“Il est illusoire que l’Europe rattrape son retard de compétitivité”
Daniel Guéguen a un long passé de lobbyiste européen derrière lui. La lecture des rapports Letta et Draghi sur l’Union européenne ne le rassure pas. L’Europe est devenue un monstre bureaucratique, qui se disperse et qui a attelé la charrue avant les bœufs, en créant une monnaie unique avant un marché unique.
Daniel Guéguen est un « vieux de la vieille » du lobbying européen. Patron du lobby des sucriers, puis du lobby agricole européen, aujourd’hui encore consultant, il nous livre une lecture décapante des deux récents rapports – celui de Mario Draghi et celui, moins médiatisé, d’Enrico Letta – sur respectivement « Le futur de la compétitivité européenne » et sur « Le Marché unique européen » (Letta).
TRENDS TENDANCES. Ces deux rapports sont pessimistes sur l’Etat de l’Union européenne, non ?
DANIEL GUEGUEN. Les deux sont très éclairants. Il y en a un qui a été commandé par la Commission, le rapport Draghi, et l’autre qui a été commandé par les États membres, le rapport Letta, qui, au fond, insiste sur quelque chose qui pour moi est essentiel, ce sont « les années perdues de la Commission von der Leyen ». C’est le titre d’un article que j’avais écrit dans lequel j’expliquais que l’on s’était dispersé par rapport au cœur de métier de la Commission, du collège et de la présidente, qui est la finalisation du marché intérieur. Mais rien, ou très peu, n’a été réalisé à ce niveau. Le rapport Letta dit en substance : vous avez raté la cible. Et le rapport Draghi ajoute : vous vous êtes dispersés, vous n’avez pas fait votre boulot. Selon moi, avec la Commission von der Leyen, nous avons perdu cinq ans. Entretemps, les choses se sont complexifiées, des conflits ont éclatés, on parle de , l’élargissement à l’Ukraine et, au fond, la faisabilité de l’ensemble est extrêmement aléatoire.
Von der Leyen a ajouté une couche de dispersion ?
Non seulement une couche de dispersion, mais elle est sortie complètement de son rôle. Ursula von der Leyen s’est vue comme un chef d’État, ce qu’elle n’est pas. Elle est partie dans les affaires étrangères, dans les affaires de défense.., elle est partie dans tous les sens, elle s’est médiatisée, elle est apparue comme madame Europe, elle s’est mise en conflit avec Charles Michel…. Et cela va être pire dans les cinq années qui viennent. Cela a été pour moi une grande surprise qu’elle ait été renommée. Et elle l’a été par défaut, voire par paresse. Mais il est incroyable de nommer à ce poste si important quelqu’un par défaut, à une époque où les défis sont considérables. Et ce qui me frappe dans cette nouvelle Commission est que l’on écarte Thierry Breton, le personnage qui était le plus percutant, même si c’était un homme à différents égards assez arrogant, mais qui était compétent et détenteur d’un gros portefeuille. Le message très clair qu’annonce Ursula von der Leyen dans sa Commission, c’est diviser pour régner. Tous les postes sont réduits pour qu’il n’y ait aucun contre-pouvoir et qu’elle soit dominante politiquement, stratégiquement et administrativement. C’est un signal absolument désastreux.
Vous souscrivez aux constats du rapport Draghi ?
Bien sûr. Mais ses constats sont autant de critiques. En premier lieu sur la perte de compétitivité vis-à-vis des USA et de la Chine. Perte qui – on le lit entre les lignes – semble globalement irrattrapable. Retard technologique croissant. Faiblesse de la R & D européenne. Décrochage de l’UE pour les technologies propres, notamment vis-à-vis de la Chine. Abandon de la production des terres rares. Prix de l’énergie non compétitifs.
Le rapport Draghi pose quatre grands thèmes de réforme : l’indispensable achèvement du marché unique, la compétitivité ( relocalisation des industries européennes, des règles concurrence adaptées à des marchés globaux, une conception dynamique du commerce international. Bref, à peu près tout le contraire de ce qui a été fait ces vingt dernières années).
Le troisième thème porte sur une réforme de la gouvernance européenne et le quatrième sur le financement.
Mais pourquoi la mise en œuvre de ces réformes vous paraît-elle illusoire ?
Je vais prendre une thématique qui pour moi est très importante, quand Mario Draghi parle de simplification administrative. Il a raison, il faut simplifier, reprendre les traités, remettre de la démocratie, de la transparence. Les actes délégués, les actes d’exécution, les trilogues, les études d’impact, tout cela doit être absolument remis à l’équerre. Le problème est que cela n’intéresse personne. Personne ne veut changer les processus de décision qui arrangent tout le monde. La Commission est dominante sur la bureaucratie. Le Parlement est très content des trilogues. Au fond, les États membres aussi. Mais nous voyons très bien que nous sommes paralysés par ce système qui, au fond, ne fonctionne pas. Je suis frappé de voir à quel point nous n’arrivons pas à communiquer, à mettre de l’ordre dans le système. Je suis stupéfait de voir à quel point mêmes les professionnels, les industriels, ne comprennent pas comment le système fonctionne. L’Europe est devenue un monstre bureaucratique, une usine productrice de normes.
Un autre point me rend pessimiste est ce que nous avons fait des 750 milliards de Next Generation EU. On observe que trois, voire quatre ans après, seuls 37 % des fonds ont été utilisés et qu’ils ont été dispersés. Où est passé l’argent? Qu’en a-t-on fait ? Rien du tout. Il est donc illusoire de vouloir renouveler une expérience ratée. A l’inverse et quoique doté de 350 milliards de dollars, soit moitié moins, l’Inflation Reduction Act du Président Biden a généré un boom sans précédent de croissance, d’emplois et d’investissements aux Etats-Unis dont une partie significative est due à des délocalisations de l’Union européenne vers les USA !
C’est le manque de priorité qui est dommageable ?
Le corpus de construction de l’Union européenne s’est totalement dilué dans une Union que l’on souhaite encore élargir, donc diluer encore plus. Il y a des volontés de souveraineté qui sont contrariées par la réalité. Prenez l’industrie de défense. Je ne suis pas un spécialiste, mais la défense européenne est quelque chose d’important. Cependant, elle est la cheminée de l’édifice européen. Vous devez d’abord construire le marché unique, puis bâtir les politiques commerciales, puis une politique étrangère, ensuite une politique de défense et au final une monnaie unique. Mais on prend les choses dans le mauvais sens.
Comment construire une politique de défense sans budget, sans mesure de la performance des armées européennes actuelles, sans vraie synergie dans les efforts d’industrialisation ? Nous allons en permanence dans la mauvaise direction. Je prends l’élargissement à l’Ukraine. J’ai le sentiment qu’il y aura dans certaines politiques une association de l’Ukraine, par exemple, à la politique agricole commune. Cela me paraît assez évident. Mais comment fait-on ? Comment partage-t-on l’argent? Cela sera très difficile. Alors envisager un élargissement d’une Union à 27 qui ne fonctionne pas et une union à 36 me paraît le summum de la déraison. Et ce qui est grave, c’est que l’on raconte des choses en permanence aux gens comme si c’était faisable.
Mais sous le parapluie de l’ensemble de cette discussion, il y a le fait que l’Europe a une monnaie unique. Il n’y aurait pas de monnaie unique, le problème serait radicalement différent. Un pays comme la France aurait dévalué plusieurs fois.
La monnaie unique a une tendance à écarteler une zone euro qui n’est pas homogène, mais n’a-t-elle pas aussi évité de graves crises financières?
Les arbres ne montent pas jusqu’au ciel. J’ai connu l’époque des dévaluations et des réévaluations qui sont présentées aujourd’hui comme des crises monstrueuses, ce qu’elles n’étaient pas. Elles étaient l’expression de la solidarité européenne. Vous aviez l’Allemagne et les Pays-Bas qui réévaluaient, et perdaient donc volontairement en compétitivité, au bénéfice de pays comme l’Italie, la France, etc. Le système se stabilisait. A l’époque, il y avait les fameux montants compensatoires monétaires, …C’était assez technique, mais cela fonctionnait. Effectivement, l’euro a eu un effet de bouclier, mais il va trouver ses limites. Une monnaie unique exige en effet une logique fédérale, un marché unique finalisé et au moins un début de citoyenneté commune. Aucun des trois critères n’est rempli. Le système est donc extrêmement instable. Nous avons échappé par miracle à une crise inflationniste forte, avec l’action de la BCE sur les taux. Mais si les taux étaient repassés au-dessus de 4 ou 5% pendant un an ou deux, c’était la fin de l’euro, parce qu’un pays comme la France n’aurait pas pu gérer le coût des intérêts sur sa dette. Nous dansons sur un volcan.
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