Etats-Unis: gare à l’accident du laboratoire économique

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Pierre-Henri Thomas
Pierre-Henri Thomas Journaliste

Sous Donald Trump et Elon Musk, les Etats-Unis sont devenus un laboratoire socio-économique, en mettant en œuvre une politique libertaire à l’intérieur, et protectionniste à l’extérieur. Les économistes s’affolent.

Si le bien-être de centaines de millions de personnes, aux Etats-Unis et ailleurs, n’était pas en jeu, on regarderait ce qui se passe du côté de l’administration Trump avec curiosité, tant les mesures prises, par leur radicalité,  font penser à une expérience socio-économique de laboratoire, mais en grandeur nature.

Ce qui se passe, tant au niveau intérieur, où Elon Musk continue le travail de sape entamé contre la structure administrative fédérale – après l’aide au développement et le système de paiement, il s’attaque désormais aux soins de santé, à la CIA, au FBI, à l’IRS (le fisc) et à l’aide aux PME– qu’extérieur – avec la valse de tarifs douaniers annoncés puis partiellement retirés- est presque sans précédent dans l’histoire économique. Les motivations de Donald Trump et Elon Musk sont paradoxales. D’un côté, au nom de la liberté, Elon Musk fait exploser l’appareil étatique. De l’autre, au nom de la primauté de l’intérêt américain, Donald Trump fait exploser la liberté de commerce entre les nations.

Facteur humain

Sur le plan du commerce international, le Mexique et le Canada, par des politiques différentes (le Mexique a courbé l’échine, le Canada a montré sa capacité de réaction et a fait appel au sentiment fraternel l’unissant à son voisin dans les heures tragiques de son histoire) ont bénéficié d’un sursis de 30 jours sur l’imposition de tarifs douaniers de 25% sur leurs produits. La Chine, en revanche, n’a rien obtenu, et dès aujourd’hui, des droits de douane de 10% supplémentaires vont s’attacher aux importations chinoises. Et l’Union européenne ne sait pas encore quel sort lui sera réservé, mais elle sera elle aussi menacée par des tarifs douaniers.  

Beaucoup aux Etats-Unis estiment que finalement, ce n’est pas mal joué, puisque Trump a réussi une fois encore, en mettant la pression, à obtenir ce qu’il voulait.  Mais que veut-il ? Un meilleur contrôle des frontières ou une amélioration de la balance commerciale américaine ? Et comme souvent en économie, on oublie le facteur humain. Un retour à la «normale », c’est-à-dire à une fluidité des échanges internationaux, est devenu impossible. Au Canada,  certains magasins ont commencé à bannir les produits alimentaires américains et prônent le « buy canadian ». Une frange des consommateurs canadiens, irrités par le discours trumpiste qui définit leur pays comme un 51ème Etat américain, ne devrait pas revenir de sitôt vers les produits  américains, même si la Maison Blanche devait lever définitivement sa menace sur les tarifs douaniers. Et de toute façon, on sait qu’avec Donald Trump, rien n’est définitif.

Accident de laboratoire

Cette expérience de laboratoire risque donc l’accident et cela inquiète fortement les économistes américains, qui ont publié une lettre ouverte dans le Wall Street Journal. A leur tête, Larry Summers, l’ancien secrétaire d’Etat au Trésor sous Obama, mais aussi l’ancien sénateur républicain Phil Gramm.

« Bien que les économistes professionnels ayant signé cette lettre diffèrent sur de nombreux sujets, nous sommes unis dans notre opposition aux tarifs en tant qu’outil général de politique économique », disent-ils. Ils rappellent d’abord qu’une telle politique tarifaire a déjà été mise en œuvre, en 1930, lors de la crise financière et qu’elle « a contribué à transformer un krach boursier et une crise financière naissante en une dépression mondiale et a déclenché une guerre commerciale globale qui a réduit de moitié les exportations et importations américaines ».

Aujourd’hui, les mêmes causes créeront les mêmes effets, craignent ces économistes qui expliquent pourquoi les tarifs sont néfastes pour l’économie. « Les tarifs protecteurs déforment la production intérieure en incitant les producteurs nationaux à allouer du travail et du capital pour produire des biens et services qui pourraient être acquis plus économiquement sur le marché international. Ce travail et ce capital sont ensuite détournés de la production de biens et services qui ne pourraient pas être acquis plus économiquement à l’international. Dans ce processus, la productivité, les salaires et la croissance économique diminuent tandis que les prix augmentent. Les tarifs et les représailles qu’ils suscitent empoisonnent également nos alliances économiques et de sécurité ». Bref, les droits de douane sont finalement payés par les consommateurs américains, réduisent l’efficacité de l’économie américaine, tout en abaissant les échanges internationaux et l’activité mondiale.

Production record

Larry Summers et Phil Gramm mettent en pièces l’argument de la Maison Blanche selon lequel l’implémentation de tarifs douaniers inverserait l’érosion de la production américaine et réduiraient le déficit commercial, qui, pour reprendre l’image de Donald Trump,  vide l’Amérique de son sang. « Contrairement à cette affirmation répétée, il n’y a pas eu d’érosion de l’activité américaine. La production industrielle aux États-Unis est à un niveau record. Les États-Unis produisent 2,5 fois plus de production industrielle réelle qu’en 1975, la dernière année où nous avons eu un surplus commercial. Nous réalisons cette production record avec la plus petite proportion de la main-d’œuvre impliquée dans la fabrication depuis que l’Amérique est industrialisée ».

Ils rappellent d’ailleurs que déjà en 2018 Donald Trump avait mis en place une politique tarifaire censée sauver l’emploi industriel, mais sans succès. Ces mesures, qui avaient d’ailleurs été poursuivies par Joe Biden, « n’ont pas stoppé le déclin structurel de l’emploi manufacturier. Ce déclin est dû aux mêmes forces structurelles qui ont fait chuter l’emploi agricole au cours du 20e siècle de 40 % à 2 % de la main-d’œuvre : une augmentation massive de la productivité du travail et une diminution de la demande pour des produits manufacturés par rapport aux services. C’est un phénomène mondial qui se produit dans les pays développés comme en développement ».

Interrogé par CNN, Larry Summers assène qu’il « est assez rare de formuler une politique qui soit perdante pour les consommateurs américains, perdante pour les producteurs américains, perdante pour l’influence américaine dans le monde et qui ne profite qu’à nos adversaires qui tirent une grande satisfaction de voir le spectacle d’alliances traditionnelles déchirées par ces menaces ». Mais on doute que la Maison Blanche regarde CNN.

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