Le choix périlleux de l’Europe: chercher un compromis avec le Kremlin ou maintenir l’Ukraine à flot?
Faire cavalier seul sur la défense, rester fidèle à l’Amérique ou tenter de se débrouiller au jour le jour?
Le retour de Donald Trump à la Maison Blanche constitue un séisme pour l’Europe. Les grandes puissances du continent doivent faire face à l’érosion, voire la dissolution, de leur principale alliance, au moment précis où la Russie dispose d’un avantage stratégique dans la guerre en Ukraine. Elles se trouvent confrontées à un choix crucial : chercher un compromis avec le Kremlin ou augmenter massivement leurs dépenses en matière de défense et de sécurité pour maintenir l’Ukraine à flot et contenir Vladimir Poutine. Ce débat pourrait rassembler l’Europe. Mais il est tout aussi probable qu’il la divise profondément.
Dans les mois suivant l’investiture de Donald Trump, le 20 janvier, les gouvernements européens tenteront de limiter les dégâts. Une myriade de dirigeants, ministres et responsables s’efforcera de le convaincre, lui et ses conseillers, de réaffirmer l’engagement américain envers l’Otan de maintenir l’aide américaine à l’Ukraine et de veiller à ce qu’aucun accord de paix ne condamne l’Ukraine à une subordination permanente. Mark Rutte, secrétaire général de l’Otan cherchera à flatter l’égo de Trump, en lui attribuant le mérite du réarmement européen, tout en soulignant que les Européens sont des partenaires essentiels dans la quête américaine pour contenir la puissance chinoise.
Discussions sous tension
Mais les gouvernements européens savent que les chances de succès sont minces. Ces discussions se dérouleront probablement dans un contexte de guerre commerciale mondiale intense, marquée par l’imposition de tarifs douaniers américains sur les produits européens. Et même si Donald Trump ne se retire pas formellement de l’Otan, il pourrait vider de sa substance l’article 5, la clause de défense mutuelle, par quelques déclarations désinvoltes.
La politique de Trump vis-à-vis de l’Ukraine dépendra des conseillers qu’il choisira. Les premiers indices laissent penser que des faucons traditionnels, tels que Mike Waltz et Marco Rubio, devront rivaliser avec des figures plus radicales comme Tulsi Gabbard et Pete Hegseth. Donald Trump pourrait défendre une version de l’accord proposé par J.D. Vance, son vice-président élu : geler les lignes de front et exiger que l’Ukraine reste neutre. Il pourrait même demander aux Européens de déployer des troupes.
Comment l’Europe réagirait-elle ? Une option serait de tenter de se débrouiller au jour le jour. Peut-être que la Russie s’épuisera en Ukraine. Peut-être que Vladimir Poutine respectera les termes d’un cessez-le-feu. Peut-être qu’un président pro-européen reviendra à la Maison Blanche en 2028. Une telle complaisance a longtemps été l’approche par défaut de l’Europe. Mais un second mandat de Trump pourrait convaincre les puissances du Vieux continent que les priorités et la politique américaines ont changé de manière irréversible. Face à la perspective d’une défaite ukrainienne, cela pourrait inciter à des actions bien plus radicales.
Lacunes militaires
Le premier problème, et le plus urgent, est celui des ressources : seuls environ deux tiers des 30 membres européens de l’Otan consacrent actuellement 2% de leur PIB à la défense. Sans l’appui des États-Unis, ils devraient peut-être doubler ce chiffre pour espérer combler les lacunes militaires qui en résultent. Cela impliquerait d’accumuler des dettes, d’augmenter les impôts ou de réduire les dépenses en santé et en protection sociale. De plus, il faudrait des années – bien plus que les quatre ans du mandat de Donald Trump – pour reconstruire les industries de défense.
Les Européens devraient également décider s’ils doivent réorganiser les bases de leur défense collective. Actuellement, les forces armées européennes priorisent l’Otan tout en diversifiant leurs options en développant des capacités de sécurité et de défense au sein d’autres institutions, comme l’Union européenne (UE) et des blocs militaires régionaux, tels que la Force expéditionnaire conjointe dirigée par le Royaume-Uni. Cependant, comme l’Otan fonctionne par consensus, Donald Trump pourrait paralyser l’alliance en cas de guerre, empêchant ainsi les Européens de mettre en œuvre ses plans de défense.
Mais réduire la priorité accordée à l’Otan soulèverait des questions épineuses. Se reposer sur l’UE risquerait d’exclure le Royaume-Uni, le plus grand contributeur militaire du continent, ainsi que la Turquie, qui dispose de l’une des plus grandes armées de la région. La victoire de Donald Trump devrait également relancer le débat sur le rôle des armes nucléaires britanniques et françaises dans la dissuasion d’éventuelles attaques ailleurs en Europe.
Soutien à l’Ukraine
Ces débats seront chaotiques et porteurs de divisions. En Europe du Nord, centrale et orientale, en particulier parmi les États de l’ancien Pacte de Varsovie, les gouvernements résisteront fermement à toute tentative américaine d’imposer un mauvais accord à l’Ukraine. Dans ces États “en première ligne”, où les dépenses de défense sont déjà élevées, elles augmenteront encore.
Cependant, ce bloc de pays, malgré son approche ferme, ne dispose ni des ressources ni de la capacité industrielle nécessaire pour soutenir l’Ukraine à long terme, encore moins pour remplacer la puissance militaire américaine en Europe. Le rôle du Royaume-Uni, de la France et de l’Allemagne sera donc déterminant.
Un second mandat de Trump pourrait convaincre les puissances européennes que les priorités et la politique américaines ont changé de manière irréversible.
Le Royaume-Uni est étroitement lié aux États-Unis dans les domaines du renseignement et du nucléaire. Il aurait le plus à perdre en cas de rupture complète avec l’administration Trump. La France, en revanche, adopterait une position plus audacieuse, exhortant l’Union européenne à prendre des mesures radicales en matière de défense commune, comme l’émission de dette conjointe pour financer les dépenses militaires. En Allemagne, l’extrême droite pro-russe a gagné du terrain à l’approche des élections fédérales de février, mais les deux principaux partis pourraient percevoir un second mandat de Donald Trump comme un moment catalyseur, une urgence justifiant peut-être même un financement des dépenses de défense par le déficit.
Dans les trois cas, la manière dont les gouvernements réagiraient à une proposition de paix menée par Donald Trump reste incertaine. S’y opposer impliquerait d’augmenter considérablement les dépenses de défense pour acheter, produire et envoyer des armes à l’Ukraine. Y consentir reviendrait à accorder à la Russie une victoire partielle, lui laisser le temps de reconstruire ses forces et accepter de vivre avec un nouveau Rideau de fer – ou sous la menace d’une autre guerre.
¨Par Shashank Joshi, journaliste spécialiste de la défense à “The Economist”
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