“La guerre froide avec la Chine a déjà commencé”

En 1972, la poignée de main entre Nixon et Mao, marquait les esprits. © Getty Images
Pierre-Henri Thomas
Pierre-Henri Thomas Journaliste

Depuis des années, le dragon chinois et l’aigle américain se lancent des regards de défi. Avec quelles conséquences pour l’équilibre mondial? Réponses avec Pierre Grosser, professeur de Sciences Po, auteur d’un ouvrage sur la question.

Le spécialiste français des relations internationales et professeur à Sciences Po Pierre Grosser vient de publier un ouvrage qui brosse plusieurs décennies de relations plus ou moins tendues entre les Etats-Unis et la Chine. Il met en regard ce conflit larvé avec les situations que nous avons connues à l’aube des deux guerres mondiales. Pierre Grosser est un historien. On ne trouvera donc pas de raisonnement à l’emporte-pièce ni d’affirmation péremptoire dans L’Autre Guerre froide? La confrontation Etats-Unis/Chine. C’est qu’il se méfie de ceux qui se réfèrent aux “lois de l’histoire”.

Mais dans sa conclusion, l’historien explique pourquoi une guerre sur le modèle des guerres mondiales du siècle passé est possible mais peu probable. De même qu’il est peu probable, selon lui, d’assister à un conflit indirect ou localisé (chaque camp soutenant une partie) car dans ces conflits, chacun risque de perdre certains de ses amis. En revanche, une rivalité longue, comme celle qui a régné plus de 40 ans entre l’Est et l’Ouest, est possible et probable. Elle a sans doute déjà commencé depuis plusieurs années.

TRENDS-TENDANCES. Pour les plus anciens, les relations Chine – Etats-Unis ont été marquées par l’image de Richard Nixon serrant la main de Mao en 1972. Cela semblait signifier la fin des tensions, avec un point culminant au début des années 2000, quand la Chine rejoint l’Organisation mondiale du commerce. Mais il apparaît avec le temps que ce n’est pas vrai. La Chine n’aurait- elle jamais vraiment quitté un certain sentiment d’hostilité à l’égard des Etats-Unis?

PIERRE GROSSER. C’est tout le problème de l’analyse rétrospective des historiens par rapport à ce que nous pouvons vivre sur l’instant. Je distinguerais la période de la guerre froide qui va jusqu’à 1989-1991 et les 30 années qui suivent. La période qui va jusqu’à la fin de la guerre froide est concentrée sur les grandes questions géopolitiques. On l’oublie souvent: à côté de l’existence des deux blocs (capitaliste et communiste), le schisme sino-soviétique était absolument déterminant. Pour la Chine, dans les années 1970 et au début des années 1980, l’ennemi est aussi, sinon davantage, l’Union soviétique. A l’époque de la détente (fin des années 1970) entre Moscou et Washington, la Chine essaye même de pousser les Etats-Unis à être beaucoup plus fermes. Pékin a donc été plutôt content de l’arrivée d’un Ronald Reagan. Mais la Chine n’est pas alors considérée par les Etats-Unis comme une menace militaire. Elle sort de la guerre froide en se concentrant sur son développement économique avec la volonté de redevenir une puissance. Elle rayonnait à l’échelle mondiale mais n’avait pas les moyens de ses ambitions. La Chine a donc voulu redevenir une puissance économique pour compter dans le monde, d’autant plus qu’elle était voisine du Japon qui, dans les années 1980, était en plein boom. Et qui dit économie dynamique, dit aussi capacité militaire.

“Les Chinois n’ont jamais eu l’impression d’être traités d’égal à égal par les Américains.”

Lorsque l’on étudie les tensions entre les Etats-Unis et la Chine, la grande question est de savoir si toute la période qui commence avec Deng Xiaoping (leaderchinois entre 1978 et 1989, Ndlr) est un moment où la Chine a baissé la tête, a voulu être une puissance normale et intégrer l’ordre international dominé par les Etats-Unis ou si elle cachait ses ambitions. Celles-ci apparaissent vraiment à partir des années 2010, et plus particulièrement avec Xi Jinping (président chinois depuis 2013, Ndlr).

Est-il juste de comparer l’émergence de la Chine aujourd’hui avec le développement des Etats-Unis au 19e siècle?

– Il y a des points de convergence. Et ils nourrissent le débat: certains disent en effet que puisque la Chine devient une grande puissance économique, il est donc normal qu’elle devienne une grande puissance militaire, qu’elle ait des intérêts qui s’étendent, qu’elle veuille peser sur l’ordre international dominé par les Américains. Il est normal qu’elle ait une sphère d’influence réservée puisque les Etats-Unis en ont une depuis le 19e siècle en Amérique latine. Il est normal que la Chine ait des bases puisqu’elle a une marine importante. Il y a cette idée que s’il y a un problème chinois, ce n’est pas parce que les Chinois sont communistes mais parce qu’ils agissent comme une grande puissance, grande puissance moins impérialiste et militariste que les Etats-Unis.

On a même pensé un moment, au début de la présidence d’Obama, que les deux grandes puissances pouvaient former un G2, une sorte de condominium pour diriger la planète. Pourquoi cela a-t-il échoué?

– Certains nostalgiques de l’ordre de la guerre froide espèrent que celui-ci pourra revenir, disant que finalement, Américains et Soviétiques étaient arrivés à éviter l’escalade et à trouver une forme de modus vivendi. C’est pour ça que nous voyons réapparaître les termes de “coexistence pacifique” ou de “détente” lors des différentes visites que viennent d’effectuer certains dirigeants américains en Chine. Nous pouvons avoir l’impression de revenir à quelque chose que nous avions connu, mais il n’y a jamais eu vraiment de condominium comme celui qui existait entre Soviétiques et Américains au moment de la guerre froide. Les Chinois n’ont jamais eu l’impression d’être traités d’égal à égal par les Américains.

A partir de quand peut-on considérer que la Chine est devenue une menace? A partir du “pivot d’Obama”, lancé en 2011 par l’administration américaine qui annonce effectuer un pivot stratégique vers l’Asie?

– On a commencé, et pas seulement aux Etats-Unis, à estimer qu’il y avait quelque chose qui pouvait ressembler à une menace chinoise à la fin des années 2000. Le “pivot d’Obama” n’est pas seulement anti-chinois. Il montre que l’enjeu asiatique est devenu fondamental. C’est une réaction à cette idée que les Américains ont laissé tomber l’Asie, alors qu’ils étaient très concentrés sur le Moyen-Orient à cause de la guerre contre le terrorisme, des conflits en Irak, en Afghanistan… Ils ont alors vu que pendant plusieurs années, la Chine avait prospéré, gagné des marchés, était en train de devenir une puissance, et cela les a un peu secoués.

Les Américains n’ont-ils pas aussi été secoués en 2008, quand ils ont été obligés de demander à la Chine de ne pas vendre les obligations du Trésor américain qu’elle détenait?

– Oui, l’année 2008 est vraiment importante. Vous avez une crise économique avant tout américaine. L’économie chinoise s’en sort beaucoup mieux et la Chine imagine que les Etats-Unis sont, sinon en phase terminale, en tout cas en déclin. Cela m’a fait songer d’une certaine façon à Staline et son plan quinquennal au début des années 1930: des caricatures montraient une Union soviétique fonctionnant très bien alors que les Etats-Unis et le capitalisme s’effondraient. Et l’autre élément important en 2008 sont les Jeux olympiques à Pékin. Les Chinois voulaient tellement réussir leurs Jeux qu’ils ont évité toute provocation. Je me souviens qu’à l’époque, certaines voix disaient: “attention, une fois que les Jeux olympiques de 2008 et l’exposition de Shanghai de 2010 seront terminés, la Chine changera d’attitude car elle n’aura plus de problème à risquer un boycott ou présenter une mauvaise image internationale”.

Préparatifs des JO de Pékin en 2008“Les Chinois voulaient tellement réussir leurs Jeux qu’ils ont évité toute provocation”, analyse Pierre Grosser.
Préparatifs des JO de Pékin en 2008. © getty images

– Les tensions apparaissent donc, mais ne peut-on pas dire que la dépendance commerciale réciproque des économies chinoise et américaine est telle qu’on n’aura jamais le même type de relation qu’au temps de la guerre froide?

– On a dit en effet pendant très longtemps que cette interdépendance faisait une différence majeure avec la guerre froide. Toutefois, le bloc soviétique était aussi lié aux économies extérieures. C’est d’ailleurs ce qui l’a tué. L’URSS et le bloc soviétique se sont endettés massivement et se sont écroulés en partie cause de cela. Cependant, en effet, il n’y avait pas le niveau d’échanges que nous connaissons aujourd’hui avec la Chine. Certains ont dit que ces échanges étaient l’équivalent économique de la dissuasion nucléaire: les Chinois avaient absolument besoin des marchés américains et les Américains avaient absolument besoin de ces achats de bons du Trésor.

Ce second aspect ne vaut plus beaucoup aujourd’hui, ou en tout cas beaucoup moins. Cependant, cette interdépendance reste très importante et peut être vue comme une limite aux tensions entre l’Occident et la Chine. Surtout du côté européen qui se porte davantage vers la Chine que les Américains. Nous avons vécu lors du covid toutes ces dépendances très révélatrices à l’égard de la Chine.

Cependant, il est aussi important d’avoir à l’esprit que l’interdépendance est un facteur de paix, certes, mais peut devenir aussi un arsenal instrumentalisé dans des guerres commerciales, notamment par des formes d’embargo sur certains produits auxquels nous assistons régulièrement des deux côtés.

Le projet de la route de la soie aurait-il échoué?

– Il n’y a pas de réponse simple. Cela a donné beaucoup de littérature. En fait, notre grand problème est que nous ne savons pas grand-chose de ce qui se passe à Pékin. Mais il paraît excessif de dire que la route de la soie lancée en 2013 était un grand projet pensé, stratégique. Il s’agissait plutôt de la synthèse de l’externalisation de l’économie chinoise sur laquelle se sont greffés un tas d’autres objectifs et initiatives. Il est notable que l’on en parle moins, maintenant que la furie des investissements chinois à travers le monde est moins dynamique.

“La Chine s’aperçoit qu’un certain nombre de pays sont davantage des boulets, voire des gouffres sans fond.”

Il y a eu le frein du covid mais on a l’impression que la Chine est plus prudente aujourd’hui, même si elle est une grande puissance mondiale avec des intérêts commerciaux en Amérique latine, au Moyen-Orient, etc. Elle s’aperçoit qu’un certain nombre de pays sont davantage des boulets, voire des gouffres sans fond. Le Pakistan en est l’exemple. Il est un quasi allié depuis longtemps, face à l’Inde bien entendu, mais la Chine a beaucoup de problèmes avec ce pays et certains ressortissants chinois au Pakistan se font molester, voire tuer.

Comment définir les relations actuelles avec la Russie? Nous avons l’impression que la Chine profite de l’énergie bon marché fournie par Moscou mais qu’elle est prudente par rapport à ce qui se passe là-bas.

– Idéologiquement, les deux pays sont assez proches. Ils contestent tous les deux l’ordre américain. Pour la Chine, la contestation s’adresse surtout à l’égard des Etats-Unis car elle essaie quand même encore de séduire les pays européens. Les produits chinois sont en train d’arriver en Russie. Les voitures chinoises remplacent les voitures occidentales. La Chine essaie aussi de récupérer un certain nombre de technologies russes qui peuvent leur être utiles. Mais vous avez raison, on ne sent pas un effort d’investissement considérable. Il y a une certaine prudence. Cependant, il est difficile de savoir ce qui se passe dans les groupes de travail entre Chinois et Russes dans un certain nombre de domaines. La Chine s’inquiète toutefois d’un affaiblissement durable de la Russie, qui serait problématique pour faire contrepoids par rapport à l’Occident.

Je crois que la Chine voudrait que tout cela (la guerre en Ukraine, Ndlr) s’arrête, mais sans mettre les Russes dans l’embarras et sans que les Russes se détournent d’eux. On peut aussi estimer que la prolongation d’un conflit à bas niveau – c’est une expression terrible mais le conflit ukrainien semble ne pas provoquer d’escalade pour le moment – n’est pas inintéressante pour la Chine. Celle-ci s’assure ainsi que la Russie ne va pas rebasculer dans le camp occidental, car pendant des années, la Russie sera considérée comme un paria par l’Occident.

Une de vos conclusions, concernant Taiwan, est qu’une guerre froide est le scénario le plus probable. Il n’y aura pas de guerre mondiale pour Taiwan?

– Depuis que mon livre est bouclé, on s’aperçoit que les Etats-Unis et la Chine éprouvent tous deux des difficultés économiques, avec des niveaux d’endettement importants et des problèmes internes. Je crois donc que les Américains ont assez peu d’appétit pour une guerre directe aujourd’hui. Bien sûr, on essaye de pratiquer la dissuasion. Mais elle ne fonctionne pas toujours. Nous l’avons vu: elle n’a pas empêché la Russie d’envahir l’Ukraine. Mais plus nous aidons l’Ukraine, plus nous essayons de montrer notre détermination et les Chinois ne s’y trompent pas.

“Il est compliqué, en termes de symbole, de laisser tomber une démocratie exemplaire comme Taiwan.”

Cependant, dans plusieurs scénarios élaborés par les militaires américains, il apparaît que si la Chine s’y prend bien et si, dans quelques années, elle a accumulé les moyens suffisants, ce sera très compliqué de réagir. L’opinion américaine est à 55 ou 60% en faveur d’un soutien à Taiwan, mais qu’est-ce que cela signifie “aider Taiwan”? Le scénario d’une opération qui réussirait sans engagement massif américain est donc plausible. Beaucoup d’Américains, en outre, disent que la prise de Taiwan par la Chine ne changerait pas fondamentalement les rapports de force. Il y a donc un vrai débat depuis des années outre- Atlantique sur l’intérêt stratégique mais aussi symbolique de ce mini-Etat. Car il est vrai qu’il est compliqué, en termes de symbole, de laisser tomber une démocratie exemplaire comme Taiwan.

Profil

· Né le 21 février 1963

· Agrégé d’histoire en 1985, docteur en 2002. Spécialiste des relations internationales

· Professeur détaché à Sciences Po Paris depuis 1996

· A enseigné aussi aux universités de

Georgetown, Québec, Montréal, Laval

· Son père,Alfred Grosser, est également un historien réputé

· Dernier livre: “L’autre guerre froide? La confrontation Etats-Unis/Chine”, CNRS Editions, 392 pages, 25 euros

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