L’arrestation du PDG de Telegram rend la Russie nerveuse: “Si Telegram s’effondre, comment pouvons-nous nous battre ?”
Depuis l’arrestation en France de Pavel Durov, PDG de Telegram, on sent une certaine nervosité du côté de la Russie. Cette application a de profondes ramifications dans la société russe qui vont des dissidents à l’armée. L’arrestation a aussi des conséquences économiques pour l’application puisqu’elle risque de bloquer sa mutation vers un modèle économique pérenne.
Le moins que l’on puisse dire c’est que la justice française n’a pas craint de taper un grand coup en arrêtant le russe Pavel Durov, PDG de Telegram. Car jusqu’à ce week-end, l’application bénéficiait d’une certaine impunité malgré le fait que celle-ci soit une espèce de trou noir pour les services policiers de nombreux pays.
« Championne de la liberté d’expression »
Telegram, dont le siège social est à Dubaï, mêle messagerie (similaire à WhatsApp ou Messenger), réseau social et blogs. On peut y créer des groupes de discussions qui rassemblent jusqu’à 200.000 personnes ou des chaînes où seul l’administrateur peut publier des messages. Ces usages multiples font que ses utilisateurs s’y informent, y discutent ou publient des messages pour leurs abonnés. Mais la plate-forme avec plus d’un milliard d’utilisateur et surtout appréciée pour son côté libertaire. Telegram se targue en effet d’être la championne de la liberté d’expression et de ne partager les données de ses utilisateurs avec personne. Elle se vante aussi de ne jamais censurer. Suite à ce parti pris, la plate-forme traîne une réputation de far west numérique. On peut discrètement y contacter toutes sortes de trafiquants. Telegram a aussi été un moyen de communication particulièrement apprécié par les terroristes, au point d’hériter du surnom de « Terrorgram ». Basée sur des technologies rendant son blocage très difficile, la plate-forme est tout autant prisée des opposants politiques des Etats totalitaires. Même en Russie, où l’opposition russe a d’ailleurs fait part d’un soutien massif à Pavel Durov. Ironique, quand on sait que ce même média est l’un des moyens de communication préférés de la propagande officielle.
Durov : un russe exilé, mais un russe quand même
Durov est né en Russie, mais il a quitté son pays il y a dix ans. Et si depuis il a acquis quatre passeports (émirati, celui des îles Saint-Kitts-et-Nevis et depuis 2021 français), il ne reste pas moins fortement lié à sa patrie. C’est pourquoi, à Moscou, depuis ce week-end on crie à la censure. Oubliant au passage que les autorités ont tout tenté pour bloquer l’application en 2018. Balayant aussi le fait que les autorités s’étaient appropriées en 2013 l’autre réseau social de l’entrepreneur, “Vkontakte”.
Malgré des débuts peu prometteurs, Telegram est devenu depuis quelques années un relais indispensable pour la propagande russe en s’incrustant dans les moindres recoins de l’application. Il faut dire que l’application est omniprésente en Russie et dans la plupart des pays de l’ex-URSS. Telegram au même titre que les télévisions d’état permettent de propager le flou autour de la guerre. Ils seraient ainsi 95 millions de Russes à s’y informer chaque mois. Mais l’application a aussi d’autres utilités. Les militaires russes utiliseraient l’application pour partager des infos sur le front. Au point que l’arrestation de Durov pourrait avoir des conséquences pour l’armée russe selon le journal Moskovsky Komsomolets. « Si Telegram s’effondre, comment pouvons-nous nous battre ? Nos missiles et nos drones sont contrôlés par Telegram, de même que notre artillerie et nos systèmes d’aviation », selon le blogueur militaire russe Kirill Fedorov.
Une clé secrète ?
L’ancien président Dmitri Medvedev a rajouté sa contribution à une théorie qui veut que l’arrestation de Pavel Durov soit la conséquence d’avoir refusé les avances des services de renseignement français. Pour certains Durov aurait entre ses mains une clé « magique » qui permettrait de décrypter les données qui sont publiées sur Telegram. Bien entendu Telegram ne peut pas être décrypté par une simple clé. La théorie est d’autant plus fumeuse que seuls les messages échangés par le biais de la fonction « conversations secrètes » sont cryptés. Par défaut, le contenu des groupes et les discussions entre utilisateurs ne le sont pas
Une arrestation qui n’aurait rien de politique
Devant un tel levé de bouclier, Emmanuel Macron s’est senti obligé de préciser lundi soir que cette arrestation n’avait “rien de politique”. Dans le cadre d’une enquête sur la manière dont son application a pu être utilisée par des criminels et des terroristes, Durov est accusé de pas moins de 12 chefs d’inculpation. La plupart d’entre elles concernent la complicité de diffusion d’images de maltraitance d’enfants, d’infractions à la législation sur les stupéfiants, d’escroquerie, de blanchiment d’argent, d’appartenance à un gang et d’offre d’outils de piratage informatique. De façon plus surprenante, l’enquête française porte également sur l’offre de cryptage « sans explication préalable », soit la possibilité de crypter sans motif un message pour que celui-ci ne puisse être lu que par l’expéditeur et le destinataire. A cela s’ajoute également un refus de coopérer avec la justice.
Il est néanmoins étrange que la France s’attaque aussi frontalement Telegram. En France, son nombre d’utilisateurs n’est estimé qu’à environ un million. Il est loin des poids lourds des autres réseaux. Et avec, officiellement, 41 millions d’utilisateurs actifs en Europe, le service n’atteint pas le seuil de 45 millions qui l’obligerait à suivre le règlement européen Digital Services Act (DSA) et des obligations de modération (avec de lourdes amendes en cas de manquements).
Un modèle économique incongru
Cette arrestation semble néanmoins sonner la fin de la récré, voire faire plonger l’application. Car celle-ci est une incongruité économique. Longtemps les coûts de fonctionnement ont été payés par la fortune personnelle de Pavel Durov. Vers 2019, l’entreprise avait bien tenté de financer une importante levée de fonds de 1,4 milliard d’euros par l’émission d’un cryptoactif, mais la tentative avait été tuée dans l’œuf par la Securities and Exchange Commission (SEC), le régulateur américain des marchés. La SEC estimant qu’il s’agissait d’une émission d’actions déguisée. En 2021, un système de publicités a été lancé dans les canaux publics et des abonnements « premium » on fait leur apparition en 2022. Mais la vraie mutation vers un modèle économique pérenne devait venir avec l’intégration de la blockchain TON, une plate-forme de cryptoactifs créée par Telegram. La plate-forme serait ainsi la première grande du genre qui intégrerait des paiements simples en cryptomonnaies. De quoi monétiser transactions et services. Une expansion qui vacille aujourd’hui avec l’arrestation de Pavel Durov. Le TonCoin, la cryptomonnaie de TON, a plongé de près de 20 % après l’annonce de l’interpellation du fondateur de Telegram, précise Le Monde.
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