de projets plus larges — ce ne sont que des sous-traitants.

L’Europe doit se doter d’un véritable marché de la défense, économiquement durable. Cela nécessite plus de coordination et de coopération. Or, ce n’est pas ce que l’on observe. Dans ma région, la Bavière, des milliards vont être investis dans un écosystème de drones — sans aucune concertation à l’échelle européenne. Le risque ? Que chaque région développe la même expertise.

Aujourd’hui, tout le monde veut produire des drones. Mais si vous parlez aux Ukrainiens, ils vous demandent d’arrêter d’exporter notre fragmentation. Chaque semaine, ils reçoivent un nouveau modèle, difficile à intégrer. C’est mieux que rien, mais il vaut mieux disposer de 10.000 drones d’un seul et même modèle que d’une myriade de systèmes incompatibles. »

“Le secteur européen de la défense réalise un chiffre d’affaires annuel de 150 milliards d’euros. Si l’Europe investit 800 milliards d’euros supplémentaires au cours de la prochaine décennie, le chiffre d’affaires annuel augmentera de 50 %. Pour une entreprise, cela implique de lourds investissements pour passer à l’échelle supérieure. Ceux-ci ne peuvent être réalisés que dans un cadre d’investissement stable. Les entreprises ont besoin d’une vision à long terme pour prendre des décisions d’investissement. Une vision à 12 ou 18 mois ne leur sert pas à grand-chose. Elles doivent savoir qu’il ne s’agit pas de projets ponctuels, sinon elles investiront dans une production de pointe, qui se transformera plus tard en surcapacité. En outre, nous ne manquons pas tant d’armes que de personnes pour maintenir à long terme une armée suffisamment nombreuse et entraînée. Au cours des 75 dernières années, l’armée allemande n’a jamais été aussi petite qu’aujourd’hui.

Quelle relation à long terme avec la Russie l’Europe doit-elle viser ?

FRANKE. “A long terme, la Russie devrait faire partie de la famille des nations, en tant que pays qui aide à résoudre les problèmes au lieu de les provoquer. C’est un vœu pieux aujourd’hui, mais il faut une vision. L’Europe a intérêt à ce que la Chine soit forte et prospère. L’Europe a intérêt à ce que les États-Unis soient forts et prospères. Et en fin de compte, la Russie aussi. Le problème est que l’idée de l’impérialisme russe n’est pas seulement dans l’esprit de Poutine et de l’élite russe. Cette idée est enseignée à l’école du matin au soir et est profondément ancrée dans la population russe. Il faudra du temps pour changer cette vision du monde. Il est possible de transformer des ennemis en amis. Regardez les relations historiques entre l’Allemagne et la France. Mais cela prendra du temps, et il s’agit de décennies, pas de semaines”.

La défense ne concerne pas seulement les chars ou les drones. Il s’agit aussi de la résilience de notre économie.

Les Etats-Unis cherchent-ils à se rapprocher de la Russie pour éviter que la Russie et la Chine ne deviennent des alliés trop importants ?

FRANKE. “Lors de mes contacts avec le parti républicain, il apparaît toujours clairement que les États-Unis sont avant tout préoccupés par la Chine. Je doute que la Russie soit un partenaire fiable. Si vous parlez aux républicains, ils veulent une Europe forte, capable de s’occuper d’elle-même, afin que les États-Unis puissent accorder plus d’attention à la Chine et à l’Asie du Sud-Est. L’Europe n’est pratiquement pas évoquée dans les discussions géopolitiques américaines. Tout tourne autour de la Chine, de la Chine, et encore de la Chine. Aux yeux des États-Unis, l’Europe est passée du statut d’allié et de pilier solide de la relation transatlantique à celui de partenaire gênant, puis à celui de région insignifiante. C’est absurde. Il est ridicule que les États-Unis ne considèrent pas les 550 millions d’Européens comme un allié solide.

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